Posté le 18/10/2014 13:00
Le petit matin pointait à peine en ce début de journée d'automne, et c'était le visage creusé de fatigue mais pourtant fébrile que Luka se présenta avec sa troupe de théâtre à la place centrale. Il s'était couché tard la veille, car il était resté plus que d'ordinaire à la taverne, à gratter sa mandoline jusqu'à ce qu'il ne sente plus ses mains gercées par le froid. Les temps se faisaient plus durs pour les itinérants comme lui : la lente avancée de l'hiver écartait un cycle de Din qui, jusque-là, s'était fait trop clément, et avec lui disparaissait toute l'humeur festive des habitants de la Citadelle d'Hylia. Les badauds s'attardaient beaucoup moins devant les tréteaux, et Luka connaissait plusieurs troupes qui s'étaient retrouvées dans l'obligation de se dissoudre suite à un manque évident de ressources pour continuer à subsister. Fort heureusement, chaque membre de la troupe d'Albe travaillait à côté pour pallier au manque, et avec le froid, les Hyliens affluaient davantage vers les tavernes le soir ; raison pour laquelle le jeune dramaturge se faisait musicien, et veillait jusqu'à médianoche pour tenter de récolter quelques maigres rubis avant l'aube d'un jour nouveau.
C'était pourtant avant le soleil que Luka s'arrachait de force au sommeil, car la tolérance des habitants de la Citadelle arrivait à ses limites et beaucoup n'hésitaient plus à se faire violence pour chasser de leur terrain les quelques pouilleux qui s'étaient mis en tête d'y construire leur estrade. Bien peu voyaient autre chose en eux que des sans-le-sou bruyants, sales, qui ne cessaient de gesticuler et de gueuler des textes appris d'avance... d'autant plus que la gente féminine occupaient une bonne portion de la troupe. Des comédiennes qui, bien souvent, s'étaient laissées entraînées par l'enthousiasme débordant du chef de troupe, sans jamais avoir eu ne serait-ce qu'un seul regard pour le théâtre itinérant avant cela ; des femmes qui, en plus, continuaient souvent à pratiquer leurs activités d'antan - prostitution pour quelques-unes seulement, mais cela suffisait amplement à faire jaser tout le quartier.
Pour éviter tout conflit direct, Luka avait donc décidé de réunir ses comédiens à la place bien avant que les premiers marchands ambulants ne se soient levés, afin de profiter autant que possible de cette petite heure de travail avant de se faire évincer par les propriétaires des lieux. L'annonce des temps plus rudes produisait un drôle d'effet dans la composition de la troupe : beaucoup parmi ceux qui l'avaient aidé à monter leur pièce estivale, Albe, ou la Quête de Soi, s'étaient dirigés vers des métiers autrement plus stables, et Luka avait salué leur pragmatisme sans aucune rancœur, tout en les invitant à revenir le retrouver dès qu'ils en auraient l'envie. Le regret était bien entendu de mise, car le jeune comédien s'était attaché à ses pairs en ce court laps de temps, mais quitter la troupe ne faisait pas écho à un adieu définitif : il y avait la possibilité d'un retour éventuel. Luka laissait toujours la porte de la troupe d'Albe ouverte derrière lui.
