A l'ombre des jeunes filles en fleur.

RP privé - Negaï et Aalis.

[ Hors timeline ]

Luka

Le Changelin

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(vide)

L'odeur de la mer : la première chose qu'il était possible à tout un chacun de détecter lors du passage de la réalité à l'imaginaire de Luka. Lorsque le rêveur ouvrit les yeux, il se trouvait à l'ombre d'une tourelle de son palais de mémoire ; ce monde onirique qu'il connaissait comme sa poche trouée. De hautes murailles surplombaient le jardin qu'exposait la cour intérieure de sa forteresse imaginaire. Les galets blancs et ronds que caressait la plante de ses pieds nus étaient tièdes, réchauffés par le soleil qui les inondait sereinement de lumière... Seuls des rires de jeunes filles résonnaient en écho imparfait dans la cour du château de pierre qui s'imposait à l'esprit du poète.

Un seul regard lui suffisait pour transformer son monde : ses yeux clairs se déposèrent brièvement sur l'étoile solaire qui l'accueillait chaleureusement dans son univers personnel, afin d'en atténuer légèrement les rayons. Un geste vif de la main, de bas en haut, lui suffit pour indiquer aux plantes du jardin de croître d'un seul coup, et un claquement de doigt ferme lui assura l'éclosion simultanée de toutes les roses de la cour. Quelques arbres subsistaient de part et d'autre d'un petit étang enchanteur, mais Luka ne se laissa pas duper bien longtemps ; il s'accroupit au bord de l'eau, les bras croisés au-dessus de ses genoux à la manière d'un enfant songeur, et il observa.

La surface de l'étang tremblait. Dans le reflet que lui renvoyait l'eau clair, comme toujours, son château brûlait.

Un long soupir désabusé. Luka passa ses paumes au-dessus du bassin peu profond, afin d'en effacer toute trace de souvenir latent. Avec le temps, il était parvenu à esquisser quelques semblant de règles dans son monde onirique, des règles qui ne s'appliquaient qu'à son propre esprit. La première, la plus essentielle, était celle-ci : les eaux figées, les miroirs représentaient toujours une menace. Menace de lui renvoyer en plein visage ses traumatismes passés, ses peurs présentes. Reflet de son incertitude, de ses erreurs. De ses regrets.

Son poing se referma sur le vide, et il se visualisa en train de saisir un poignard. Pas besoin de matérialiser celui-ci pour qu'il puisse faire effet dans ce monde irréel, car ici, il était tout-puissant : il planta cette dague invisible au centre de l'étang. La surface lisse se solidifia, et se fissura comme de la glace, avant de s'effondrer une bonne fois pour toutes. Le bassin s'était évaporé.

Il le savait parfaitement : les paysages qu'il formait se rapportaient toujours d'une manière ou d'une autre à son identité. Toujours. Ce pour quoi il se devait d'être constamment à l'affût de tout objet susceptible de lui porter préjudice. Car une fois que le rêve tournait au cauchemar, Luka perdait forcément pied. Une fois qu'il ne contrôlait plus rien, tout pouvait se produire. S'il était seul, encore, qu'importe ? Ce ne serait qu'un mauvais moment à passer, jusqu'à son réveil fébrile, où son coeur cognerait violemment contre sa cage thoracique. Mais si des visiteurs impromptus s'annonçaient ? Son esprit avait toujours eu la fâcheuse tendance d'aller cueillir ceux de ses proches lorsqu'il somnolait, comme s'il s'accrochait à eux dans un accès de tendresse excessif. Jusque-là, il avait toujours réussi à tenir Aalis à l'écart de ses cauchemars, et c'était le plus souvent elle qu'il entraînait dans son palais de mémoire... Mais il craignait plus que tout de dévoiler un peu trop de lui-même à ceux qu'il avait appris à aimer comme une famille retrouvée.

Il se moquait bien de partager ses rêves, puisque ceux-ci étaient forcément lucides ; il se savait toujours en contrôle. Mais les cauchemars ? Les cauchemars symbolisaient tout ce qu'il n'était pas en mesure de filtrer ; tous les secrets qu'il gardait scellés entre ses lèvres, comme en un tombeau qu'il avait pris soin de refermer après son passage. Il avait trop peur de s'exposer pour oser, ne serait-ce qu'une seule seconde, se montrer vulnérable.


« Il fait trop froid dans la pénombre, vous ne trouvez pas ? » S'adressa-t-il à personne en particulier, à l'ombre de ces jeunes filles en fleur qu'il entendait rire tout près de son oreille. A l'extrême périphérie de son regard, au coin de sa vision extralucide, il entrevoyait des silhouettes féminines, indistinctes - des fantômes qui passaient d'une irréalité à une autre, comme des pierres qui ricochaient contre l'eau. Le froufrou presque imperceptible de longues robes pastel, ornées de dentelles et de fil d'or, qu'il pouvait deviner sans jamais réellement percevoir.

Silence brutal. La brise fraîche cessa. Un long frisson parcourut sa nuque, comme si une goutte d'eau invisible glissait le long de sa colonne vertébrale. L'herbe qui recouvrait son jardin secret se plia comme un seul être, signe annonciateur qu'il n'était plus seul dans son refuge mental. Les tourelles du château s'élevèrent un peu plus vers les cieux, comme une tentative de paraître plus imposantes qu'elles ne le sont. Mais c'était inutile : Luka savait déjà qui était l'intrus.

Les intrus.


« Bienvenue chez moi, » lança-t-il en se tournant vers les nouveaux venus, le sourire aux lèvres, comme s'il voulait dissimuler sa gêne. Il fit mine de s'asseoir à l'ombre d'un oranger, et son esprit matérialisa instinctivement un banc de bois pour le réceptionner tout naturellement. Il tapota la place libre à côté de lui ; il y avait amplement de la place pour tout le monde. « Asseyez-vous, je vous en prie, faites comme chez vous. »

Faites comme chez vous. Déjà, leur simple présence influençait le monde intérieur du rêveur : la pelouse tremblait en miroitant une demi-douzaine de teintes différentes, avant de se fixer un bonne fois pour toute sur le vert-de-gris des yeux d'Aalis. Le ciel, qui revêtait précédemment les couleurs chatoyantes du crépuscule, s'éclaircit brusquement pour refléter la pureté dépouillée d'un ciel d'hiver, alors même que Negaï parcourait les alentours de ses yeux d'un bleu de givre. Etait-ce le signe qu'ils étaient en mesure d'influencer l'univers mental de leur ami, ou que celui-ci faisait inconsciemment de son mieux pour les intégrer au paysage ? Un phénomène de rejet rendait nécessairement le rêve instable ; Luka voulait éviter d'en arriver là.
(A l'ombre de l'oranger, à deux pas même du banc que son esprit venait de matérialiser, les rires des jeunes filles faisaient encore écho aux propos accueillants du comédien. Mais on ne les voyait déjà plus. Comme si, par l'apparition de ces deux corps étrangers, elles n'étaient plus en mesure d'exister.)


