Posté le 18/09/2012 16:57
Ils se contemplaient, tels deux chiens de faïence, guettant les incertitudes, les faux semblants, les mensonges. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, et bientôt il ne resta de l’un et de l’autre que deux êtres mélangés. Ni tout à fait Astre, ni tout à fait Arkhams. Le décor se fragmenta lui aussi, pour refléter les deux visages impersonnels et fusionnés des deux hommes. Deux faces sombres, terrifiantes, qui de leurs yeux rouille fustigeaient les versions nature, dardant sur eux un regard accusateur. Qui êtes-vous, Hyliens, pour vous mesurer de telle sorte à ce qui vous dépasse ?
Et tout partit en fumée ; des fusées de gaz colorés dilapidaient leurs pigments sur la surface informe, sur le miroir agrandissant. Attaques aériennes menées à l’imperfection. Les deux êtres plièrent sous cette tempête déchainée de roses criards, de noirs fatigués, de blancs douteux, de rouges carmin ; ils furent cloués au sol par la violence de «l’air » et ne purent que subir l’assaut de couleurs. Entre temps, ils s’étaient fondus l’un à l’autre, et il en résultait un bloc couleur chair, hideux, flasque, muni de deux paires d’yeux, d’une bouche trop large en travers de rien du tout. Mais à nouveau les Déesses secouèrent la nappe et en bousculèrent les miettes, et ils reprirent forme humaine, l’un Astre et l’autre Arkhams, à moins que ce ne soit l’inverse. A moins encore que le vice ne poussa la Trinité à mettre Astre dans Arkhams et Arkhams dans Astre. Quoiqu’il en soit, ils étaient regardables, si témoin il y avait. Celui qui présentait les traits du Chevalier Noir voulut parler, mais seul un hoquet grotesque parvint à s’extirper de ses lèvres cousues, bientôt repris par les murs, que dis-je, les infinités de cet espace, et l’on sentait dans cette amplification agressive une moquerie sentencieuse, un dégoût profond envers les deux mortels. Le Vieux Kokiri voulut défendre son ami, car il avait bien compris qu’on se riait d’eux. Mais lorsqu’il essaya de hurler sa fureur, ses yeux s’exorbitèrent et il se rendit compte que le seul cri qu’il parvenait à lancer était muet. Ses traits se convulsèrent, et le masque de haine qui tomba sur sa figure fut jumeau du visage d’Astre.
Un courant d’air aux senteurs agréables, cerise griotte et pluie d’été, balaya gentiment la scène, et pendant un temps incertain les deux victimes de cette farce furent entraînées dans un tourbillon de mélasse, gluant et collant, dont ils n’arrivaient, en secouant leurs bras énergiquement, qu’à s’y empêtrer davantage. Dans le même temps ils semblaient tomber, tomber toujours plus bas, jusque dans les affres d’un passé lointain. Oui, bizarrement, Astre et Arkhams savaient vers quoi ils se dirigeaient. Pourtant ils ne pouvaient rien y faire, et surtout il leur était interdit de se sentir en sécurité. C’est ainsi que, malgré eux, ils prenaient peur pour leur vie futile et sans intérêt.
L’odeur s’était aigrie, ça sentait toujours la cerise oui ! mais la cerise pourrie, qui se nécrose et se vinifie en accéléré, et bientôt le parfum fut insoutenable. La paire d’andouilles avait le cœur au bord des lèvres, l’estomac recroquevillé. Clang. Cling. Clang. Le mécanisme de machines monstrueuses s’enclencha ; le tic-tac assourdissant d’une horloge géante résonna comme pour souligner l’absurdité de la vie, des secondes qui passent et des minutes, des heures, des journées, des mois, des années, avec le même Tong !, inlassable jugement : il vous reste tant à vivre. Ils furent emportés dans le courant du temps, aspirés vers le haut par une force titanesque.
Leurs pieds heurtèrent le sol avec fracas -et non le plafond, eux qui s'étaient sentis pompés par l'En Haut-, et leurs yeux aveuglés mirent du temps à reprendre du service. Ils attendirent patiemment, prêts à repartir pour une nouvelle flopée d’absurdités, mais rien ne vint. Ils auraient pu attendre toute leur vie.
Ils se trouvaient dans une petite pièce sombre, au mobilier sobre –deux étagères et une table en bois brun-, avec pour seule source de lumière une petite chandelle qui luttait courageusement contre les ténèbres. La flamme vacillait, mais fougueuse qu’elle était, tenait bon. Rien que pour eux. Un sentiment de déjà-vu habitait Arkhams, qui se mit à parcourir le bureau de long en large. Les murs étaient faits de pains de pierre lourds, imposants, les trous comblés par du torchis. « Je connais cet endroit », souffla-t-il. Et il fut surpris d’entendre le son de sa voix, sans artifice aucun. Astre ne pipait mot, les yeux suspicieux, tandis que l’Illusion Dépravée –qui ne semblait pas être une illusion, mais après tout, n’est-ce pas là le rôle même d’une illusion, de ne pas en paraître une ?!- palpait la roche, l’air concentré. « Nous sommes dans la citadelle de notre maître. Mais un détail parasite, si insignifiant que je n’en décèle pas la nature, perturbe l’atmosphère. » L’ex-Sénéchal lâcha d’une voix gutturale : « Il y a dans l’air une odeur de poussière. » Et à peine eut-il prononcé ces mots qu’Arkhams sentit peser dans ses poumons la crasse de plusieurs années.
