Sans travail régulier, j’avais un temps considérable à dépenser. J’étais de nouveau à vagabonder en Hyrule, comme un vieux fantôme errant qui ne fait plus peur à personne, une âme qui a tellement hanté qu’on a fini par l’ignorer. Seuls les gamins chargeaient leurs bas quand ils m’apercevaient, moi, pestiféré mental, lépreux social. Une grimace, la main sur le pommeau et ils détalaient comme des lapins. Enfin, cela, c’était quand ils ne se mettaient pas à rire avant de fuir vers d’autres aventures juvéniles. Je n’allais pas jusqu’à les poursuivre, je conservais un peu de dignité. La seule personne qui subissait mon influence était d’ailleurs un jeune gaillard que j’avais recueilli pour tromper ma solitude, et qui devait travailler à l’heure qu’il était. Il représentait la terre riche et fertile dans laquelle je voulais faire pousser mes mauvaises graines. J’envisageais d’en faire mon écuyer, mon chevalier-lige, le « protecteur » de l’Empire que j’allais fonder. Une quinte de rire fit cliqueter mon attirail. Les rêves impossibles sont les plus savoureux, mais ils laissent sur le palais une sorte d’amertume, l’aigreur de la déception.
C’était étrange, tout de même, d’être si inoccupé dans cette Hyrule en guerre. C’était comme si j’avais été figé dans une autre réalité, un autre plan, comme si je ne voyais les évènements que sous un filtre un peu terne, un peu passé. Etais-je véritablement devenu spectre ? J’évoluais dans un monde comme si j’y passais au travers : les gens semblaient ne pas me voir, ils ne me fuyaient pas plus qu’ils ne me fréquentaient. J’étais une page d’Histoire qui se laissait porter par le vent d’automne. Tout compte fait, j’étais peut-être mort, finalement… tous ces questionnements m’étaient permis justement par mon manque d’activité, j’avais pour seul loisir un peu macabre ce genre d’introspection, qui mène bien souvent à un égocentrisme exacerbé et une humeur poisseuse. Quelle époque trouble, si l’on y réfléchit. Les saints vivent au royaume des morts, dit-on. Je ne suis pas sûr que cela soit vrai : regardez-vous comme moi, morts en sursis, aliénés par des mœurs putrides qui n’en finissent pas de nous pourrir de l’intérieur. La forêt de notre âme est complètement parasitée par le lichen, elle se meurt doucement et nous n’y pouvons rien.
Mes yeux balayèrent l’horizon : les eaux du Lac Hylia paraissaient comme l’or qui fond, elles brillaient de mille feux car s’y reflétaient les centaines de paires d’yeux du soleil qui surveillaient avec force les cieux qui s’étendaient au-dessus de nous. Une jeune femme était allongée sur le sol, les vêtements humides et la peau luisante. Elle avait dû se baigner. Bizarre comme certaines femmes semblaient également hors du siècle, hors du monde, comme si celui-ci avait abandonné ses glacés assassins et ses grossiers bandits pour de gentils bouffons et de tendres chevaliers. J’avais beau être mort aux yeux des autres, j’étais homme du monde et une donzelle qui offre ainsi ses cuisses au soleil génère autour d’elle le désir ; j’ajouterai même que, quelque part, son corps le réclame et qu’il serait très peu courtois de refuser l’invitation. Mes pas me conduisirent jusqu’à elle, dont le visage pâle prenait une teinte dorée très charmante sous les rayons du dieu omnipotent.
Ma barbe me mangeait les joues, mes cheveux gardaient une longueur inaccoutumée ; de fait, malgré ma propreté, j’avais l’allure d’un rustre. Mais qu’à cela ne tienne, les femmes ne sont pas encore dévoyées par les images d’androgynes et ne cherchent pas à « aimer » ce qui les ressemble dans un désir malsain et déviant, elles conservent pour le moment leur autonomie animale qui les font désirer ce qui les comble physiquement. Pour se pâmer ainsi en toute liberté, cette gourgandine ne devait pas avoir qu’un seul maître. Un sourire goguenard se dessina sur ma face hirsute. Ma main s’approcha du visage avec l’intention d’en caresser les moindres contours.