Aalis


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(vide)

Elle se redressa sur ses coudes, avant de se lever complètement. Lorsqu’elle avait ouvert les yeux un peu plus tôt (mais le temps était-il quelque chose, ici ?), elle était allongée dans une herbe encore nouvellement baptisée de rosée, une bourrasque brusque, mais brève, glissant, sur ses vêtements humides. Elle regarda les alentours, ces alentours étrangers qui lui semblaient pourtant si familiers.

Naos.

Ça sentait la mer. Autour d’elle, un jardin fleuri, les pierres blanches et blanchies par le soleil d’un château qui lui rappelait l’architecture de chez elle. Etait-elle rentrée à la maison ? Elle ne connaissait pas cet endroit. Ce château. Elle n’avait jamais mis les pieds dans un château. Et pourtant… Et pourtant, au fond d’elle, l’univers lui faisait étrangement écho. Elle avait froid.
A peine avait-elle formulé cette pensée que ses vêtements devinrent parfaitement secs.

Alors, elle comprit où elle était.


« Luka ? » lança-t-elle au vent, à présent inexistant, en courant à travers ce jardin, parmi les dédales de roses, à la recherche de son ami. « Luka, c’est toi ? »

C’était lui, en effet. Il était là, tranquille, le sourire affable, à l’ombre d’un grand oranger. Elle sentit enfin qu’elle était dans son univers, elle sentit enfin que cet écho familier qui raisonnait en elle, c’était lui, c’était lui et ce lien mental ténu, fragile, qu’il avait tissé entre elle et lui. Ce château était le sien. Ce jardin était le sien. Il était le jardin de celui qui, comme elle, était exilé de sa terre natale, et recréait la mer, et les pierres blanches et blanchies par le soleil. Sauf qu’ici, il était maître absolu.

Maître absolu ? En y posant le pied, elle avait agrippé le lien qui l’avait conduit à ce rêve, et avait fait sienne une infime partie de cet intime lieu. En baissant la tête, en levant les yeux, elle remarqua que l’herbe et le ciel avaient déjà changé de couleur. Negaï était là. Invité lui aussi. Prise dans sa contemplation, elle ne l’avait pas remarqué. Elle n’osa pas saluer ses amis en retour, elle n’osa pas tout de suite avancer en direction de l’hôte, comme si elle craignait, par ses gestes trop peu délicats, par sa voix trop peu raffinée, de briser la sérénité, l’intimité du rêve. Alors elle resta quelques instants sans réagir, en suspend, à attendre d’être suffisamment imprégnée du lieu.

Elle songea qu’elle n’avait jamais eu un autre invité à ses côtés lors des précédentes expériences du même genre qu’elle avait connues par le passé. Alors, sans rien dire, adressant un vague sourire interrogatif à Negaï, puis laissant son regard et ce même sourire pivoter jusqu’à Luka, elle finit par s’installer sur le banc, non loin de lui. Puis, elle ferma les yeux. Elle dormait, se dit-elle. Elle dormait. Ici, si elle n’était pas omnipotente, car elle ne possédait pas les facultés de son compagnon, elle n’était tout de même pas elle. Elle était une projection de son esprit dans celui du garçon. Elle était un esprit. Elle était aussi légère, intime, infime et immatérielle que tout ce qui résidait ici.

Et puis, ça sentait la mer.


« C’est rare que ce soit chez toi qu’on débarque », lança-t-elle au bout d’un moment, « habituellement, c’est toi qui t’incruste. »

Puis, se penchant légèrement de manière à voir Negaï, elle ajouta :

« Qu’est-ce que c’est ? Une conférence ? Une réunion ? Un mariage ? »

Elle ne pouvait s’empêcher de glisser quelques petites taquineries. Elle sentait après tout que s’il l’avait amenée ici, c’est qu’il la voulait elle, et pas une version trop précautionneuse d’elle-même. Et puis, il avait déjà perturbé le cours de certains de ses rêves, bien plus intéressants.

Elle laissa de nouveau son regard balayer les paysages autour d’elle, songeuse, s’il était permis, ici, d’utiliser ce mot. Une invitation volontaire. Voilà qui était rare.

Voilà qui était étrange.


Negaï


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(vide)

Il lui avait suffi de fermer les yeux, n’ayant pas pu lutter davantage contre le poids écrasant de ses paupières. Un frisson l’avait parcouru, et alors que ses doigts cherchaient à se resserrer autour des draps sur lesquels il s’était allongé, il ne rencontra que des brins humides. Il rouvrit brusquement les yeux et se redressa pour découvrir un endroit bien différent de la chambre qu’il voyait quelques secondes auparavant. « Putain Hortense, tu trouves ça drôle ?! » cria-t-il à l’attention de l’enchanteresse présente dans la chambre précédemment citée.

Pas de réponse. Cela ne ressemblait pas à la femme qu’il insultait dans toutes les langues qu’il pouvait connaître de loin. Tant qu’on connaissait les jurons, on pouvait s’adapter. Pourtant, ce qui s’étendait tout autour de lui était forcément magique, à en juger par l’herbe qui changeait de couleur, son dos mouillé qui séchait en un rien de temps, et le ciel qui s’éclaircissait alors qu’une seconde auparavant il s’assombrissait à vue d’œil. Par ailleurs, ces couleurs, il avait beau les avoir déjà rencontrées, elles n’avaient rien à faire dans un paysage normal.

Il ne connaissait pas cet endroit, mais pourtant d’infimes détails lui rappelaient son quotidien.
Il pensa instinctivement qu’il était en train de rêver. Mais sa condition l’en empêchait. Des rêves, il n’avait du en faire que deux ou trois depuis qu’il était devenu ce qu’il était. Quelqu’un jouait avec ses sens, et ça n’était pas sa maîtresse. Qui donc, alors ?

De légers rires parvenaient à ses oreilles alors qu’il marchait avec précautions vers un arbre qui l’attirait pour une raison qui lui était inconnue. Mais ces rires s’évanouissaient rapidement, sans qu’il n’ait pu voir qui que ce soit à qui ils auraient pu appartenir.

