Sa figure raide me fixait de ses yeux morts. Ses cheveux de paille, son chapeau en feutre usé noir, la fausse pipe qui dépassait de l’édredon de sa figure, il était comme moi, figé dans le temps, faussement imperméable aux accalmies. Le ciel était une tornade de gris aux tons différents ; il était chargé d’eau, cuvette d’eau propre s’apprêtant à nettoyer le ramassis de merde qui restait au-dessous, dans les égouts. Je continuais à le regarder, cet épouvantail, cet ami de fin du monde. Autour de nous, des champs à perte de vue ; seuls quelques arbres et maisonnées venaient briser la monotonie du paysage. Un léger sillon, presqu’invisible à l’œil nu mais facilement reconnaissable au touché, faisait office de route. Moi, j’étais assis contre le seul conifère aux alentours, vieille citadelle de bois et de feuille. Ce pays était fait de de solitaires, et nous nous retrouvions ensemble, pour une discussion silencieuse, perdus dans la contemplation du monde.
Je revenais d’un long voyage ; j’avais les os glacés, la peau tannée, la plante des pieds toute sanguinolente. Je n’avais pas eu l’occasion de me raser ces dernières semaines ; une toison drue et virile venait assombrir le bas de mon visage élégant. La tignasse avait poussé, elle tombait bas sur ma nuque. Mes yeux étaient enfoncés dans leurs orbites ; bien sanguins mes joyaux, comme s’ils tentaient de se cacher, de ne pas voir ce qui se tramait autour, s’enfoncer dans les plis de chair et d’os et refuser le monde et la vie. Dans mes vêtements sombres, je ressemblai à un brigand religieux, un maraud pas très marrant, un moine-pilleur. Joli concept. La fatigue m’avait rincé, je somnolais sous mon arbre lorsqu’une voix troubla la mélodie du vent.
« Qu’est-ce que tu fais là, Jean-foutre ? »
J’ouvris les yeux, déchiffrant les formes et les couleurs. J’étais devenu analyste, peintre, je tentai d’identifier les nuances. Son visage gras et laid m’apparut d’un coup comme un obus, s’arrêtant cependant à une distance de sécurité. Des chicots, la sclère rougie de sang, il puait la vinasse et la boue. Je n’arrivai même pas à savoir si c’était un mâle ou une femelle.
« J’te parle ! » me gueula-t-il, ce demeuré, ce fou, cet écorché du ciboulot. Il me rudoya un peu, secouant ma carcasse fragilisée par le voyage. Un grognement de ma part servit d’avertissement, mais il ne le prit pas en compte, il continua à me bousculer.
« Que veux-tu ? » lui ai-je demandé, la voix douce, fatigué déjà par la violence qui se réveillait peu à peu, et qui allait tout dévorer sur son passage. L’autre écarquilla les yeux, comme s’il ne s’attendait pas à la question, comme si quelque part celle-ci était hors de propos, comme si le simple fait de la poser était un blasphème, une crétinerie sans nom. Je me mis rapidement à inspecter son accoutrement, fait de jaune, de rouge et d’argent. L’insigne de la triforce brillait sur son épaule : ce gars-là avait l’air de faire partie de la maréchaussée.
« Les vagabonds, c’est soit des déserteurs, soit des crevures à la botte de Ganon ! T’es de quel bord ? ». Il était goguenard, ce blaireau aviné. Je mis mes mains en avant pour lui signifier que je n’avais aucune intention belliqueuse. Il se redressa du coup, me laissant me lever. C’est qu’il avait des manières, ce rustre-là ! J’en aurais pleuré ! J’époussetai mes habits, attaqués par une poussière champêtre faite de boue séchée, de feuilles et d’autres joyeusetés bringuebalées sur des centaines de lieues par le vent sacripant.
« Alors, j’ai pas toute la -- »
Dans un éclair foudroyant, mon coude vint percuter son nez ; il s’effondra instantanément. Mes traits marqués au fer rouge semblaient fondre d’une haine antédiluvienne.
« Saleté de parasite, adjudant de mes couilles ! Tu n’es qu’une limace éthylique, toute enflée de gras ! rien dans le coquillard ! un vrai connard ! ». Ma verve, sur la route, avait ramassé au gré des rencontres la grossièreté inhérente du peuple. « Maudit cul-terreux… ». Je m’excitai sur son corps inerte, à lui balancer des coups de botte dans les côtes. Des bruits d’os qui se tassent, qui se brisent, s’écrabouillent, m’emplirent les oreilles du seul rythme minimalisto-barbare que j’appréciai. J’arrêtai ce déversement de colère inutile, le souffle saccadé par la succession rapide de coups portés. Je pris ensuite le parti de traîner le corps et de l’adosser au même arbre, seulement de l’autre côté, de telle façon à ce que les éventuels voyageurs ne puissent apercevoir qu’un dormeur et non le tas de chair disloqué qu’il était devenu. Qu’allais-je pouvoir faire ? Je restai debout, auprès de mon arbre, seul élément réel, mon protecteur païen, loin de la cité, loin de la vie. Mes yeux charriaient les vagues agitées de la haine et la tristesse.