C’était le désert, la dictature du chaud et de l’ocre, pas d’horizon libérateur dans cette étendue interminable. Franc paraissait, malgré la fatigue, tout guilleret de ces petites aventures. J’admirais sa jeunesse, sa fougue, sa foi surtout, qui restait intacte, malgré les viols commis sur son esprit. Je le sentais changé, mûri, plus cynique, mais la belle part de son âme continuait à habiter son corps juvénile. Tant mieux, d’une certaine manière… Arkhams aurait tout temps de s’installer dans cette enveloppe corporelle plus tard, s’il lui en prenait l’envie.
Loin devant moi, Franc dévorait du regard tout ce qu’il voyait, tout ce qui pouvait enrichir ses maigres connaissances du monde extérieur. Parfois, il souriait : une grimace imbécile et béate assez communicative. Ce morpion avait sur moi un effet attendrissant ; je m’énervais moins, j’étais plus calme, la haine était plus réfléchie. D’une certaine manière, j’étais plus posé, plus attentif à ce qui m’entourait.
Withered est repartie. Sans prévenir. Elle n’a jamais été friande d’adieux, c’est une grande sensible dans le fond. Ca tombe bien, moi aussi. Avant qu’elle ne disparaisse, nous avions entamé des négociations avec un brigand dont le nom m’échappe, parce que son importance n’est pas primordiale, parce que mes pensées sont véritablement retournées à la source de toute ma motivation : le groupe, autrement dit la perfection, l’entité complète, les Profondes Ténèbres. Tsubaki fut la première à s’éclipser : elle avait dû retourner dans sa forêt, en quête de cette paix intérieure et de cette stabilité matérielle qui avait toujours été ses besoins les plus criants. C’était son côté spirituel : moi, j’avais renié le mien, je m’étais enfoncé dans le matérialisme le plus cynique, j’avais abandonné toute aspiration supérieure à ma propre personne. J’étais la créature de l’individualisme, et en ce sens, mon individualité en avait pris un coup. Je comprends mieux, aujourd’hui, maintenant que Withered s’en est retournée dans des contrées lointaines. Nous ne nous reverrons probablement jamais. Arkhams est mort. J’aurais dû me douter que, lui fini, je ne pourrais plus jamais rien créer de bon. Tous mes échecs et toutes mes victoires ont toujours dépendu de lui, d’une certaine manière. Il était ma force et ma faiblesse. Il était mon frère. Je n’arrive pas à te rendre hommage, Withered… ta force tranquille, ta froide détermination, tu étais une tueuse. La perfection n’existe plus, j’en suis réduit au stage de l’homme terrien. Je me rends compte, maintenant, à quel point la solitude ne m’a jamais quitté. A quel point tout mon univers, forcément égocentrique, s’est forgé autour de mythes et d’absurdités. J’ai polarisé autour de ma personne des individualités fortes et originales, des héros. Aujourd’hui, ils sont partis. Aujourd’hui, je ne suis plus rien.
La grisaille a vaincu. Il ne reste plus rien : plus de rêves, plus de héros, que des morts vivants, que des créatures amoindries et stupides. Hyrule est figée dans une situation sans lendemains. Ganondorf est assez fort pour que plane sur le royaume une odeur de mort et de peur, mais trop faible pour s’emparer véritablement du pouvoir. Moi, je suis là, triste statue, et je regarde ce gamin s’émerveiller devant tant de nouveautés. Qu’il est beau, l’empire du Mal, qu’il est grand ! ah, ça oui, qu’il est majestueux ! mais être roi d’un désert, ce n’est pas être roi. C’est comme être princesse dans une étable, ça n’a pas grand sens. Ce chef de tribu n’a jamais pu transcender ses origines miteuses de nomade émasculé. Cette catin n’a jamais réussi à asseoir son autorité. Toujours, des conseillers plus fins, des généraux plus hardis, l’ont guidée comme bon leur semblait. Mais leur incompétence a maintenu Ganondorf dans ses rêves. D’une certaine manière, tous ces rois, ces princes, ces régimes, tous font partie d’une même réalité, d’une perfection au sens « harmonie », au sens « ce qui est tout », ce qui se complète. Peut-être le monde a-t-il toujours fonctionné ainsi : une sorte de complicité tacite entre deux adversaires, un bien, un mal, les deux égaux en force et en faiblesse pour qu’aucun ne puisse l’emporter sur l’autre. J’aurais pu y croire, à cette harmonie, si, dans la réalité la plus pragmatique des choses, la grisaille n’avait pas tout conquis. Incompétence ! Stupidité ! Matérialisme ! Individualisme ! Manque de ressources ! Absence d’honneur ! Ils n’ont rien accompli. Jugement sévère, mais n’est-ce pas la vérité la plus objective ? la plus pragmatique ?
Pour autant, toute ma vie, toutes nos vies, n’ont fait que suivre des cycles : amitiés, disputes, départs, réconciliations, disputes, départs. C’est bien la première fois que nous nous quittons sans éclats. La raison à cela, c’est que nous avons abandonné toute velléité de conquête. Nous n’étions plus motivés, nous n’agissions plus. Quel destin abracadabrant, quand même. Ah, Franc, que vas-tu faire ? J’aimerais, dans un sens, que tu sois le prochain conquérant. Pour rétablir l’honneur, pour remettre à l’honneur Withered, Tsubaki, Arkhams et moi-même. Nous deviendrions alors les inspirations mythiques de l’empereur Franc d’Hyrule. N’attends pas que je meurs, fripouille. Je ne voudrais pas manquer le spectacle…