Posté le 19/08/2014 20:23
[ TITRE POURRI HAHA, excusez, je suis pas inspirée... XD ]
Il suffisait d'une esplanade libre pour s'élancer comme une seule et même personne, visage levé, et entrer dans un jeu déjà écrit d'avance. Il suffisait d'un drap, exposé entre deux arbres comme le voile d'un navire, pour former un tout autre monde.
Le théâtre de tréteaux a cet avantage de pouvoir se jouer n'importe où : sur le perron d'un temple, sur les pavés d'une rue fréquentée, sur une place après avoir longuement négocié avec la patrouille locale, et même dans une cage d'escalier. Semblable à un chef d'orchestre, le harnais de sa mandoline fermement attaché à ses épaules, Luka déambulait là où bon lui semblait, et derrière lui suivait toujours sa petite troupe dispersée, versatile et pourtant constamment, étonnamment fidèle ; ils n'étaient pas souvent plus de dix, mais chacun paraissait se distinguer dans la foule, armés comme ils étaient de tambours, d'instruments à vent ou à corde, de longues planches de bois ou de pancartes en chiffon. Et toujours résonnaient après eux, sur les parois de pierre des demeures alentours, les rires enthousiastes et les discussions empressées qu'ils mènent dans leurs costumes bigarrés, sans jamais presser le pas. Ils devraient se donner un nom, quelque chose de poétique sans doute, qui puisse être au goût des plus lettrés d'entre eux. Mais ils étaient une troupe de théâtre parmi toutes les autres, une troupe pour la plèbe, rien de plus.
Et pourtant. A force de voir Luka, leur chef de troupe, incarner le protagoniste de leur prochaine pièce en préparation (Albe, ou la Quête de Soi : un drame tragique, une comédie dramatique qui, ils l'espéraient, leur permettra d'atteindre une véritable renommée), ils s'étaient auto-proclamés "la troupe d'Albe", un clin d’œil au héros éponyme qui venait à peine de voir le jour sur les quelques parchemins usés que Luka avait pu dégoter à force de troc.
Si l'écriture était une part nécessaire, fondamentale à la formation de l’œuvre théâtrale, tout était beaucoup plus flexible sur scène. La plume ne précise pas toujours - et en ce qui concerne la plume de Luka, elle ne précise jamais - les mouvements, les gestes, les mimiques, et ne serait-ce que les émotions qui traversent les personnages : il faut économiser le plus de papier possible. C'était aussi pour cette raison que Luka s'était fait meneur de jeu. Puisqu'il rédigeait les répliques, puisqu'il construisait le fil conducteur de la pièce et qu'il posait les briques qui faisaient de chaque rôle un rôle unique, il connaissait la direction générale à suivre. Mais c'était à ses comédiens de s'approprier le texte avant de pouvoir les incarner, car c'était dans les mots qu'ils prononçaient que se terraient les sentiments les plus forts, les plus refoulés, ceux de ces êtres fictifs qui semblent parfois prendre possession d'eux pour les faire avancer, reculer sur l'estrade, suivre tel autre personnage ou au contraire s'en éloigner, sans jamais être tout à fait le même geste, le même mouvement qu'à la dernière répétition. On ne se baigne pas deux fois dans la même rivière ; une même pièce n'est jamais jouée deux fois de la même manière.
Il n'y avait que très peu d'hommes chez les Albins - comme ils s'appellent entre eux. C'était sans doute dû au hasard, ou tout simplement à une logique bien précise : les autres troupes de théâtre n'acceptaient pas toujours les comédiennes dans leurs rangs, ce qui orientait celles-ci vers des troupes bien moins riches, bien moins connues. C'était le cas de la troupe d'Albe, qui cherchait avant tout des effectifs, et qui n'en trouvait pas toujours : le théâtre de tréteaux ne payait pas toujours le repas du soir, et nourrissait encore moins une famille entière.
Et pourtant les voici, chacun - chacune - travaillant ailleurs le soir ou le matin, et se libérant toujours l'après-midi pour retrouver celui qui ne cherchera pas à les mener à la prospérité, mais qui prendra soin de leur démontrer qu'il n'y avait pas besoin d'être un enfant pour trouver un peu de joie de vivre. Qu'il suffisait de mettre un châle autour de ses épaules pour devenir prêtre, autour de la taille pour devenir reine ; qu'il suffisait de profiter de l'hilarité générale pour former une camaraderie qui n'était pas toujours de l'amitié, mais qui avait l'aisance et la familiarité d'une vie en communauté.
