J’avais pris par l’épaule mon jeune disciple et nous avions marché dans ce cimetière sinistre. Le petit avait raison. Il faisait bien triste dans ce dortoir mortuaire. La vieille, les mains jointes et les yeux fermés, marmonnait quelque incantation mémorielle à l’attention d’un ancêtre qui avait rejoint l’autre rive. Franc et moi avions à peine emprunté l’une des nombreuses allées qui constituaient le cimetière que soudain, je sentis peser sur moi un regard. Je me retournai et mes yeux rencontrèrent ceux de l’aïeule. Ils étaient vides, bleu-clair : ses cavités n’accueillaient plus qu’un monde éteint. Pourtant, j’eus la sensation d’une énergie qui aurait transpercé mon poitrail pour l’envelopper d’une étrange tiédeur. Je sus à l’instant qu’il me fallait lever les yeux vers les cieux. Au-dessus de moi, les étoiles s’éteignirent une à une : les dieux me clignaient une dernière fois de l’œil, et le ciel crépitait d’or. C’était si beau que mon âme fondit, et roulèrent sur mes joues insalubres quelques perles opalines. Le noir complet imposa son empire. Tout ne fut plus qu’épais silence et aveuglement. Nos sens étaient obstrués par la magie des dieux.
Puis, une lueur vint déchirer une partie du voile noir : elle paraissait si loin, cette étincelle de vie. A des lieues et des lieues. C’était un minuscule point lumineux qui clignotait, qui m’appelait. Franc et moi, réduits au simple état d’âme, nous dirigeâmes en énergies mobiles vers la source de nos envies. Nous avancions très vite, nous pouvions le percevoir, mais pas le ressentir, car le vide continuait à nous entourer et à étouffer nos enveloppes charnelles. Bientôt, la fissure se précisa, et nous pûmes contempler comme une énorme porte dorée, étincelante. Une ouverture, un portail pour un nouvel ailleurs. Ce monument laissait filtrer le roulement d’un tambour, qui devenait de plus en plus bruyant. Nos sens étaient libérés. Je me tournai vers Franc et reconnus son visage. Je crus y voir de la frayeur. Nous avions récupéré nos corps, mais quelque chose était différent. Ils avaient gagné en pureté. Je ne sais pas si c’était physique, mental, mais je percevais le changement : nous étions les mêmes sans l’être vraiment. Je lui pris la main et nous nous engouffrâmes dans ce trou doré. Pas de pesanteur, nous flottions. Les dieux nous bringuebalaient où bon ils l’entendaient. L’air martial du tambour nous accompagnait. Le tempo s’accéléra. Je savais que nous n’étions plus très loin.
Le noir revint si brutalement que j’en eus le souffle coupé. Comme si, dans tout ce périple onirico-divin, j’étais encore vivant, j’étais encore Astre. A nouveau la lumière, mais cette fois, ce n’était pas des abstractions de lumières, c’était le concret, c’était l’opulence. J’avais découvert l’abondance, l’El Dorado des morts. Il y avait une énorme table, longue de plusieurs milliers de lieues. Elle était peut-être même infinie. Dessus, des victuailles à en perdre la raison : ragoûts, gigots, sangliers, pichets de vins, rouges, rosés, blancs, des mousses aux parfums les plus divers et variés, des plats jamais vus à Hyrule, des céréales étranges qui semblaient cuites à l’eau et frites ensuite. Mes yeux ne savaient plus où se poser. C’était le plus grand banquet jamais vu. Le service était magnifique : couverts en argent et en or, sertis de pierres précieuses ; des assiettes de la plus belle porcelaine ; des verres en cristal, soufflés et agrémentés de poussière d’or. J’étais abasourdi. Plus encore que toute cette opulence matérielle, il y avait ce sentiment d’harmonie, d’accomplissement ultime et éternel, la fin que tous recherchent. C’était beau et magique. A table, les morts mangeaient et discutaient : des rires fusaient de chaque partie de la table. Il y avait des orchestres aussi, je ne pouvais pas tout embrasser, un véritable monde grouillait ici et c’était ce qui se rapprochait le plus du paradis : les Champs Elysées des méritants.