Une épaisse tignasse attira son attention, près de l’arbre en question. Il se posta juste à côté de la silhouette d’Aalis, un peu rassuré de la savoir ici. Mais s’agissait-il de son amie, ou bien d’une ruse pour le faire baisser sa garde ?
« Bienvenue chez moi. Asseyez-vous, je vous en prie, faites comme chez vous. » Il sursauta. Une ombre les invitait à s’asseoir près d’elle, à l’ombre de l’arbre. 'Chez moi' ? Mais qui c'était, 'moi' ?! A nouveau, la peur le gagna. Était-il mort, et les limbes le faisaient-elles tourner en bourrique ?

« Luka, c’est toi ? » Nouveau sursaut. Non, décidément, cette spontanéité ne pouvait appartenir qu’à la vraie Aalis. Et lui aussi reconnût le jeune comédien. Il eut soudain envie de lui faire bouffer ce sale sourire accueillant quand lui était terrifié et dans l’incertitude la plus totale. « C’est rare que ce soit chez toi qu’on débarque, habituellement, c’est toi qui t’incruste. »

« Puisque ces conneries ont l’air normal, vous allez peut-être pouvoir m’éclairer ? C’est quoi ce bordel ? Je peux savoir pour quoi on est là ?! » Ils ne lui répondirent pas tout de suite. Un simple regard dans sa direction, et une petite boutade qu’il ne put entendre. Ça, au moins, c’était plus normal. Les deux zozos habitant ensemble, il était fréquent qu’ils rient ensemble à des choses que le violet avait manquées. Mais quand c’était un bordel pareil, ça l’amusait beaucoup moins. « Et où c’est ‘là’, par la même occasion ? »


Luka

Le Changelin

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(vide)

« Qu’est-ce que c’est ? » Demanda Lis sans même vraiment s’étonner, trop habituée à partager ses rêves avec le comédien aux pieds légers. « Une conférence ? Une réunion ? Un mariage ? » Installée à côté de lui, son amie se faisait si sereine que Luka sentit une bouffée d’affection monter dans sa poitrine. Il se cala un peu plus sur le banc, la tête penchée vers son épaule, comme s’il s’endormait.
(Quelle ironie que de se laisser aller au sommeil lorsqu’ils étaient déjà au Royaume des Songes.)


« Un mariage bien sûr, quelle question ! Pas de drame réussie sans mariage en grande pompe à la fin du spectacle, » répondit-il sur le même ton, d’une légèreté désinvolte, les yeux brillants tout autant que la rosée dans l’herbe. « Tu sais bien que je ne rêve que de t’épouser, ma Reine des Fées sauvages. » Il embrassa ses propres doigts avant de tendre sa main ouverte à la jeune femme. Une graine prenait vie dans le creux de sa paume, laissant à peine entrevoir une fleur mauve, minuscule, une toute petite violette qui osait à peine éclore contre sa peau. « Tiens, c’est pour toi. En guise de bague de fiançailles. C’est joli, non ? Mets-la dans tes cheveux. » Il esquissa tout de même un sourire un peu espiègle. « Mais si tu préfères, je peux te marier à Negaï. C’est vrai qu’il est plus beau. »

En parlant du loup. Le visage de Luka s’éclaircit lorsqu’il voit son ami approcher, et le battement que son cœur manqua de peu se retranscrit dans le frémissement de toute la flore du jardin intérieur. Et pourtant. Pourtant, il était clair que quelque chose n’allait pas chez le nouveau venu. Son visage restait obstinément clos, et quelque chose comme de la panique s’inscrivait dans les plis qui se creusaient entre ses deux sourcils. Luka se demanda brièvement ce que Negaï voyait lorsqu’il le regardait.

« Puisque ces conneries ont l’air normal, vous allez peut-être pouvoir m’éclairer ? » Lança l’invité sans autre forme de procès, direct et cinglant comme à son habitude. Le visage de Luka se décomposa. Incapable de s’expliquer, il se tourna brièvement vers Lis. Il lut dans les yeux de son amie suffisamment de fermeté pour se ressaisir, et il s’apprêta à prendre la parole. Mais son comédien le prit de vitesse : « C’est quoi ce bordel ? Je peux savoir pour quoi on est là ? »
Le ciel d’hiver, qui jusque-là était resté d’un bleu impavide, s’obscurcit brusquement. L’angoisse et l’incompréhension de Negaï commençait à influer sur le monde onirique de Luka, et celui-ci sentait l’inquiétude monter à son tour en lui : le garçon se raidissait de plus en plus, et dans son désir de bien faire, il claqua plusieurs fois des doigts afin de rendre au ciel sa pureté initiale.
Rien n’y faisait. La confusion de Negaï se débattait comme un chien enragé contre le vœu de légèreté que tentait de lui renvoyer Luka.
« Et où c’est, ‘là’, par la même occasion ? » Tonna à nouveau l’arrivant, sans même se rendre compte que sa panique entraînait irrévocablement le rêve vers le cauchemar.

Un frisson traversa Luka comme une flèche, un signe de mauvais présage. Il tentait de se calmer, mais il se sentait trop fragile face à la vague d’émotions qui déferlait sur lui.
« Tout va bien, » assura-t-il malgré tout, en tentant de se faire le plus rassurant possible. « Ne t’en fais pas, Neg’… Ce n’est qu’un rêve. Nous sommes en train de partager le même rêve, d’accord ? Pas besoin de t’énerver… Nous sommes en sécurité, ici. »

Clac.


Quelque chose se rompit au mot « sécurité ». Comme une barrière qui cédait une bonne fois pour toutes - un craquement mental qui résonna jusque dans ses os.

Luka n’osa pas tourner la tête. Il n’osa pas jeter son regard ailleurs, quitter des yeux ne serait-ce qu’un instant le visage tendu de son compagnon de vie, car il savait ce qui pouvait advenir s’il se laissait emporter par la flopée d’incertitude qui menaçait de l’engloutir. Il n’osa pas tourner la tête, car il savait que ses monstres étaient toujours sagement tapis à l’ombre des hautes tourelles qui cernaient le jardin, et que ceux-ci n’attendaient qu’un seul faux-pas de sa part.

« S’il te plaît, » tenta-t-il de reprendre, en s’humectant nerveusement les lèvres, bien qu’ils ne fussent pas dans le monde physique. « Ne panique pas, s’il te plaît. »

Mais il était trop tard.

