L'espace d'un instant, son regard quitta la crinière nocturne de la belle sorcière. L'espace d'un instant, seulement, il chercha des yeux après une fourrure susceptible de l'enrouler ; un feu capable de la réchauffer. Il lui avait dit qu'il ne saurait être long mais il ne put s'empêcher de la caresser tendrement des yeux. Le vert-de-gris épousa d'abord les épaules de la jeune femme, avant de suivre la courbe de ses hanches, d'en couver les reins. Un mince et discret sourire étira ses lèvres gercées, avant qu'il ne se penche pour rassembler quelques rondins de bois secs, pour le brasero qu'il préparait. Ignorant les quelques échardes qui pinçaient son écorce, le Ceald ramassa quatre imposantes bûches, ainsi qu'une quinzaine de banches et suffisamment de petit bois pour démarrer un feu conséquent. Il se rapprocha alors de Blanche, toujours recroquevillée sur elle même sur le rivage. Ses pieds nus, comme usuellement, s'enfonçaient dans le sable gris et humide quand les vagues ne venaient pas les ronger. D'abord sans dire un mot, le vagabond déposa son mince tribut sur la gauche de la jeune femme avant de récupérer quelques roches assez épaisses pour éviter que le vent ne souffle trop loin les braises. Dessinant tant bien que un cercle avec le peu qu'il avait pu trouver, l'Ours finit cependant par réaliser que sa compagne restait aussi immobile que les récifs et semblait aussi triste que les cieux un soir d'orage. Il déposa son dernier caillou à la hâte, refermant la ronde imparfaite qu'il avait entamé, sans jamais là quitter du regard. Rarement lui avait-elle semblé aussi figée, sauf peut-être quand elle invoquait aux puissances anciennes, à
Nęēnī'á ou quand elle conjurait la glace tout le long de son avant-bras. Ses dents grincèrent en silence, laissant son cœur s'emballer doucement, au rythme même de son inquiétude. «
Blanche ? » Souffla-t-il d'une petite voix, pour ne pas l'effrayer. Lentement, courbé et presque accroupi, il mit un pied devant l'autre, avançant vers elle. Il craignait de la voir s'envoler, comme une proie apeurée, son ramage sombre lui servant soudainement d'ailes. Timidement, ses doigts étonnement gourds rencontrèrent son épaule nue, sa peau douce... mais si froide. «
Nyttę... ? » S'enquit-il alors une seconde fois, sans trop savoir quel mal harcelait la belle. Il en ignorait encore la nature, mais il aurait pu dire sa brutalité, l'oppression que vivait Blanche. Elle avait peur. Il le sentait. Et s'il la savait suffisamment forte pour ne pas avoir besoin de sa protection, elle avait déjà son affection, sa compassion. Laissant ses doigts courir tendrement entre son omoplate, son échine et sa nuque, Lanre vint s'accroupir pour se ramener à son niveau. «
Je... — », commença-t-il d'un murmure, sans pouvoir dire quoique ce soit de plus.
Il vit la pulpe de son index, son majeur et son annulaire disparaître dans la chair glaciale de son amante, comme avalée par son son épaule. Puis, ce fut son poignet, précédant son la moitié de son bras. Et sitôt qu'elle fut relevée, ce qu'un étrange sortilège lui avait volé lui revint. Encore trop surpris pour réaliser, il chercha instinctivement son regard ; mais elle l'observait sans le voir. L'iris pourpre aux reflets mauve de ses yeux semblait le traverser, soufflant à travers son être comme le vent souffle dans les criques et les canyons sans rencontrer la moindre résistance. «
Ęnnā... ?! » Lança-t-il sobrement, sans chercher à cacher son désarroi. Ça n'avait jamais été dans ses habitudes et moins encore avec elle. Au contraire, en vérité : le plus souvent elle apportait des réponses à ses questions, à la manière de l'Ancien. Mais pourtant, cette fois, elle resta sourde à sa requête, toujours incapable de le voir qu'elle était. Comme elle, il se releva alors, cherchant à attraper ses mains sans jamais y parvenir : à nouveau,
Ufiik lui passait au travers sans qu'il comprenne quelle sorcellerie elle pratiquait. «
Blanche ?! » Lança-t-il encore, élevant la voix dans l'espoir qu'elle l'entende, mais la jeune femme se mit simplement à courir, l'ignorant comme les premières neiges. Sans même y réfléchir, le maraudeur ramena ses mains contre son visage qui portait encore les ecchymoses de son combat contre le grand
Neìdr, se préparant au choc. Un froid de givre le gifla avec plus de force que le noroît, tandis qu'une lance de gel perçait sa poitrine, déchirant son buste, broyant sa cage thoracique, laissant le l'hiver mordre ses os. Il hurla, sans qu'aucun son ne sorte d'entre ses crocs, les mots de sa douleur mourant sur sa langue brûlée. Sur sa nuque, chacun des poils de sa crinière se raidit et ses doigts se crispèrent, s'accrochant tant bien que mal à une sorcière qui traversait son être comme s'il n'était que poussière. Bientôt, il se mit à convulser, pris de violentes secousses alors même qu'un autre corps, bien réel lui, se mêlait au sien. Un moment, et un seul, il partagea avec la jeune femme ses craintes, ses mémoires, ses regrets. Il vit l'enfant, la neige, le sang. Il vit la rage, la flèche, le manteau d'ombre. Il vit l'esprit, le renne, les jumelles. Il discerna ses espoirs, ses échecs, ses amours et ses dégoûts. Pendant quelques secondes, à peine, il fut elle plus que personne ne le serait jamais.