« Mes dames, mes demoiselles et messieurs, je vous prie de saluer bien fort ces jeunes femmes qui ont trimé pour vous présenter cette comédie burlesque ! »
Luka présenta tour à tour, non sans fierté, chaque membre de sa petite troupe, qu'il apprenait à connaître sur le bout des doigts. Il savait très bien qu'après la dernière représentation, dans le temps mort qui marquait toujours la période de rédaction d'une nouvelle pièce, la plupart de ses actrices le quitterait pour trouver un emploi autrement plus stable. Certaines partaient pour d'autres villes et ne revenaient pas. Il en retrouvait d'autres, par surprise, quelques semaines ou quelques mois plus tard, avec la chaleur et l'affection de proches qui se connaissaient depuis toujours. Chaque œuvre était ainsi toujours très personnelle : Luka marquait la présence de chaque comédien dans le rôle qui lui était attribué ; chaque personnage revêtait par la suite la gestuelle courante et les tics propres à telle ou telle personne. Par la suite, s'ils rejouaient une pièce, Luka repassait en revue les répliques et n'hésitait pas à pousser l'acteur à les modifier spontanément, par lui-même, de sorte qu'il puisse incarner le plus confortablement possible l'être fictif qui lui était imposé.
Pour aimer le théâtre, il suffisait d'y croire. Mais il avait toujours un degré de réalité à travers le jeu, et Luka aimait à croire qu'il s'était forgé un lien avec chaque personne de sa petite troupe. N'étant pas de nature détachée, il lui était toujours difficile de se séparer de ceux qu'il apprenait à côtoyer jour après jour, bien qu'il ne pouvait leur en vouloir : après tout, il fallait bien gagner sa vie comme on le pouvait. Malgré tout, il les regrettait tous. Cela l'amenait à s'isoler de temps en temps, pendant les pauses qu'ils s'octroyaient toutes les heures, comme si rester à distance pendant quelques minutes pourrait permettre une séparation plus facile.
C'est ainsi qu'il se cala contre un mur sale, dissimulé dans une ruelle étroite, à l'abri des regards que pouvaient lancer les quelques comédiens qui pourraient être à sa recherche depuis l'estrade de la Place centrale. Celle-ci leur avait été gracieusement louée, après de très longues négociations et quelques manœuvres officieuses de la part de Jennia, l'une de ses comédiennes actuelles, qui travaillait aussi dans le commerce. Une femme faite, vive et accomplie, qui semblait s'être arrangée d'une manière ou d'une autre avec les marchands du coin. Il n'était pas sûr de vouloir savoir comment.
Peu importe. Il sortit sa pipe de sa sacoche, ainsi qu'un peu d'herbe bon marché qu'il s'était procuré en début de semaine. Fumer un peu le détendra. Il lui fallait simplement mettre la main sur son briquet improvisé : un morceau d'acier qu'il extirpa sans difficulté de la boucle de sa ceinture, ainsi qu'une petite pierre qui provoquait de belles étincelles... et qu'il ne retrouvait plus. Fichtre. La pipe momentanément oubliée sur ses lèvres, il farfouilla dans ses affaires, dans l'espoir de retrouver son caillou au fin fond de sa sacoche. Il alla jusqu'à fureter dans sa bourse pour vérifier s'il ne l'avait pas placé distraitement dedans la veille. Mais rien. L'air passablement confus, le jeune Hylien redressa la tête, en reprenant brusquement conscience de la foule qui s'affairait non loin de lui. Un peu plus loin, dans l'allée marchande, une lueur vive miroita comme une pierre blanche. C'était le reflet de verres de lunettes. Sauvé ! Luka garda sa pipe entre ses doigts, et s'avança en trottant presque vers celui qui pouvait potentiellement le tirer d'affaire. Un jeune homme presque aussi frêle que lui, tout aussi délicat du moins, aux cheveux auburns.
« Monsieur ? Excusez-moi, monsieur ? Pourriez-vous me prêter vos lunettes un instant, s'il vous plaît ? Je n'ai plus rien pour allumer ma pipe... »