Posté le 03/02/2015 19:53
« Qu’est-ce que c’est ? » Demanda Lis sans même vraiment s’étonner, trop habituée à partager ses rêves avec le comédien aux pieds légers. « Une conférence ? Une réunion ? Un mariage ? » Installée à côté de lui, son amie se faisait si sereine que Luka sentit une bouffée d’affection monter dans sa poitrine. Il se cala un peu plus sur le banc, la tête penchée vers son épaule, comme s’il s’endormait.
(Quelle ironie que de se laisser aller au sommeil lorsqu’ils étaient déjà au Royaume des Songes.)
« Un mariage bien sûr, quelle question ! Pas de drame réussie sans mariage en grande pompe à la fin du spectacle, » répondit-il sur le même ton, d’une légèreté désinvolte, les yeux brillants tout autant que la rosée dans l’herbe. « Tu sais bien que je ne rêve que de t’épouser, ma Reine des Fées sauvages. » Il embrassa ses propres doigts avant de tendre sa main ouverte à la jeune femme. Une graine prenait vie dans le creux de sa paume, laissant à peine entrevoir une fleur mauve, minuscule, une toute petite violette qui osait à peine éclore contre sa peau. « Tiens, c’est pour toi. En guise de bague de fiançailles. C’est joli, non ? Mets-la dans tes cheveux. » Il esquissa tout de même un sourire un peu espiègle. « Mais si tu préfères, je peux te marier à Negaï. C’est vrai qu’il est plus beau. »
En parlant du loup. Le visage de Luka s’éclaircit lorsqu’il voit son ami approcher, et le battement que son cœur manqua de peu se retranscrit dans le frémissement de toute la flore du jardin intérieur. Et pourtant. Pourtant, il était clair que quelque chose n’allait pas chez le nouveau venu. Son visage restait obstinément clos, et quelque chose comme de la panique s’inscrivait dans les plis qui se creusaient entre ses deux sourcils. Luka se demanda brièvement ce que Negaï voyait lorsqu’il le regardait.
« Puisque ces conneries ont l’air normal, vous allez peut-être pouvoir m’éclairer ? » Lança l’invité sans autre forme de procès, direct et cinglant comme à son habitude. Le visage de Luka se décomposa. Incapable de s’expliquer, il se tourna brièvement vers Lis. Il lut dans les yeux de son amie suffisamment de fermeté pour se ressaisir, et il s’apprêta à prendre la parole. Mais son comédien le prit de vitesse : « C’est quoi ce bordel ? Je peux savoir pour quoi on est là ? »
Le ciel d’hiver, qui jusque-là était resté d’un bleu impavide, s’obscurcit brusquement. L’angoisse et l’incompréhension de Negaï commençait à influer sur le monde onirique de Luka, et celui-ci sentait l’inquiétude monter à son tour en lui : le garçon se raidissait de plus en plus, et dans son désir de bien faire, il claqua plusieurs fois des doigts afin de rendre au ciel sa pureté initiale.
Rien n’y faisait. La confusion de Negaï se débattait comme un chien enragé contre le vœu de légèreté que tentait de lui renvoyer Luka. « Et où c’est, ‘là’, par la même occasion ? » Tonna à nouveau l’arrivant, sans même se rendre compte que sa panique entraînait irrévocablement le rêve vers le cauchemar.
Un frisson traversa Luka comme une flèche, un signe de mauvais présage. Il tentait de se calmer, mais il se sentait trop fragile face à la vague d’émotions qui déferlait sur lui. « Tout va bien, » assura-t-il malgré tout, en tentant de se faire le plus rassurant possible. « Ne t’en fais pas, Neg’… Ce n’est qu’un rêve. Nous sommes en train de partager le même rêve, d’accord ? Pas besoin de t’énerver… Nous sommes en sécurité, ici. »
Clac.
Quelque chose se rompit au mot « sécurité ». Comme une barrière qui cédait une bonne fois pour toutes - un craquement mental qui résonna jusque dans ses os.