Ses genoux s'enfoncèrent lourdement dans le sable vaseux. Son dos plié, rond, son échine brisée, il laissa ses mains tomber face à l'hostilité d'une mer du nord pourtant apaisée. La sueur perlait sur son front, glissait le long de son nez avant de goutter lourdement jusqu'aux rivages grisonnants de l'archipel septentrional. Lentement, mais pris de panique, il essaya d'inspirer, de haleter, cherchant l'air en vain. Ses poumons écrasés le brûlaient plus qu'un brasier. Les peurs et les interrogations mouraient sur ses lèvres rendues arides par le froid. Elles l'alourdissaient. Pire, elles l’étouffaient. L'évidence était pourtant là, clair comme de l'eau de roche, mais il se refusait à la voir. Il ne pouvait pas l'accepter. «
Ughn... — », siffla-t-il sourdement une première fois, les yeux rivés sur quelques grains de sable humides et sombres, sans cesse rongés par le sel, la sueur et le sang. «
Ughhnnnnn ... ! — », souffla-t-il à nouveau, se souciant peu de son claquoir rougi par la colère et le déni. Sous ses yeux commençaient à tomber quelques flocons, recouvrant tendrement la côte, quand ils ne s'accumulaient pas sur la banquise. Brusquement, il jeta sa gueule en arrière, cambrant son dos, avant d'ouvrir le bec. «
RAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH ! — », hurla-t-il soudain, vidant douloureusement des poumons déjà morts. Il ne savait ni où, ni comment, mais à l'évidence il était tombé. Sa dépouille pourrissait sans doute quelque part, à l'Est, et les
Dovah lui interdisaient l'accès aux
Maisons-Longues d'
Ifr'ẹ̄an̄ et aux palais des dieux morts. Dans un geste de rage, il gifla le sol devant lui, charriant la glace et le sel autant que le sable. «
AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !! AAAAAAAAAAAAAAAAH ! » Hurla-t-il encore, réalisant seulement ce qu'il avait fait à Cocorico, quand il avait tué le
Dovah dont la langue de feu brûlait le village. Sa vie tout entière n'avait été que destruction et en seul héritage, il laissait de seules cendres encore chaudes. Il s'était condamné. Condamné à l'errance, certes, mais aussi paradoxalement à l'immobilisme. Il savait le désarroi de Blanche mais ne pouvait plus rien pour l'aider désormais. A nouveau, son dos se plia tandis que son visage épousait le sable imbibé et meurtri. Il ne chercha pas à retenir ses larmes.
Peu à peu, l'hiver recouvrit son corps nu comme si en quelques instants passaient quelques mois. Il resta immobile, comprenant qu'il finirait par devenir un de ces mauvais esprit, un de ceux-là même qui l'avait torturé jadis. Comprenant aussi que désormais, plus rien ne pouvait être fait. Lui qui avait toujours refusé l'idée de destin se retrouvait désormais impuissant à la repousser. Lentement mais sûrement la neige l'ensevelissait tandis que chaque parcelle de sa peau se parait d'une épaisse fourrure brune tirant sur le roux. Son nez s'allongea en un museau. De ses babines s'étirèrent de véritables crocs, de ses doigts sortirent des griffes. Et si l'Homme était abattu, l'animal n'avait que trop hiberné. La bête se dressa sur ses pattes dans un rugissement sonore avant de s'ébrouer, chassant la neige qui s'accrochait à sa lourde pelisse. Doucement, la Grande Ours releva les naseaux pour renifler l'air, avant que son regard perçant ne se glisse sur la caverne. Elle gronda, sourde et vilaine, ses quenottes aussi meurtrières que des haches dévoilées. D'un bond, elle s'arracha à sa prison de givre avant de s'élancer au plus profond de l'ombre, ne laissant dans son sillage que des braises encore rouges. Il ne fallut qu'une seconde, à peine, au néant de la grotte pour l'avaler tout entière.
