Posté le 11/01/2013 04:16
A mesure qu'il entrait dans la brume, Llanistar sentit la présence d'Orpheos s'éloigner de lui, et une autre approcher par devant. Le cheval qu'il montait disparu progressivement mais il put se rétablir aisément sur ses deux jambes, tandis que son grand père venait à sa rencontre, une fois de plus. Toujours aussi ressemblant qu'un reflet, le même regard, la même faiblesse, charriée par le même sang. Etait il seulement possible qu'Astegal eut été le véritable fils de Veren ? Llanistar ne s'était jamais sentit proche de son père, par le caractère comme par le corps, et voilà qu'il se retrouvait face à son jumeau, qui le précédait tout de même d'un demi siècle. Ce dernier lui sourit, un air amusé mais aussi satisfait sur le visage. Il parla le premier, son descendant muet pour l'instant.
"C'est cette nuit là que ta vie a basculé. Depuis ton entrée à la cour du Kairn puis surtout ta sortie de l'école militaire, tu avais conscience d'avancer sur un fil tendu au dessus d'un abysse. Ton amour pour ta soeur n'était pas un crime à tes yeux mais tu savais pertinemment qu'il serait vu ainsi par le monde des hommes. Et puis...Tu avais tué ton frère et ton père. Dés lors, la peur ne t'avait jamais vraiment quitté." Il leva le bras et fit un mouvement étrange de la main. La fontaine à la flamme réapparu. Et là où le feu semblait auparavant lutter pour survivre, il avait gagné en taille et en force. Veren reprit. "Jusque là, tes craintes étaient infondées. Llanistar van Rusadir, qui allait éclipser par ses succès le nom de ses ancêtres et gagner sa place dans l'histoire ! Tu as oublié à quel monstre tu avais prêté serment. Cette nuit là, le destin te l'a rappelé. Et ta longue errance dans le désert a écarté tes doutes : Jehovaren te haïssait et te craignait. Il ne voyait ta gloire que comme un danger pour sa vie et son pouvoir. Il n'a jamais su voir la loyauté. Toujours, le Kairn n'a vu que complots et sournoiserie. Chez toi comme chez moi.
Veren s'approcha de la fontaine, tournant le dos à son petit fils, et tendit une main au dessus du feu et de l'eau. Les flammes léchèrent sa main sans le blesser, mais Llanistar n'eut pas envie de l'imiter. Ce qui ne blessait pas un esprit pouvait s'en prendre à une âme encore en vie. Il songeait à ce que venait de lui dire son aïeul. Veren avait raison sur toute la ligne. Dés la bataille des gorges, où on l'avait privé de la majorité de son armée, il avait suspecté que quelqu'un voulait sa mort ; un haut conseiller, un noble important...Mais jamais le nom de Jehovaren ne s'était imposé à lui, trop obsédé qu'il restait par son serment passé et sa foi envers celui qui l'avait accueillit lorsque lui et Valenrya n'avaient plus rien. Cette lettre brisa quelque chose en lui. L'enfant qu'il avait été disparu, avalé par le désert brûlant. Néanmoins...
"Néanmoins tu n'étais pas brisé, toi, Llanistar van Rusadir, l'homme." Poursuivit Veren, sachant visiblement pertinemment ce à quoi pensait son petit fils. Il le fixait, l'air grave. "Jehovaren voulait te briser, comme il m'avait brisé en mon temps. Et ce fut Saïon qui lui en fournit le moyen. Quelle folie tu commis en lui laissant la vie, mon fils. Saïon était un chacal, sans honneur ni moralité. Tu aurais dû deviner qu'il saurait pour toi et Valenrya. Deviner qu'il prendrait un jour sa revanche sur toi, et donc sur elle..."
Llanistar eut envie de répondre mais il ne put pas. Il n'avait rien à répondre à cela. Tout ce que disait Veren sentait l'odeur désagréable de la vérité. Mais il pouvait clairement expliquer la raison de sa clémence envers son frère. Etait-ce son expression de peur minable ? La manière qu'il avait eu de se blottir dans un coin de la pièce, tandis que leur frère aîné mourrait par le poison ? Ses supplications répétées, d'une voix faible et pitoyable ? Surement rien de tout cela. Au fond de lui, le général s'avoua qu'il ne l'avait épargné que par fierté mal placée, refusant d'abattre un adversaire qui n'osait pas l'affronter. Jusqu'au bout Alfar s'était dressé contre lui et Llanistar l'avait tué sans remords. Mais il n'avait pu se résoudre à prendre une vie aussi misérable que celle de Saïon...Sans imaginer le mal qu'il en découlerait.