A cette pensée, le cerveau du Caporal s’éveilla. « J’ai compris. Ce fut long à venir, mais je sais maintenant. Ce qui me chiffonnait tout à l’heure… Voilà plus d'un an que cette pièce a été entièrement retapissée, réaménagée, de manière à loger les nouveaux venus. Or… nous la découvrons intacte. » Il se mit à fouiller dans les étagères, à prendre un livre pour le reposer, à lire quelques inscriptions, feuilletant sans ménagement les ouvrages jaunis.
Il se rendit brusquement compte de l’impavidité solennelle de son ancien coéquipier, alerté par le silence pesant et le cœur qui s’arrête momentanément. Il fit volte-face, et sur le visage d’Astre il y lut la peur. « Nos ombres ne nous appartiennent pas… » murmurait-il, le ton tressautant, les pores luisants et les globes oculaires gonflés. Arkhams baissa les yeux, recula un peu pour déchiffrer son double noir. Cette forme ne lui appartenait pas. Elle semblait pourtant trop familière pour n’être que vomi d’encre. Il jeta un coup d’œil à celle d’Astre. Cette coupe recourbée, taillée de près, ces vêtements amples et serrés à la taille, cette taille justement fine et féminine, et ces deux bras supplémentaires qui n'étaient pas siens, reptiliens … « Je comprends… ». Il se concentra à nouveau sur son ombre. Si c’était Withered qu’il avait devinée dans l’ombre d’Astre, alors la sienne devait être… Tsubaki !
Les quatre cavaliers de l’Apocalypse étaient réunis, mais dans quel but, puisqu’ils n’existaient plus ? Puisque le quatuor, qui avait pour un temps merveilleux puni les attitudes bourgeoisement boursouflées des Hyliens, avait disparu, rayé de la carte par une plume énervée. Puisque l’honneur des Quatre avait été enterré, chacun à sa manière, dans une tombe profonde et oubliée. Pourquoi le songe les rassemblait-il pour une ultime rencontre, alors que cette équipe autrefois soudée et farouchement opposée à ses ennemis s’était effondrée pour moult raisons, et n’avait su se rétablir par la suite parce que justement l’honneur s’était évaporé dans l’ailleurs, gravé pour toujours dans une époque antérieure… souvenir indélébile de leur Gloire passée ?
Arkhams barra la route à ses pensées, d’un geste violent du bras. « Il suffit… ». Il dodelina de la tête, geste pourtant propre à son comparse Astre – mais… en parlant du loup, où était-il passé ?
« Tu es tout seul Arkhams. Tu es tout seul depuis le début de cette aventure. » Cette voix trottait dans sa tête, comme une vilaine blague. « Que me racontes-tu là, crétine ?! Il y avait quelqu’un avec moi, il y avait Astre ! ». Il y eut un silence de plusieurs secondes, les plus longues qu’Arkhams ait jamais dû subir. « Astre ? Mais… tu l’as perdu depuis bien longtemps. Que viendrait-il faire ici, à traîner à tes côtés ? ». L’ex-chambellan insuffla un air qui ne voulait pas venir. Il s’égosilla vainement à recharger ses organes respiratoires d’un peu de vitalité, mais n’y parvint pas. « A qui essayes-tu de faire croire que tout va bien ? A qui essayes-tu de faire croire que tu mérites ton rang ? ». Et l’écho susurra « tu ne le mérites pas… tu ne le mérites pas… tu ne le mérites pas… tu ne le mérites pas… TU NE LE MÉRITES PAS ! »
Arkhams tomba à genoux, les mains sur les oreilles, les yeux fermés de force et les traits crispés. « Arrêtez… » n’arrêtait-il pas d’implorer.
Pouf. Pouf. Il se risqua à relever les paupières, les yeux humides. Le blanc avait repris ses droits, mais un peu de noir délimitait le terrain, et partait faire le contour des murs et du sol. Assis sur une chaise aux contours également dessinés, Astre le contemplait, imperturbable. « Où étais-tu passé ? » demanda-t-il, une lueur coléreuse dans le regard. Arkhams ne croyait pas ce qu’il voyait. Il se releva en appuyant son poing sur le sol, épousseta dignement les frusques dont il était revêtu, les yeux inclinés vers ce qu’il faisait. Où étais-TU passé ? aurait-il voulu hurler… Il tremblait encore du cauchemar qu’il avait fait dans ce rêve, mise en abîme terrible qu’il n’aurait voulu revivre pour rien au monde. « Je... » Il ne put terminer sa phrase, sa conscience passée à tabac.