*
Sur son poil se reflétait les vieilles gravures d'un tombeau sans âge. Les
Ā'ȩ̀ƌā avaient jadis construits ces palais aux morts dans lesquels reposaient encore leurs défunts. Par le passé, les tombés exigeaient des offrandes régulières, sans quoi ils n'hésitaient pas à venir les prendre de force. Les vivants bâtissaient alors d'impressionnantes demeures de roche, creusant à même la montagne quand ils le pouvaient et amenant la pierre quand ils n'en avaient pas le choix. Sur les parois de ce temple macabre désormais envahi par un bras de mer, elle devinait les vieux Dieux. Ceux que les
Dovah avaient vaincus, puis dévorés. Elle voyait le Rorqual, Jyō'Tun,
Thūr et
Spa'ą̄́ŋ̄ de Jǝ́'Sho̱r, le Cerf. Elle longea l'Aigle, déesse du ciel et de la tempête, contourna consciencieusement le Renard qui, déjà abandonnait parfois sa forme initiale pour celle d'une Jument quand s’emparait de lui une ire incontrôlée. Sur son flanc, elle distinguait le Grand-Duc, jouxtant la Louve, et le Papillon. Plus loin, elle devança le Narval, frère de Jyō'Tun et héraut du Grand
Neìdr, représenté comme le serpent qui ceinture le monde. A ses côtés sommeillait le violent
Dovah, dont la faim ne connaissait pas de limites, messager du fin des âges et du début d'un second
Helv'ē. Au loin brillait une lumière, brasero illuminant les interminables murs de pierre de ce labyrinthe infini. Ses griffes s'enfoncèrent dans la roche tandis qu'elle poursuivait sa route, accélérant même, ignorant qui chez les morts pouvait encore allumer un feu. Ce genre de question ne saurait la rassurer. Dans un grondement guttural, elle accentua sa traque, pistant sa proie comme aucun traqueur n'aurait su le faire. De la chasse, n'était-elle pas l'esprit, fille de la Mère ? Mais malgré ça, le sang noir vint maculer et tapisser les imageries de Dieux qu'elle avait connu. Les corbeaux qui, plus tôt, piquaient sa chair dévoraient désormais de vieux cadavres dont le parfum exhalait les murs, embaumait jusqu'à l'atmosphère. Le silence assourdissant comprimait l'air, comme toujours dans les sépulcres et les cairns abandonnés. Mais cette fois, tout cela semblait différent. Ça n'était pas la même magie qui imprégnait les lieux. Une autre, plus jeune, plus insolente aussi peut-être, masquait l'odeur des rites anciens et des malédictions de l'ère passée. Elle grogna, sans cesse plus inquiète, avant de s'engouffrer dans un énième couloir non sans bondir au dessus des dalles piégées qu'elle semblait connaître sur le bout des doigts... des griffes, en vérité.
Le silex manqua de mordre la gorge de Blanche, mais sa gueule se referma sur le bras longiligne de sa proie la première. Elle gronda durement, goûtant pour la première fois aux cendres de la corruption et du déclin. Le sang d'An Dr avait la texture et le fumet du charbon, il lui parasitait la bouche, brûlait ses lèvres, fondait ses crocs. Ses mâchoires se refermèrent plus encore sur l'avant-bras de la bête, sans qu'aucun son ne passe ses lèvres. Des perles mauves de la sorcière, où elle lisait cette même peur qui aurait pu saisir son cœur, elle tira une force renouvelée. Le givre infusait ses incisives autant que ses canines, pénétrant durablement la plaie qu'elle laissait dans le bras de l'Esprit. Se hissant sur ses deux pattes arrières, elle tira avec force sur ses membres pour l'éloigner de sa protégée, mais la bête la frappa au thorax de sa paume libre. Brusquement, l'Ours se sentit chuter, repoussée par une étrange force. Son dos heurta violemment le fer noir et nu d'un vieux sarcophage rectangulaire et vertical, avant qu'elle ne rebondisse comme une poupée de chiffon et que son échine ne percute la roche, la plongeant dans l'inconscience, jetant sur ses yeux de suaires de chair sombre, pourrie. Dans un tintement qu'elle ne distingua pas, le quartz buta doucement sur le sol. De sa gueule tombait l'avant bras arraché d'Asvald tandis qu'elle revêtait désormais un manteau humain, mourant pour la seconde fois ce jour ; sans même réaliser qu'An Dr s'évaporait dans les méandres du donjon. Une fois de plus sa carcasse nourrirait les ailes-noires, si toutefois c'était là la volonté des
Draugur. Il en distinguait les respirations lourdes et voyait déjà leurs bottes antiques marquer les dalles de traces indélébiles, pour l'emmener à son tour.