Un bruit de pas lourd, métallique, retentit dans la cour du château onirique. Un seul bruit de pas, qui suffit à convoquer l’être que Luka désirait fuir avant tout.

Fritz apparut tel un spectre menaçant, l’épée tirée au clair. Son armure royale étincelait avec toute la magnificence d’un prince de sang. Un prince de conte de fées, qui s’était laissé corrompre par le fiel du malheur : les traits de son visage étaient si fortement marqués qu’ils semblaient comme esquissés à la mine de charbon. Fritz, son défunt cousin. Ou du moins, la projection de celui-ci, l’image cauchemardesque que Luka s’en faisait si souvent, dès lors que l’angoisse le prenait aux tripes.

Ses yeux d’un bleu perçant clouèrent le comédien sur place. Le garçon sentait ses genoux trembler sous la terreur innommable qui enflait en lui comme une infection.

Impuissant face à ce qu’il savait inévitable, il tenta de se faire plus petit, plus discret qu’une petite souris. Tant que Fritz ne le saisissait pas, il avait toujours une chance de s’enfuir. Déjà, tel un esprit volatile, Luka semblait s’évaporer dans l’air. Mais au lieu de chercher à le retenir lui, la projection de Fritz transperça Negaï du regard, fondit sur lui en une fraction de seconde et pointa sa lame à sa gorge.

Une voix puissante et amplifiée, familière aux oreilles d’Aalis et inconnue à celles de Negaï, retentit dans la cour comme un coup de tonnerre :
« Rends-moi l’héritier. » Ses yeux balayèrent chacun d’entre eux avant de se fixer sur Luka, comme un défi ouvertement lancé, mais il continua à s’adresser à celui qu’il menaçait directement. « Il n’est pas pour toi. »

L’homme armé semblait sur le point de frapper. Sa main libre se joignait au pommeau de son épée, afin de porter un coup d’estoc à la trachée exposée de Negaï. Mais Luka s’était à nouveau fermement ancré dans son univers dès lors qu’il avait constaté le risque qu’encourait son précieux ami ; il se campa sur ses deux pieds, le visage assombri par l’outrage, et ses cheveux noirs d’encre roussirent brièvement alors que l’incendie de la colère lui dévorait le ventre. « Ne le touche pas, » tempêta-t-il les yeux brillants, brûlants d’une fureur brute. Sa main se leva de son propre accord, comme un avertissement, et heurta le vide avec violence : Fritz fut projeté dans les airs par une force invisible, et s’écrasa à quelques mètres dans un énorme fracas métallique. Dans ce monde, Luka était roi.

Le visage pâle comme un fantôme, il se tourna vers ses amis dans un mouvement brusque de la tête. Les nuages se bousculaient au-dessus de leurs têtes, annonçant l’orage qui se levait ; les cheveux sombres du comédien ballottaient dans le vent, comme un signe de mauvais présage.
« Partons. En haut de la muraille, vite, avant qu’il ne se relève. »

De ses deux bras, le garçon projeta ses paumes vers le ciel, un geste fébrile qui tenta de sauver son monde ébranlé : il bâtit en une fraction de seconde des escaliers de pierre tout le long de la muraille, pour leur permettre d’accéder les hauteurs. « Vite ! » Il tira Lis par le bras, tout en passant sa main dans son dos, légère comme une bénédiction, avant de l’entraîner vers la première marche. Mais il ne l’accompagna qu’à la cinquième, et la laissa monter avant lui, car il craignait de laisser Negaï en arrière. « On va évacuer le château, ne vous en faites pas. Je vais nous faire pousser des ailes au bras, et nous filons par la voie des airs, alors pas de panique, faisons-le juste, et vite ! » Il saisit la main de Negaï à la volée, et son autre main libre vint se joindre à son dos, à lui aussi, alors qu’il passait devant lui : d’un seul coup, il le propulsa vers le haut, et ils franchirent ensemble cinq-six marches d’un coup tant Luka le collait au talon, plus fidèle que son ombre. Ses doigts se promenèrent brièvement à ses omoplates, comme s’il y semait quelque chose, une petite graine invisible entre ses épaules, puis il le laissa prendre de l’avance pour pouvoir se retourner en un mouvement fluide, aérien.

Ses yeux alertes ne tardèrent pas à se fixer sur Fritz. Celui-ci, toujours affublé de son armure de chevalerie, s’était relevé. Et chaque pas qu’il fait martèle le sol, un appel au séisme. La projection de son défunt cousin laissa échapper un long hurlement de rage avant de partir à leur poursuite. Chaque pas qu’il réalisait martelait le sol sans aucun répit, un appel au séisme. Luka, qui se trouvait déjà au milieu de l’escalier, frappa la pierre du pied, une seule fois, un coup décisif alors que Fritz s’apprêtait à franchir la première marche : toute la partie inférieure de l’escalier s’effondra.

Rassuré, presque triomphant à l’idée d’avoir semé leur agresseur, Luka rejoignit ses compagnons d’un bond léger. Il y avait pourtant quelque chose de toujours tendu dans son regard, car cela faisait un petit moment qu’il s’était mis à pleuvoir dans ce quasi-cauchemar. Le comédien se méfiait des flaques d’eau qui se formaient dans le jardin en contrebas. Sans oser regarder en bas, il désigna l’horizon par-delà la muraille à ses deux amis.

« Vous voyez ce bateau, là-bas ? Nous allons voler de nos propres ailes, et on s’y retrouve ! Bonne chance, » crût-il bon d’ajouter, avant de pousser Negaï par-dessus la muraille, un grand coup de main qui ne lui laissait aucune chance de reculer. Dans le même temps, il claqua des doigts de sa main libre, et fit jaillir des bras de son ami des plumes chatoyantes, de la même couleur que sa longue chevelure. Il y insuffla volontairement une grande force de déploiement, si seulement l’oiseau de nuit daignait battre des ailes, avant de se tourner vers Aalis, le regard presque espiègle – presque. « Saute, ou je te pousse aussi. »

Il attendit que la jeune femme prenne son envol avant de refaire les mêmes actions, et bien vite, des ailes, aussi vives que la chevelure auburn de son amie, poussèrent de ses épaules à ses mains. Son regard s’attarda brièvement sur les deux seules silhouettes qui se dirigeaient vers la mer. Mais au large, n’était-ce pas deux bateaux, au lieu d’un seul ? Curieux, Luka observa ces éléments imprévus, des intrus dans son univers personnel. Une petite barque d’albâtre trônait un peu à gauche, au grand large, tandis qu’un navire marchand, richement orné d’or et d’ivoire, se prélassait vers la droite. Une ombre solitaire, à moitié dissimulée par une ombrelle, semblait faire signe aux rêveurs depuis la barque blanche. Tout l’équipage semblait acclamer l’envol des deux invités oniriques depuis le pont du bateau, comme pour les inviter à les rejoindre. Un choix s’imposait déjà à eux, alors même qu’ils devaient s’efforcer de contrôler les nouvelles parties de leur organisme.