C’était la foire aux morts, la danse guillerette d’outre-tombe. Et là-haut, qui nous morfondions sur leur sort. Eux ne se souciaient plus de nous, ils avaient enfin droit au repos du guerrier. Nous qui nous attendions à un festival d’os et de chair putride, où les vers se tortillent sur le son des os secs qui se cassent, en un ballet funèbre et morbide… nous étions loin du compte. Ici, comme je l’avais prédit, il n’y avait que la vie.
Un visage. Beau. Ephébique. Tendre et pur. Une peau rose et dorée. Des cheveux bruns, mi-longs, noisettes en fils soyeux. C’était Arkhams : deux jolies nymphes pendaient à son cou et lui baisaient les joues avec une ferveur non feinte, tandis qu’il riait joyeusement. Il était des leurs.
Quelque chose se brisa en moi : il avait atteint le bonheur, il était au Valhalla, celui-là même que les dieux m’avaient refusé. Par deux fois. Je me détournai de cette vision : à quel monde appartenais-je ?
« ASTRE ! TOI ICI ! ». Sa voix avait traversé le brouhaha général : en fait, c’était le seul son que j’avais entendu pendant un court instant, parce qu’il m’était destiné. Je rebroussai chemin et l’observai. Les filles avaient arrêté leur manège, elles me regardaient avec un mélange de dégoût et de compassion. Je n’étais qu’un mortel. Sans que je ne comprisse quel sort de confusion m’avait été jeté, je le vis devant moi, sans l’avoir vu bouger de son tabouret. Les gueuses n’avaient pas eu le temps de s’ennuyer : elles embrassaient déjà goulûment un nouveau prétendant.
Il était vêtu comme un prince : une robe bleue-nuit, parsemée de swastikas vertes qui formaient un labyrinthe de soleils. Des sabots taillés dans de l’ébène et doublés de laine teinte couvraient ses pieds. Au-delà de tous ces atours qui lui conféraient des airs de souverain oriental, c’était son sourire qui était le plus éblouissant. Il n’y avait pas une trace de vice en lui : le bonheur et la joie n’avaient pas de place pour des sentiments impurs. Son sourire était un soleil. Je n’arrivais pas à la reconnaître. Il continuait à me regarder, sans rien dire, souriant.
Le tic-tac d’une horloge, une sensation d’attente, et la vision s’inversa. Je sentis le monde s’inverser et le jour fit place à la nuit. La même table, des feux de camps, des hurlements, des rires gras et des sourires goguenards. La douleur et l'horreur pour seules compagnes. Autour de nous, une forêt de pendus. Arkhams était devant moi : cette fois, sa robe était miteuse, noire et fissurée de partout : des svastikas rouges semblaient brûler comme d’affreuses pièces de métal sur son vêtement. Son visage était celui d’un vieillard rongé par mille maladies vénériennes : il avait des chicots, des cicatrices partout. Des bubons lui parcouraient l’épiderme comme d’affreux vers solitaires. Les os lui tiraient la peau: on eût dit un diable effrayant. Un couvre-chef conique, en lambeaux lui aussi, trônait sur son crâne et portait en son milieu la triforce inversée. « ASTRE ! TOI ICI » répéta la voix, cette fois éraillée, violente, brouhaha métallique.
J’éclatai alors de rire, meilleur remède à ces visions tourmentées. « Je veux la vérité, pas cette dualité biblique ! » tonnai-je. Alors le monde se rompit : le banquet était à nouveau là. Le bon et le mauvais se côtoyait : la plus grande ironie, c’était ce saule pleureur qui accueillait sur l’une de ses nombreuses branches un pendu souriant. Arkhams était là, quarantenaire maudit, mais qui a trouvé un semblant de paix. Les gueuses à table ne sont ni nymphes ni putains, ce sont des femmes. C’est le véritable entre-deux, la réalité qui fait la jonction. Il n’y a pas de bien, pas de mal, seulement la lutte, la seule véritable valeur qui régisse le monde. La balance, l’équilibre. Le rationnel, pas l’affectif des religions du Désert. « Astre ! toi ici » me jeta-t-il avec cette ironie si caractéristique. Mais ses yeux étaient plus doux. Il avait trouvé l’harmonie du guerrier. Je le regardai, satisfait, et lui renvoyai son sourire.
« Arkhams, j’aimerais te présenter quelqu’un. »