Posté le 23/11/2012 22:09
Le visage de Tsubaki se défit à ses mots ; on aurait cru qu’elle se ratatinait et qu’une fois son enveloppe charnelle décompressée en un petit tas ridicule, son âme s’envolerait vers des horizons plus cléments où l’œil méchant et la langue acérée de son compagnon d’autrefois n’auraient aucun effet. Astre, quant à lui, ne pouvait pas poser les yeux sur elle. Il avait oublié de rajouter une phrase à son amie, en plus de la répétition du « Je serais mort pour vous ». Il manquait la chute, car lui qui était tombé de si haut ne pouvait pas simplement utiliser un conditionnel pour décrire la situation vécue, l’enfer de sentiments qui l’avait consumé, qui avait rongé son âme et son corps comme une lèpre vulgaire. « Je suis mort pour vous. » Voilà ce qu’il avait omis de révéler ; sans le retour d’Arkhams à ses côtés, jamais n’aurait-il pu voir cette minuscule lueur au fond de ce tunnel sans fin, noir ; sans le retour d’Arkhams, il aurait continué à dépérir à petit feu, anatomie en état de marche mais l’esprit ailleurs, accablé, terrassé par tous les maux qui peuvent émerger de son existence ratée.
La jeune femme se mit à l’aise. Elle prit la peine de s’assoir, pour fuir la déconfiture faciale de son ami. Les larmes lui trempaient le regard, et les astres nocturnes rendaient lumineux les orbes lacrymaux. Tsubaki semblait lutter avec elle-même ; finalement, elle libéra le surplus d’air qui bloquait toute exclamation de sa part, pour déclarer une tirade qui promettait d’être longue et informative.
« Bien… Je vais te raconter l’histoire d’une Tsubaki que tu ne connais surement pas. Non pas celle de cette fière dame de haut rang mais plutôt celle de cette petite enfant perdue… »
Astre décida de la laisser s’exprimer, de se taire, de ne pas l’interrompre ; il resta debout, le chef presque incliné vers le sol pour laisser libre cours à la passion de ses yeux. Pendant qu’elle parlait, le Chevalier sentit ses membres se raidir, ses paupières tiquer, ses épaules le démanger. Tout ce qu’elle disait n’était pas faux, loin de là. Elle lui livrait sa vérité, sa vision des choses, le fait qu’elle vouât sa vie entière à son mari volage, qu’elle délaissât son frère d’âme le sinistre désastre humain, Astre le vilain… Elle lui raconta son refuge dans la forêt lorsque les Profondes Ténèbres finissaient de s’écrouler, vilipendées par toutes et par tous ; Arkhams qui n’était plus près d’elle, Withered volatilisée, Astre enfermé dans son rôle de prédicateur belliqueux. Sa foi s’était effondrée, son âme déchirée en mille n’avait pas pu supporter tous ces malheurs successifs, et elle avait préféré la fuite elle aussi. Elle avait mené son existence champêtre, à chasser et à ne subvenir à ses besoins vitaux que sous la forme réconfortante de la louve blanche. Withered était ensuite sortie des ombres pour la rappeler à son maître, et ensemble ils s’étaient à nouveau réunis pour ce qui devait être la réincarnation parodique des Profondes Ténèbres, nommée Croisade sanglante. Et puis, quand Arkhams et Astre avaient réapparu sous la bannière sordide de Flèche Noire, elle avait voulu les rejoindre, avant que tout n’éclate et ne brise les espoirs d’union. Elle lui parla alors de la compatibilité de son allégeance pour le Trône avec l’amitié qu’elle éprouvait pour lui (et l’amour violent et passionnel pour Arkhams). Elle lui jura qu’elle préférerait mourir plutôt que de voir le Chevalier noir enlevé à son être par les forces qui subjuguent le monde.
« …Je n’ai toujours existée que pour Arkhams et je me rends compte aujourd’hui que c’est un tort.
Pardonne-moi d’avoir succombé à mes passions… » termina-t-elle, le regard brouillé et le corps quelque peu secoué.
Astre avait la bouche pâteuse ; sa salive était insipide, après toute cette harangue didactique sur les évènements et les explications qui avaient fait agir la Dame-Louve tout au long de cette année. Alors, Astre s’éclaircit la gorge pour la dérouiller de ses assaillantes émotions et répondre aux dires de son amie.
« Je conçois les difficultés que tu as endurées, je prends en compte l’amitié salvatrice de Withered dans ton état dépressif et la main tendue de mon ancien maître. Je suis conscient de tous les malheurs que tu as pu encourir par ma faute ou par celle de ton cher mari, et pour cela, j’en suis sincèrement désolé. Néanmoins, il est clair que tu as su mieux te refaire que moi. Je n’en suis pas jaloux, non, car je préfère ma maigre liberté à une prison dorée. Je t’aime, Tsubaki, comme une sœur, une amie et moi non plus je ne souhaiterais te perdre pour rien au monde. Je ne te pardonnerai pas d’avoir succombé à tes passions, car je suis un homme de passions. Le monde, s’il n’est dicté que de raison, finit par régler chaque action, prévoir chaque geste de chaque vivant. Les passions servent à entretenir les principes de vie, à promouvoir l’honneur d’un être humain et non son asservissement aux pouvoirs mis en place, que ce soit les pouvoirs royaux et dissidents comme les pouvoirs divins. Je te prie de m’excuser pour mes divagations d’homme malade, je suis un brin fatigué et je souhaiterais t’exposer mon entière vision des choses. Je me suis accroché à mes principes et c’est ce qui m’a épargné la servitude… et en même temps le bonheur. Mais je suis un homme de mœurs et ma conscience ne mérite aucune légèreté, car sans cette rigueur morale qui me fait agir que deviendrais-je ? Un pantin débauché adepte de la fornication sodomite, probablement… »
Le Chevalier noir se permit de tousser un peu, pour marquer une rupture avec son discours et pour s’empêcher de dénaturer son discours d’amitié en discours politique et moraliste.
« Ce que je veux te dire, c’est que ma conception du monde, je tente d’en faire l’application à chaque occasion. Voilà pourquoi j’ai eu du mal à vous rejoindre si vite, vous, fuyards et mécréants. Voilà pourquoi quand vous vous êtes détournés de moi j’ai pris tant de temps à vous retrouver. L’amitié a été plus forte que mes principes ; j’ai montré de la faiblesse, mais je ne le regrette point car je me retrouve auprès de mes frère et sœur préférés. Les seuls à partager ma folie… » Une larme brilla au coin de son œil droit ; on aurait dit, par les teintes sanglantes de son regard, qu’il avait de la lave dans les orbites. Démon de la forge, vampire mélancolique, assassin sensible.
« Je ne pourrais rêver que de cela : être à vos côtés. Mais mes principes continueront à me dicter ma conduite, et lorsque votre comportement à vous deux m’est dérangeant, pire encore me rend malade, je ne peux le soutenir et je me dois soit de vous en faire part, soit d’être en froid avec vous. Je suis comme cela, personne ne me changera. Veux-tu vraiment à nouveau d’un garde moral auprès de toi ? » Il tenta un sourire ; sa tirade pleine de grandiloquence lui était venue naturellement, il en était à la fois fier et honteux ; fier par la richesse qu’elle portait, honteux par la distanciation qu’il provoquait avec sa sœur en employant ce ton de journaleux. Que pouvait-elle répondre ?