Nul guide, pourtant, pour les mener en lieu sûr : si l’un d’entre eux pensait à regarder par mégarde au-dessus de leur épaule, nulle trace de Luka. Les murailles étaient vides, tout comme le ciel derrière eux. Comme s’il s’était volatilisé.

Une brume épaisse recouvrit brusquement le château qui, jusque-là, s’était fait distinct à leurs yeux. Momentanément inaccessible. Ils ne pouvaient plus qu’avancer, et seuls.


Aalis


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(vide)

« J’espère que t’es content de toi. »

Elle ressentit une vague d’agacement à l’encontre de Negaï, tandis qu’elle observait l’air changer de teneur, et entendait le pas d’un géant d’acier, s’approchant lentement d’eux. En essayant de fuir, elle réalisa qu’elle était clouée au sol. Incapable de bouger. Tétanisée. Et, tandis qu’elle sentait les bras visqueux de la peur se refermer peu à peu sur sa poitrine, elle comprit : tout, ici, avait une incidence. Tout. Les sentiments négatifs des uns entachaient la joie des autres. La peur panique qu’elle ressentait présentement ne venait pas d’elle. Certes, comme tout être normal, elle aurait été effrayée par ce monstre à l’air patibulaire qui marchait à pas lourds et destructeurs dans leur direction.

Mais ce qui lui écrasait pour l’instant le cœur n’avait rien de rationnel. C’était particulièrement fort. Il lui remuait les entrailles, et faisait sortir d’elle les souvenirs les plus affreux. Jamais elle n'avait été à ce point touchée, dans un rêve, par des sentiments étrangers. Elle lança un coup d’œil à son ami. Luka. Lequel de ces démons ce golem représentait-il ? Elle poussa un cri, toujours incapable de mouvement, lorsqu’il attaqua directement Negaï.


« Rend-moi l’héritier. Il n’est pas pour toi. »

… Fritz ? C’était Fritz ? Ce titan était son cousin ?
Pourquoi ? Et pourquoi attaquait-il ? Et pourquoi attaquait-il Neg’ ?

En observant cette lutte de volonté qui s’engagea alors pour la défense du jeune homme, elle senti la chape de plomb qui l’étouffait enfin se soulever. Elle recouvra sa présence d’esprit, et se sentit enfin capable de mouvement. Fuir, vite. Le suivre. Quand il l’accompagna dans l’escalier, elle sentit sa main dans son dos, comme une invitation à continuer sans lui. Elle jeta un coup d’œil en arrière, tout de même. Mais elle courut sur les marches comme elle n’avait que rarement couru dans sa vie : le vestige de l’émotion forte éprouvée moins d’une minute auparavant était encore trop présent. Elle devrait faire attention à se verrouiller davantage. Elle sentait le sol trembler sous ses pas. Court, ma vieille, court vite, et bien. L’ébranlement qui vint ensuite, lorsqu’elle eut atteint le haut de la muraille, fut beaucoup plus fort : on aurait cru que l’escalier s’effondrait. Avec une peur au ventre qui, cette fois, était bien la sienne, elle se retourna : et s’ils avaient été entrainés dans la chute ? Mais voir un Negaï sain et sauf suivit de Luka au sourire vainqueur la calma bien vite, et elle se demanda, l’espace d’un instant, si il était possible de mourir, ici. Elle n’osa pas imaginer ce qui arriverait à son corps terrestre.

Elle secoua la tête. Ils avaient semé sur-Fritz. Ils étaient ensembles, tous les trois. En face d’eux, il y avait la mer. Tout allait bien.


« La prochaine fois, essaye de respirer un coup, bêta. » lança-t-elle, un sourire taquin aux lèvres, à Negaï. Elle ne savait pas comment il prendrait sa pique. Peut-être ne s’était-il pas encore remis de ses émotions. Mais elle, ça y est, était soulagée. Ils avaient le roi de ce monde pour réparer leurs bêtises.
A cette pensée, elle réprima un sourire. Luka, réparer leurs bêtises ? Les règles du rêve étaient vraiment totalement inversées par rapport à celles du monde réel…


« Vous voyez ce bateau, là-bas ? Nous allons voler de nos propres ailes, et on s’y retrouve ! Bonne chance. »

Et il poussa Negaï. Aalis lâcha un cri.

« Mais t’es complètement malade ! C’est pas parce qu’il est un peu con qu’il faut le tuer ! »

Elle se précipita au bord, pour voir de quelle hauteur avait été sa chute. Foutre-Din. Il… Il volait ? Il avait des foutues ailes sur son dos ! Elle explosa de rire. Nom des Trois, c’était trop drôle !

« Saute, ou je te pousse aussi. »

Elle tourna la tête vers lui, le sourire encore frais aux lèvres.

« Ah ça, mon gars, je vais pas me faire prier. »

Voler. Ça, ça devait être vraiment bien. Elle avait toujours rêvé de faire ça. Alors elle écarta les bras, et sauta dans le vide. Sentir les ailes pousser dans son dos fut vraiment, vraiment bizarre. C’était… Acquérir de nouveaux membres et apprendre à s’en servir, et ce avant de percuter les rochers, en bas. Par réflexe, elle agita frénétiquement les bras. Vole, vole ! Et comme par une sorte de petit miracle, ses ailes toutes neuves suivirent le mouvement.
Elle se dit que si elle était obligé d’agiter les bras comme une demeurer pour pouvoir voler, ça allait vite devenir fatiguant. Mais elle remonta à la hauteur de Negaï, et lui lança, d’une voix un peu étouffée par le bruit du vent :


« On fait la course, mon mignon ? »

Le vent dans ses cheveux, le soleil dans les yeux, le chant des mouettes dans ses oreilles et l’odeur iodée de la mer dans ses narines : tout cela lui avait bien trop manqué. Elle partit à tire d’aile vers le beau navire, sentant un soupçon d’excitation poindre dans sa  poitrine. Qu’il était beau ! Elle sentit, avec émotion, les souvenirs remonter à la surface tandis qu’elle entendit l’équipage acclamer leur ascension. Elle voyait le pont, le bastingage, le gréement, et elle eut subitement l’envie irrépressible de les rejoindre. Elle se voyait déjà comme au temps de l’Orgueilleuse, mousse en cours d’apprentissage, constamment épuisée à la fin de chacun de ses quarts. Mais faisant partie d’une famille. De son équipage.