"Mais comment aurais tu pu deviner ? Comment un jeune homme amoureux aurait il pu imaginer pareille tragédie ?...Ce fut le prix à payer. Et il fut infiniment trop lourd pour toi. Il en aurait été de même pour n'importe quel homme sur cette terre... »
Le brouillard se jeta alors sur eux. Veren disparu en un instant et Llanistar fut happé à sa suite. Cette fois, le décor n’apparut pas aussi rapidement que la première fois. Le nordique ne voyait pas à plus de trois pieds devant lui et commençait à trouver cette attente inconfortable...malsaine même. Il lui semblait qu'une force étrangère interférait à son rêve, qu'elle envahissait ses souvenirs ! Mais aussitôt qu'il eut cette pensée, le brouillard recula. Cela aurait sûrement dû le calmer mais il n'en fut que plus inquiété. Et comme le souvenir ne se construisait pas encore, il se mit à marcher, au hasard mais toujours dans la même direction. Puis, il courut, de plus en plus vite jusqu'au moment où il eut l'impression de sentir le vent sur sa peau. Alors, Llanistar sut que le souvenir venait. Et lorsque, bien avant le décor, les sons lui parvinrent, il sut où il se trouvait.
« Repoussez les ! Vers le pont ! »
Le général venait de crier des mots qui lui avait appartenu, plusieurs années auparavant. Et à mesure qu'il se rappelait, le décor vint. La bataille du pont d'Alven, à l'est d'Artensir. Une victoire décisive qu'il avait remporté contre la horde de Ulric, le barbare des steppes. Depuis des mois, l'empire subissait les assauts de ce roi en haillons, son armée nomade pillant, ravageant avec tant de férocité qu'on avait fini par l'appeler « Fléau ». Et puis, il avait osé franchir les frontières d'Artensir, et menacer l'Est du Royaume. Jehovaren ne l'avait pas toléré. Le Kairn avait envoyé plus de la moitié de l'armée impériale, avec à sa tête le général le plus renommé : Llanistar.
Soudain, une épée apparu dans la main du nordique, la sienne. Sans plus pouvoir se contrôler, il bloqua un coup invisible, ouvrit une gorge encore immatérielle, enchaîna sur une aisselle masquée à sa vue. Déjà, Llanistar n'était plus vraiment le rêveur. Il était à mi chemin entre le rêve et le souvenir. Et à mesure qu'il avançait, comme gravissant une colline, le champ de bataille lui apparu. La victoire était alors proche. Après avoir opposé à Ulric la discipline impériale d'une formation en étoile pour briser sa charge de cavalerie, il avait opéré un contournement du le flan ennemi par ses troupes tirailleurs et avait enfoncé les lignes ennemis profondément. A présent, la horde tentait un repli au delà du fleuve, par le pont d'Alven...Se condamnant du même coup.
Il leva le bras haut pour que les sapeurs puisse le voir de leur position. Patiemment, Llanistar attendit que l'ennemi fut largement engagé au dessus des eaux. Les barbares fuyaient aussi vite qu'ils pouvaient, dans un désordre suffisant pour qu'aucun officier ne puisse questionner la solidité du pont. Ce fut leur erreur. Quand prés de la moitié des envahisseurs fut dans le piège, il abaissa vivement le bras. Les sapeurs enflammèrent les poutres qui soutenaient la galerie creusée en dessous du fleuve, sous le pont. Ses fondations cédant brutalement, l'édifice ne tint pas et céda, en cent points différents, entraînant tout ceux qui l'empruntaient dans les eaux en crue du fleuve. L'armée impériale se jeta sur les survivants de son côté des flots, tandis qu'Ulric observait depuis la rive orientale ses rêves de gloire mourir brusquement.
Llanistar fut alors acclamé par l'armée, considéré comme le grand vainqueur du fléau et un héros, alors qu'il avait l'impression d'avoir fait une balade de santé. La Horde des steppes avait terrorisé les campagnes des provinces extérieures parce qu'elle n'avait rencontré aucune résistance. Mais cette bataille n'avait fait qu'illustrer leurs lacunes dans les arts de la guerre. Arts que l'empire maîtrisait à merveille. Conscient toutefois que sa victoire était méritée et éreinté par plusieurs semaines de préparatifs ainsi que par l'ardeur des combats, Llanistar se retira sous sa tente. Comme d'ordinaire, il avait combattu au premier rang, au cœur du chaos, luttant coude à coude avec la fine fleur de l'armée. Il était l'unique général d'Artensir à opérer ainsi, avec son ami Cerwyn, et ne comprenait pas que ce fut aussi rare. Les hommes se battaient mieux pour un général qui partageait leurs peines, les ennemis prenaient peur à voir leur ennemi face à eux, prêt à les découper.