Luka n’osa pas tourner la tête. Il n’osa pas jeter son regard ailleurs, quitter des yeux ne serait-ce qu’un instant le visage tendu de son compagnon de vie, car il savait ce qui pouvait advenir s’il se laissait emporter par la flopée d’incertitude qui menaçait de l’engloutir. Il n’osa pas tourner la tête, car il savait que ses monstres étaient toujours sagement tapis à l’ombre des hautes tourelles qui cernaient le jardin, et que ceux-ci n’attendaient qu’un seul faux-pas de sa part.
« S’il te plaît, » tenta-t-il de reprendre, en s’humectant nerveusement les lèvres, bien qu’ils ne fussent pas dans le monde physique. « Ne panique pas, s’il te plaît. »
Mais il était trop tard.
Un bruit de pas lourd, métallique, retentit dans la cour du château onirique. Un seul bruit de pas, qui suffit à convoquer l’être que Luka désirait fuir avant tout.
Fritz apparut tel un spectre menaçant, l’épée tirée au clair. Son armure royale étincelait avec toute la magnificence d’un prince de sang. Un prince de conte de fées, qui s’était laissé corrompre par le fiel du malheur : les traits de son visage étaient si fortement marqués qu’ils semblaient comme esquissés à la mine de charbon. Fritz, son défunt cousin. Ou du moins, la projection de celui-ci, l’image cauchemardesque que Luka s’en faisait si souvent, dès lors que l’angoisse le prenait aux tripes.
Ses yeux d’un bleu perçant clouèrent le comédien sur place. Le garçon sentait ses genoux trembler sous la terreur innommable qui enflait en lui comme une infection.
Impuissant face à ce qu’il savait inévitable, il tenta de se faire plus petit, plus discret qu’une petite souris. Tant que Fritz ne le saisissait pas, il avait toujours une chance de s’enfuir. Déjà, tel un esprit volatile, Luka semblait s’évaporer dans l’air. Mais au lieu de chercher à le retenir lui, la projection de Fritz transperça Negaï du regard, fondit sur lui en une fraction de seconde et pointa sa lame à sa gorge.
Une voix puissante et amplifiée, familière aux oreilles d’Aalis et inconnue à celles de Negaï, retentit dans la cour comme un coup de tonnerre : « Rends-moi l’héritier. » Ses yeux balayèrent chacun d’entre eux avant de se fixer sur Luka, comme un défi ouvertement lancé, mais il continua à s’adresser à celui qu’il menaçait directement. « Il n’est pas pour toi. »
L’homme armé semblait sur le point de frapper. Sa main libre se joignait au pommeau de son épée, afin de porter un coup d’estoc à la trachée exposée de Negaï. Mais Luka s’était à nouveau fermement ancré dans son univers dès lors qu’il avait constaté le risque qu’encourait son précieux ami ; il se campa sur ses deux pieds, le visage assombri par l’outrage, et ses cheveux noirs d’encre roussirent brièvement alors que l’incendie de la colère lui dévorait le ventre. « Ne le touche pas, » tempêta-t-il les yeux brillants, brûlants d’une fureur brute. Sa main se leva de son propre accord, comme un avertissement, et heurta le vide avec violence : Fritz fut projeté dans les airs par une force invisible, et s’écrasa à quelques mètres dans un énorme fracas métallique. Dans ce monde, Luka était roi.
Le visage pâle comme un fantôme, il se tourna vers ses amis dans un mouvement brusque de la tête. Les nuages se bousculaient au-dessus de leurs têtes, annonçant l’orage qui se levait ; les cheveux sombres du comédien ballottaient dans le vent, comme un signe de mauvais présage. « Partons. En haut de la muraille, vite, avant qu’il ne se relève. »
De ses deux bras, le garçon projeta ses paumes vers le ciel, un geste fébrile qui tenta de sauver son monde ébranlé : il bâtit en une fraction de seconde des escaliers de pierre tout le long de la muraille, pour leur permettre d’accéder les hauteurs. « Vite ! » Il tira Lis par le bras, tout en passant sa main dans son dos, légère comme une bénédiction, avant de l’entraîner vers la première marche. Mais il ne l’accompagna qu’à la cinquième, et la laissa monter avant lui, car il craignait de laisser Negaï en arrière. « On va évacuer le château, ne vous en faites pas. Je vais nous faire pousser des ailes au bras, et nous filons par la voie des airs, alors pas de panique, faisons-le juste, et vite ! » Il saisit la main de Negaï à la volée, et son autre main libre vint se joindre à son dos, à lui aussi, alors qu’il passait devant lui : d’un seul coup, il le propulsa vers le haut, et ils franchirent ensemble cinq-six marches d’un coup tant Luka le collait au talon, plus fidèle que son ombre. Ses doigts se promenèrent brièvement à ses omoplates, comme s’il y semait quelque chose, une petite graine invisible entre ses épaules, puis il le laissa prendre de l’avance pour pouvoir se retourner en un mouvement fluide, aérien.