Elle ne remarqua même pas la petite barque à côté. Tout envahie de souvenirs, elle fonça sans réfléchir vers ce bateau si grand, si beau, si majestueux, rendue toute nostalgique par une poignée d’homme en train de crier sur le pont.


Negaï


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Les deux autres semblaient être surpris devant sa réaction qui manquait un peu trop d’enthousiasme à leur goût. Son ami lui parlait de rêve, de sécurité. Mais deux silhouettes allant dans le même sens et à l’inverse du sien, cela lui évoquait davantage ce genre de cauchemars qu’il faisait lors de sa vie humaine. Ces scènes où tous se retournaient sur son passage et lui voulaient du mal, sans qu’il n’ait jamais su pourquoi.

«S’il te plait. » tâchait de le raisonner le garçon. Mais Negaï détestait plus qu’il n’aurait du cette sensation d’étrangeté, d’appartenir à un endroit qu’il n’avait pas choisi. De faire partie du monde de quelqu’un d’autre, s’il devait en croire Luka. Trop étonnant pour être réel. Où alors aurait-il du être moins habillé. « Qu’est-ce qui me prouve que c’est bien toi, et pas je ne sais quelle idée délirante et douloureuse cachée derrière tes traits ?! » Faire confiance, voilà qui n’était pas aisé quand on s’appelait Negaï. Mais à nouveau la voix de son compagnon lui revint : « Ne panique pas, s’il te plait. », avec tant de lui dedans qu’il ne put que se résoudre à se détendre un peu.

Un peu, tant en quantité qu’en durée, car déjà une lame venait danser sous sa gorge. Voilà, ça commençait à merder…
« Rends-moi l’héritier. Il n’est pas pour toi. » Tout se passait trop vite, et le violet n’y comprenait rien. Quel héritier ? Lui ? Le Bougre, s’il savait !...

Mais dans le chaos, ce qu’il avait appris, c’était qu’il fallait vite discerner ses amis de ses ennemis. Là, en l’occurrence, un type complètement givré et en armure voulait lui faire la peau pendant que Luka, ou la chose déguisée en Luka le défendait. Il ne chipota pas et décidé prestement que cet avatar était son nouveau meilleur ami, de même que la Aalis qui les accompagnait.

« Partons. En haut de la muraille, vite, avant qu’il ne se relève. »
« A vos ordres, Majesté ! »
se risqua-t-il alors qu’ils courraient vers ladite muraille.
« La prochaine fois, essaye de respirer un coup, bêta. » renchérit Aalis au bout d’un instant, alors que justement son souffle se faisait de plus en plus court. La frayeur mêlée à l’effort, même dans ce monde à priori onirique, n’était pas le meilleur mélange qui soit.

Enfin ils arrivèrent au sommet.
« La vue est belle, mon joli, mais explique moi par où on fuit si l’autre dégénéré nous rattrape ? »
« Vous voyez ce bateau, là-bas ? Nous allons voler de nos propres ailes, et on s’y retrouve ! Bonne chance. »

Mmh, pardon ? Voler ? Jusqu’au bâteau ? « Chéri, c’est pas parce que toi tu planes complètement que nous on va savoir vol-AAAAAH ! » Bon, d’accord, il l’avait cherché. Mais le pousser de la muraille ? Sérieusement ?

Negaï était noyé dans les bruits de l’air qui vrillaient ses tympans, doucement entrelacés à sa voix qui filait sans discontinuer du plus profond de sa cage thoracique. Le temps semblait suspendu, alors que lui, il filait si vite vers les eaux. Ses longs cheveux dansaient tout autour de lui pendant qu’il tournoyait, revoyant brièvement ces éléments inachevés de sa vie qu’il aurait bien achevé s’il en avait eu le temps, la motivation.

Des visages revenaient par flashes alors qu’il avait fermé les yeux pour cesser les visions vertigineuses qui l’agressaient. Allait-il revoir maman et ces quelques rares personnes qui avaient su être bonnes avec lui ? Allait-il enfin dormir, ne pas se réveiller, et encore moins à côté de personnes dont il ne savait rien ? Enfin…

Enfin il décrispa les épaules, et enfin il respira profondément. Il se détendait, oubliait ses peurs, et croyait en ce qui l’attendait, même s’il en ignorait absolument tout. Il s’abandonna, et c’est seulement à cet instant qu’il put entrer dans le rêve.

La chute fut brusquement interrompue, comme si des bras invisibles et indolores l’avaient saisi au vol. Il tourna et manqua de se payer la muraille quelques fois avant de comprendre qu’il lui revenait de contrôler ses déplacements. Deux magnifiques ailes de la couleur de ses cheveux avaient poussé dans son dos et l’avaient sauvé. Il poussa un hurlement qui alla flirter avec les notes les plus aiguës que sa gorge pouvaient produire, alors qu’il fit quelques vrilles maladroites.


« Lis ! Lis ! C’est pour le coup que je suis un oiseau de nuit, regarde mes ailes ! » cria-t-il dans un rire de gamin tandis qu’il rejoignait son amie, affublée des mêmes nouveaux membres que lui. « On fait la course, mon mignon ? » lui répondit-elle. Il regarda devant lui, et jubila une nouvelle fois.

La mer lui avait toujours fait peur, car il l’associait à de nombreux voyages qui avaient souvent mal fini. Il était caché au milieu des marchandises, quand il n’était pas lui-même une marchandise, et il n’avait que des odeurs de poissons pourri. De même, le sel ne lui évoquait que la déshydratation, et les cris des mouettes ceux de charognards déjà pressés de manger les restes que seraient son corps si le trajet s’éternisait trop.

Mais là, il se sentait puissant, libre, tout plein de choses inimaginables. Aussi, même si un petit mouvement de recul lui fit perdre un peu son équilibre dans les airs lorsqu’il fixa le bateau, il se ressaisit et fila aussi vite que son amie sans prêter attention aux autres choses qui l’entouraient. Pas même à la petite barque qui lui faisait de l’œil et représentait cette tranquillité qu’il affectionnait tant.

