Posté le 28/11/2014 21:32
Luka pivota légèrement sur ses talons pour faire face à Néos, le visage défiant. Toute trace d'agressivité avait quitté sa posture, mais il y avait encore un reste de soupçon dans la tension de ses épaules, une sorte d'indécision qu'il tentait tant bien que mal de dissimuler. Malgré tout, les yeux sévères mais terriblement francs de l'homme à forte carrure semait le doute chez le comédien. Il y avait de la pureté brute dans ce regard sincère, ce regard ouvert à la souffrance d'autrui. Il y avait de la compréhension.
« Excusez moi, monsieur, » commença-t-il, l'air déterminé à se faire entendre. « Je crois qu'il y a eu un léger malentendu. »
Un malentendu, en effet. Une fois que sa rage spontanée s'était retirée de son esprit, telle une vague qui délaissait la berge pour des rives nouvelles, Luka sentit la honte pointer dans le creux de sa poitrine. Il avait agi d'instinct, catapulté par des émotions presque incontrôlables, qui ne relevaient pas de sa raison. Il s'était jeté en animal meurtri, aveuglé par ses passions incertaines. Qu'avait fait cet homme, réellement, pour mériter son courroux ? Pas grand chose. Rien qui aurait pu justifier l'attitude agressive du comédien à son égard. Mais son bref accès de colère n'avait rien de légitime : sa haine temporaire n'appartenait qu'à lui, qu'à lui seul. Encore un non-dit qu'il gardait précieusement enfoui en lui comme dans coffre-fort, un secret qu'il ne dévoilerait pas.
« Je ne voulais pas paraître abrupt ou malpoli, que ce soit vis-à-vis de vous ou de cette jeune femme, » continua Néos en toute honnêteté. Il avait une façon de parler qui, rétrospectivement, plaisait à Luka - une intonation, peut-être, qui le rassurait. « Quand je disais votre attitude remarquable, c'est parce que vous avez osé venir en aide à une personne que tout le monde a repoussé. Et vous avez raison: je n'aurai pas dû m'approcher si rapidement de cette femme. Mais croyez moi, je veux juste vous aider. »
Le comédien baissa la tête, légèrement, comme en signe d'acquiescement. En signe d'acceptation. Signe de pardon. Il se tenait toujours à quelques pas de la Prêtresse Flora, mais il ne faisait plus barrière entre Néos et cette dernière. Toujours protecteur, à la manière d'une mère oie qui protège bec et ongles ses petits, mais toute férocité l'ayant déserté, car il savait qu'il avait jugé trop hâtivement. Trop instinctivement.
Il voulut s'expliquer. Ne serait-ce que faire allusion à ce souvenir tourmenté qui rejaillissait à son esprit comme le pus noir d'une blessure infectée. Sur un accès de faiblesse, il faillit parler de lui. Il ouvrit la bouche.
Mais :
« Quel jour sommes nous ? » Chuchota l'aveugle, la voix brisée. Et brusquement, Luka n'avait plus d'yeux que pour elle. Très doucement, afin de ne pas la brusquer (bien qu'elle ne le voyait pas, le comédien avait du mal à se départir de ses habitudes), il s'accroupit à quelques pas d'elle. Toujours à distance, mais à sa hauteur.
Aussi perdue qu'elle semblait à ce jour, il n'avait qu'une seule envie : caresser du bout de ses doigts la joue déchirée de l'enfant de Foi, comme pour lui prouver qu'elle n'était pas seule. Que dans cette ville terrible et mordue par la bise glaciale, le vivre-ensemble était encore possible.
« Nous sommes à près de trois semaines de la Fête des Morts, dame Flora, » dit-il d'une voix presque aussi basse, presque aussi douce - et il y avait une tendresse réelle, pour ce petit bout de femme, dans chaque mot qu'il prononçait.
« Il semble que vous la connaissiez, » reprit Néos après un temps, et Luka tourna la tête en sa direction, sans se lever de là où il se trouvait. « Je vais donc vous laisser discuter avec elle. Mais sachez que si vous avez besoin de quoi que ce soit, je peux vous aider. Je suis Néos. »
Une présentation tardive, mais que le comédien accepta de bonne grâce. Il opina de la tête, comme en signe de reconnaissance, avant de répondre sans hausser le ton, mais tout aussi décidé - presque solennellement :
« Appelez-moi Luka. »
Un silence embarrassé s'ensuivit. Le garçon aux haillons aurait voulu s'excuser, mais ses yeux revenaient inlassablement à sa précédente compagne d'aventure, et l'inquiétude se confrontait au désir de s'expliquer.
« Le Héros m'a abandonnée... » Un murmure presque sans intonation tant la douleur perçait chaque syllabe. Et soudain, une larme glissait sur le visage autrefois lisse de Flora. Luka aurait voulu la serrer contre son coeur et la dissimuler pour toujours au reste du monde, comme si son corps maigre et famélique aurait pu suffire pour faire barrière aux cruautés des hommes. Car c'était un peu de lui-même qu'il entrevoyait en elle, bien qu'il ne pouvait se résigner à l'admettre à voix haute.
« Chut... » lui murmura-t-il comme le vent. Et c'était plus fort que lui, vraiment ; alors même qu'il s'était emporté pour des raisons similaires contre Néos précédemment, il leva lentement sa main vers elle. Précautionneusement, pour qu'elle puisse sentir l'ombre de ses doigts repliés sur son visage - pour qu'elle sache qu'il venait essuyer cette larme d'une main amie. Qu'elle avait la possibilité de se dérober à son toucher. Presque comme s'il ne pouvait pas concevoir qu'il était lui-même dans le même sac que tous ces hommes. Tous ces hommes qui ne comprenaient pas. « Ne pleure plus... C'est fini, maintenant... Tu seras forte. Le roseau qu'on peut plier, mais qui ne se brise pas. »
Le roseau qui se plie, mais qui ne brise pas. Comme une litanie qu'il ne cessait de répéter dans sa tête, tous les jours ; une devise qu'il avait intégré au plus profond de lui-même, et qui désormais définissait toute son existence. Il la lui offrait à présent, à cette femme à terre comme il l'avait été, cette femme aux genoux meurtris contre des pavés trop froids. Des mots, rien que des mots. C'était le plus beau cadeau qu'il pouvait lui offrir, lui qui n'avait sur lui que ses fripes et ses poches vides.
Cette fois-ci, il eut le courage de tourner la tête, lever les yeux, et faire face au regard perçant de franchise de Néos. Comme si cette fois-ci, pour avoir pu offrir sa parole à la Prêtresse, il avait su trouver les mots pour rompre le silence :
« Pardon, messire. Je n'aurais jamais dû m'emporter contre vous. Voulez-vous tout de même assurer notre protection pendant que nous discutons un peu ? Les rues de la Citadelle n'ont jamais été bien sûres, et je n'ai pas votre carrure... »