Ses yeux alertes ne tardèrent pas à se fixer sur Fritz. Celui-ci, toujours affublé de son armure de chevalerie, s’était relevé. Et chaque pas qu’il fait martèle le sol, un appel au séisme. La projection de son défunt cousin laissa échapper un long hurlement de rage avant de partir à leur poursuite. Chaque pas qu’il réalisait martelait le sol sans aucun répit, un appel au séisme. Luka, qui se trouvait déjà au milieu de l’escalier, frappa la pierre du pied, une seule fois, un coup décisif alors que Fritz s’apprêtait à franchir la première marche : toute la partie inférieure de l’escalier s’effondra.
Rassuré, presque triomphant à l’idée d’avoir semé leur agresseur, Luka rejoignit ses compagnons d’un bond léger. Il y avait pourtant quelque chose de toujours tendu dans son regard, car cela faisait un petit moment qu’il s’était mis à pleuvoir dans ce quasi-cauchemar. Le comédien se méfiait des flaques d’eau qui se formaient dans le jardin en contrebas. Sans oser regarder en bas, il désigna l’horizon par-delà la muraille à ses deux amis.
« Vous voyez ce bateau, là-bas ? Nous allons voler de nos propres ailes, et on s’y retrouve ! Bonne chance, » crût-il bon d’ajouter, avant de pousser Negaï par-dessus la muraille, un grand coup de main qui ne lui laissait aucune chance de reculer. Dans le même temps, il claqua des doigts de sa main libre, et fit jaillir des bras de son ami des plumes chatoyantes, de la même couleur que sa longue chevelure. Il y insuffla volontairement une grande force de déploiement, si seulement l’oiseau de nuit daignait battre des ailes, avant de se tourner vers Aalis, le regard presque espiègle – presque. « Saute, ou je te pousse aussi. »
Il attendit que la jeune femme prenne son envol avant de refaire les mêmes actions, et bien vite, des ailes, aussi vives que la chevelure auburn de son amie, poussèrent de ses épaules à ses mains. Son regard s’attarda brièvement sur les deux seules silhouettes qui se dirigeaient vers la mer. Mais au large, n’était-ce pas deux bateaux, au lieu d’un seul ? Curieux, Luka observa ces éléments imprévus, des intrus dans son univers personnel. Une petite barque d’albâtre trônait un peu à gauche, au grand large, tandis qu’un navire marchand, richement orné d’or et d’ivoire, se prélassait vers la droite. Une ombre solitaire, à moitié dissimulée par une ombrelle, semblait faire signe aux rêveurs depuis la barque blanche. Tout l’équipage semblait acclamer l’envol des deux invités oniriques depuis le pont du bateau, comme pour les inviter à les rejoindre. Un choix s’imposait déjà à eux, alors même qu’ils devaient s’efforcer de contrôler les nouvelles parties de leur organisme.
Nul guide, pourtant, pour les mener en lieu sûr : si l’un d’entre eux pensait à regarder par mégarde au-dessus de leur épaule, nulle trace de Luka. Les murailles étaient vides, tout comme le ciel derrière eux. Comme s’il s’était volatilisé.
Une brume épaisse recouvrit brusquement le château qui, jusque-là, s’était fait distinct à leurs yeux. Momentanément inaccessible. Ils ne pouvaient plus qu’avancer, et seuls.