Il était tout ce qu’il n’était pas d’ordinaire, et après ses frayeurs et sa mauvaise humeur, tout ce qu’il voulait, c’était se gorger complètement de ce bonheur qui lui tendait les voiles.

« Dans ce cas, tu ferais bien de te dépêcher, ma Douce ! »


Luka

Le Changelin

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Une nouvelle clameur retentit par-delà le bruit diffus des vagues qui venaient se heurter aux falaises escarpées. Le château était déjà bien loin derrière les deux rêveurs ailés, qui traversaient le ciel avec toute l'adresse de deux poissons-volants qui fendraient les flots. Entassés sur le pont, une large poignée de marins les saluaient par des cris et des sifflements d'admiration, et nombre étaient ceux qui agitaient la main dans l'espoir de les recevoir sur leur somptueux trois-mâts. Déjà, l'étrange duo se rapprochaient, de plus en plus vite, de plus en plus vite. Faisaient-il la course ? Dans tous les cas, les matelots s'écartèrent bien vite du bastingage, afin de leur laisser un peu de place pour se poser.

Le vainqueur de la course fut accueilli à grand renfort d'applaudissement. Pendant l'espace de quelques secondes, toutes ces mains qui claquaient les unes contre les autres firent écho aux ovations que les comédiens avaient l'habitude d'entendre à la fin des spectacles... mais bien vite, tous ces hommes aux visages débonnaires envahirent l'espace libre qu'ils avaient laissé précédemment pour l'atterrissage des nouveaux venus. Des rires fusaient en même temps que des félicitations, et les marins tapaient sur les épaules des arrivants, un signe de bienvenue et de franche camaraderie. Après tout, ils n'étaient que le reflet du subconscient de Luka. Et si Fritz avait pu symboliser la terreur qui avait menacé de subjuguer le trio quelques instants plus tôt, l'euphorie qu'avait pu partager Aalis et Negaï pendant cette course brève tenait à distance toute la frayeur qui avait bien failli les emporter auparavant.

Une mélodie majestueuse et solennelle fut entamée par une trompette non loin de là. Soudain, comme si le son même du cuivre était un signal de changement, les marins s'écartèrent pour former deux rangées, de part et d'autre de leurs invités. Un temps. Le ciel et la mer s'épousaient à l'horizon.
Le vent chargé de sel sembla invoquer une entité jusqu'à présent inexistante dans le rêve. L'air se condensa en un seul point pendant quelques longues secondes, puis d'un coup, un homme richement vêtu apparut comme tiré du néant du monde. Tous les marins s'inclinèrent face à cette figure d'autorité qu'ils reconnaissaient comme l'un des leurs, tandis que les yeux ocres du nouvel arrivant s'ancra une bonne fois pour toutes sur les deux visiteurs ailés.


« Bienvenue à bord de mon navire, chers hôtes, » débuta-t-il en guise d'introduction. Sa haute stature, sa barbe de jais fraîchement grisonnante et les rides de maturité qui lui creusaient le visage avec élégance auraient pu avoir quelque chose d'intimidant s'il ne souriait pas tout amicalement à ses invités impromptus. Il y avait de la chaleur de Luka dans ses yeux rougies par les rayons du soleil - soleil éternellement crépusculaire dans ce rêve tout personnel. « Tout ami de mon fils est le mien. Mais dites-moi, ce sont de jolies ailes qu'on vous a fait pousser là ! » Le propriétaire du riche navire marchand se pencha vers l'épaule de la jeune Aalis pour examiner le somptueux plumage que Luka y avait fait pousser tantôt. Quelque chose dans son attitude presque enfantine rappelait inévitablement le dramaturge, mais aussi plus étrangement Ad', le demi-frère d'Aalis, comme si Luka avait retenu suffisamment de ce dernier pour nourrir le personnage que son subconscient venait de créer. Après tout, lui-même n'avait jamais vraiment connu son père.

« J'ose espérer que mon garçon ne tardera pas trop, » s'inquiéta tout de même cette figure paternelle, tout en scrutant l'horizon vide.« C'est que j'ai un voyage très important à effectuer, vous savez. »

Pendant quelques instants, il se tut, le regard rivé à la falaise déjà si distante. Seul le cri des mouettes se faisait entendre, comme un signe de mauvais présage.
Luka n'arrivait pas.

Le visage assombrit par le doute, l'homme se tourna à nouveau vers les deux arrivants, et son mouvement de tête accompagna tous ceux des matelots restés alignés sur le pont. Tant de paires d'yeux les pointèrent du regard, comme une question - une accusation.
« Où est-il ? »

Un temps, encore. Puis d'un seul coup, le chef de navire soupira : les marins détournèrent la tête. Toute la tension précédemment accumulée se dissipa dans les airs. Pendant l'espace d'une brève demi-seconde, le visage las de Luka sembla se superposer à celui de son père. « Encore lui, » murmura-t-il, et même l'intonation s'apparentait à celle du comédien.
Mais c'était avec une prestance et une sévérité bien éloignée de celui-ci que le propriétaire de la frégate reprit la parole :
« Mon sieur, ma dame. Je crains que mon fils ne soit en danger, surtout si vous l'avez laissé tout seul au vieux Castel. Il n'a pas pire danger que lui-même. »

Le corps du riche propriétaire sembla se brouiller pendant un court instant, avant de revenir à la normale. Mais l'effet fut visible : les couleurs si vives de ses nobles atours semblaient d'un coup plus ternes, et il troqua soudain son discours épique pour une parole bien plus explicative : « Je vous aurais sans doute emmené dans une petite expédition sur les flots s'il avait été là, mais j'ai bien peur que mon navire ne peut nous mener nulle part sans guide. Au-delà des frontières du rêve créé, il n'y a que des limbes informes. » Ses yeux naviguèrent de Negaï à Aalis, de crainte de ne pas accrocher leurs regards. « Ne serait-ce que pour votre sécurité, retournez le chercher. Une fois perdus, même lui ne saura pas vous retrouver, surtout s'il ne réussit pas à lutter contre ses propres chimères. »

Il suffit à l'homme de claquer des doigts à deux reprises pour que les marins traversent le pont en courant, visiblement à la recherche de quelque chose. Ce fut un petit moussaillon qui leur apporta un lourd coffre de bois verni - comme si dans ce monde onirique, même les plus faibles étaient dignes des plus grandes forces une fois qu'ils se savaient irréels. « Un présent pour vous, chers hôtes, » reprit avec grandeur le propriétaire, « afin que vous puissiez mener votre quête à bien. » Mais c'était le petit mousse qui leur sourit en leur ouvrant le coffre - et c'était lui qui leur lança de sa voix plus fluette : « Une épée pour vous, madame ! Et monsieur, vous pouvez avoir cet arc si vous le souhaitez. Hé quoi, quel chevalier serait assez nigaud pour se lancer dans une quête sans armes ? »
*

Le mistral tout empli de fragrances iodées changea brusquement de cap et délaissa les grandes voiles du navire pour souffler en direction du vieux castel au-dessus de la mer. Il soufflait trop régulier pour être une tentative d'acclimatation, une simple reproduction du réel. Comme si, par-delà les murailles du château de pierres polies, un appel à l'aide venait d'être lancé aux quatre vents.