Ce n'est qu'alors que Llanistar remarqua Orpheos à ses côtés. Tout ce temps, il l'avait perdu de vue et de pensée. Comme si le souvenir s'emparait de lui, que le vrai Llanistar peinait à s'imposer à l'ancien. Versant du vin Artensis dans deux coupes, il en donna une à son amant et leva la sienne.
« A ma victoire. Ah... » soupira t'il. « Sais tu ce qu'est de remporter une victoire Orpheos ? Une vraie victoire, où l'ennemi ne peut que s'incliner et d'où on ressort grandi ? Moi je sais ce que ça fait...Et il n'y a rien de meilleur au monde...Pas même une nuit avec un demi-dieu comme toi. Il s'approcha du chancelier, la fatigue et l'alcool lui ôtant toute gène. « On se sent fort...Et même au delà : immortel ! Comme si le monde t'appartenait, d'un coup ! On a envie de profiter de chaque instant, de s'enivrer et surtout... » Il se pressa contre son amant, son bas ventre déjà enflammé. « Surtout, on veut baiser. Se sentir vivant, parce qu'on a réussit à le rester. Ressentir notre vie pleinement, dans notre âme et notre corps... Et rendre à la nature ce qu'elle n'a pas réussit à nous prendre. »
Il allait passer aux choses sérieuses quand il entendit son nom depuis l'extérieur de la tente. Profondément agacé, Llanistar indiqua à l'intrus qu'il pouvait entrer. Sa surprise fut immense lorsqu'il vit trois hommes visiblement de l'inquisition le rejoindre, suivit par ses plus fidèles lieutenants. Rasés comme leur ordre l'imposait et vêtu de robes blanches de prêtres, les trois religieux affichaient des visage de fer, bloqués dans une expression froide et hautaine. Intrigué et irrité par la surprise de leur arrivée, le général ne put se contenir.
« Et bien, mes frères, c'est à quel sujet ? D'ordinaire, un message me prévient de votre arrivée, il ne me semble pas en avoir reçu. » Déclara t'il, d'une voix dans laquelle perçait le reproche. Mais le plus important des trois inquisiteurs se contenta de s'avancer, de sortir un parchemin et après l'avoir déroulé, de lire d'une voix glaciale, qui gela le cœur de Llanistar.
« Lord Llanistar van Rusadir, duc de Waundel, pair du Royaume, second général de l'armée impériale, premier général de l'armée de l'est, je suis ici pour vous signifier votre arrestation par décret impérial. Le Kairn Jehovaren a été convaincu d'accusations de haute trahison, parricide, fratricide et inceste, portées contre vous. Il a exigé votre mise aux arrêts immédiate et votre retour à la cité impériale de Rheinnor pour répondre de ces accusations et vous mettre à la disposition de sa justice. Je vous prierais de nous suivre sans... »
L'inquisiteur ne put jamais finir sa lecture. La dague de Thrain l'avait percé au cou, en direction du cœur, tandis que deux autres officiers assassinaient pareillement ses deux sbires. En un instant, les trois prêtres gisaient, morts, sur le sol. Llanistar, lui, était presque tombé à la renverse, sous le choc. Depuis des années, il craignait ce jour. Depuis des mois, il sentait la haine du Kairn à son égard grandir...Mais jamais il n'avait vraiment imaginé que Jehovaren agirait ainsi, alors que le nordique venait de sauver un quart de son royaume du chaos. Il dut s'asseoir pour ne pas tomber à la renverse. Puis soudain, la réalité le frappa, comme un poing dans la figure : si il avait été arrêté, Valenrya l'était sûrement aussi! Thrain posa alors une main sur son épaule et lui demanda.
« Que faisons nous, général ? »
La question méritait d'être posée. Si ses hommes venait de le sauver, Llanistar était à présent dans le camp des rebelles à l'empire, qu'il le veuille ou non. Si il le voulait, il pouvait profiter de cette bataille, de la fidélité de ses troupes, de la gratitude de l'Est et de l'allégeance du Nord à son profit. Il pouvait...Détrôner l'empereur. Défaire le Kairn, monter sur le trône, accomplir ce que même Veren van Rusadir n'avait su faire...Mais pas tant que Valenrya serait en danger. D'abord, il devait aller la sauver, quoique cela puisse lui coûter ! Considérant Orpheos, toujours silencieux, puis ses hommes : Thrain, Aran, Feltir et Damos, il finit par se lever et ordonner.
« Nous partons pour Rheinnor ! Seuls. »
Ses rêves de gloire attendraient. Le Brouillard revint.