Par-delà les murailles du château de pierres froides, à l'ombre des anciens orangers en fleurs, le dragon reposait. Recroquevillé à la manière d'un animal blessé autour du banc de marbre où s'étaient réunis si brièvement les trois rêveurs, le dragon attendait. Son souffle ardent s'échappait de ses longs naseaux pour venir consumer la flore à ras du sol, mais ses yeux cruels, dorés de chasseur restaient obstinément clos sur le monde.
Du cœur même de la forteresse de pierre, au loin, s'élevait une voix, une seule. Nostalgique et pourtant si douce, la mélodie conservait le monstre aux écailles cramoisies dans un sommeil profond.

Une voix claire de jeune fille en fleur. Une voix claire d'enfant qui ne grandissait pas.

Le garçon attendait.


Aalis


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Neg’ avait l’air d’aller mieux, constata-t-elle avec satisfaction quand elle l’observa relever son défi. Grisée par la course, par la clameur des marins loin sous leurs pieds, elle ne remarqua pas que Luka n’était pas avec eux. Après-tout, il était ici chez lui. Que pouvait-il lui arriver, mis à part se faire arracher la tête de son avatar psychique par un golem géant ? Elle se sentait bien, complète, et elle sentait que Negaï vivait la même chose. Le ciel était bleu, clair autour d’eux, et quand elle arriva sur le pont peu après son ami, les rires des marins et leurs applaudissements les accueillirent. Elle serra des mains, reçut quelques tapes amicales sur les épaules, échangea quelques salutations, quelques présentations, et il lui sembla, l’espace de quelques instants, être de retour quelques années en arrière.

Il ne manquait plus que Luka.

Elle leva la tête, détournant momentanément son attention des exclamations enthousiastes pour scruter le ciel. Aucune trace d’une quelconque créature ailée, hormis quelques mouettes. Luka ne les suivait pas. Où était-il ? On voyait encore vaguement le château en ruines, au loin. Fritz l’aurait-il rattrapé… ?

Un bruit de trompette la tira de ses pensées inquiètes. Un subit changement dans l’atmosphère se fit sentir, les marins mirent fin à leur joyeux désordre pour accueillir ce qui semblait être une nouvelle entité. Le rêve se créait. Le rêve créait. Luka était toujours là, et son esprit créait. Cela la rassura quelque peu. Elle se tourna vers le nouveau venu.

… Ad’ ?

Sous ses yeux se tenait un homme qui ressemblait à son frère comme deux gouttes d’eau, avec quelques dizaines d’années de plus. L’air bienveillant, vêtu comme un gentilhomme, il dégageait une autorité certaine, que tous semblaient reconnaître. Mais elle ne pouvait s’empêcher de le scruter, avec intention. Il ressemblait vraiment à son frère. C’en était troublant.


« Tout ami de mon fils est le mien. Ce sont de bien jolies ailes qu’on vous a fait pousser là ! »

Elle sursauta tandis qu’il se penchait vers elle. Cet homme représentait le père de Luka ? Est-ce qu’il voyait son grand frère comme une sorte de figure paternelle ? Cette idée la fit sourire. Mais lorsqu’il remarqua l’absence de son fils, son cœur se serra à nouveau. Quoi ? Même les personnages créés par le gamin trouvaient ça anormal ? Qu’est-ce qui se passait ?

« Quoi. Qu’est-ce qu’il se passe ? On est dans son rêve, là. Il ne peut rien se passer… si ? »

Bon sang. Et elle n’avait que ses ailes sur elle. Elle sentait dans son ventre, dans sa gorge, la boule familière de la panique, la peur de perdre un être aimé grossir à l’en étouffer. Elle ne voulait à présent qu’une chose, repartir vers ce maudit château où ils avaient eu la bêtise de le laisser. Il y avait un maudit monstre à leurs trousses ! Pourquoi ne les avait-il pas suivis ? Et eux qui étaient partis pour une stupide course, tranquillement ! Foutre-Din qu’ils étaient bêtas ! Elle s’apprêtait à s’éloigner de l’homme pour avoir la place de déployer ses ailes.

« Foutre-Din, Neg’, on doit y aller, immédiatement ! »

Mais le mousse l’arrêta. De sa petite voix de marmot à peine sorti des langes, il lui lança des paroles très sages.

« Hé quoi, quel chevalier serait assez nigaud pour se lancer dans une quête sans armes ? »

Elle prit l’épée, la soupesa. Assez légère pour elle, et maniable, à en juger par les quelques mouvements qu’elle se risqua à faire dans le vide. Bon sang, gamin. Une quête. J’ai toujours su que tu étais une sorte de princesse. Elle se tourna vers Negaï, l’air alarmé mais décidé.

« Toi et moi, je pense pas qu’on soit des grands chevaliers, mais je te jure sur les Trois, t’as intérêt à faire un bon compagnon d’arme. Sinon, j’te botte les fesses à notre réveil, et j’lui botte les fesses à lui aussi, zut. On est sensé se relaxer quand on dort. »

Le vent iodé, subitement, changea de cap, et autour d’elle les mouvements affairés des marins pour adapter les voiles à ce nouveau souffle. A nouveau, elle leva la tête vers le château. Luka les attendait. Luka les appelait. Dans quoi est-ce qu’ils s’étaient encore fourrés.

« On vous le trouvera, votre fils, monsieur. »

Et, lançant un dernier regard à Negaï, comme pour rechercher son accord à leur départ imminent, qu’elle entreprendrait de toute façon, elle fit quelques pas en arrière, déploya ses ailes, et, épée en main, elle entreprit de décoller. Ce fut plus difficile, ainsi chargé. Plusieurs fois, elle retomba sur le pont, plusieurs fois, elle recommença. Mais elle était décidée, et ses pieds finirent par quitter le sol.

Par les Trois, Princesse. On va venir te chercher.