De nouvelles recrues avaient aussi rejoint leur rang, bien souvent des citoyens démunis qui s'étaient retrouvés à la rue avec la venue de l'automne, et qui s'étaient tournés vers les troupes itinérantes en désespoir de cause. Ceux-là, Luka les accueillait les bras ouverts, tant qu'ils se montraient volontaires, dynamiques et ponctuels. Tant qu'ils étaient prêts à sacrifier leurs journées à répéter sous le vent glacial jusqu'à ce que la bise leur gerce les lèvres. C'était d'ailleurs avec un certain degré d'optimisme que le jeune dramaturge se tournait vers l'avenir proche : il plaçait tous ses espoirs dans les quelques cérémonies religieuses et autres festivals qui ponctueraient la saison rude. La Fête des Morts approchait à grands pas ; d'ici là, le chef de troupe comptait bien boucler son prochain spectacle, et le présenter aux citadins, en hommage aux défunts. Le Comte Hiver, une pièce sombre aux allures de conte de fée folklorique, retraçait le passage d'un Stalfos d'une vie après la mort à un trépas définitif, un au-delà qui lui apporterait enfin le repos dont il rêvait depuis son premier éveil à sa malédiction. Negaï interpréterait ainsi cet homme-squelette, le Comte Hiver, que le Seigneur du Désert avait si injustement arraché du sommeil éternel dans lequel il était plongé. Luka lui avait cédé avec plaisir ce premier rôle, car s'il détestait conserver le monopole, il se satisfaisait d'autant plus de jouer moins pour assurer davantage la création et l'organisation du spectacle dans son intégrité.
Luka retint de justesse un bâillement alors qu'il observait et corrigeait pour la énième fois l'emplacement où devrait se trouver Aalis à l'éveil du "Stalfos". Peut-être que de l'autre côté de l'estrade, elle pourrait se faire d'autant plus menaçante ? Elle jouait l'une des trois Sorcières qui ponctuaient le récit du Comte d'Hiver, et elle était sans doute dans le rôle le plus agressif des trois Soeurs Maudites que Luka avait composé. Jade, la Seconde Sorcière, devrait entrer en scène une fois que Negaï se serait rapproché d'Aalis, pour pouvoir contrebalancer la Première... Mais que faire de la Troisième alors, que Luka lui-même interprétait ? Le visage assombri par le stress et la fatigue, il se livra tout entier à ses réflexions le temps de trouver une solution viable, ce qui l'empêcha de voir Jennia s'approcher de lui - Jennia, une de ses anciennes comédiennes, qui avait quitté la troupe après Albe afin de préparer son retour dans son village natal pour l'hiver. Celle-ci lui tapota l'épaule sans méchanceté aucune, simplement pour attirer son attention, et ce geste le tira de sa rêverie momentanée ; il tourna la tête vers elle, et constata sans peine qu'elle avait l'air inquiète.
« Bah alors, qu'est-ce qui se passe, pourquoi cette tête ? » S'enquit-il non sans sentir une pointe d'appréhension traverser sa voix.
La petite femme brune observait les environs, l'air presque aux abois. Elle se pencha vers lui pour lui répondre à voix basse : « Tu connais pas la dernière ? Berthelin a échangé son terrain avec Halff pour qu'il puisse installer son étal ici. Sauf que si Berthelin s'est toujours levé tard pour venir nous chercher des embrouilles, Halff est debout dès l'aube. Je le sais, il habite dans mon quartier : ses volets étaient déjà ouverts quand je suis passée devant pour venir te le dire. »
Luka digéra l'information avec difficulté, le manque de sommeil lui embrouillait un peu l'esprit. Mais la réalisation ne tarda pas à venir le frapper en plein ventre. Alarmé, il jeta un coup d'oeil à ses comédiens sur scène, qui ne répétaient plus et qui le fixaient tous d'un air intrigué. La troupe détestait Halff, et celui-ci le leur rendait bien : il avait menacé Aalis de mort la dernière fois que celle-ci avait voulu prendre la défense de sa troupe de manière un peu trop virulente. Cependant, Luka pouvait comprendre la mentalité du marchand d'étals : après tout, c'était son terrain, il avait exigé et payé son autorisation - contrairement à la troupe d'Albe qui, telle une colonie de rats d'égout, s'installaient provisoirement dans n'importe quel espace libre, que celui-ci soit réservé ou non. Les habitants de la Citadelle s'arrachaient les terrains libres depuis l'arrivée du froid, et avec le retour de la crise, les prix de réservation grimpaient si haut qu'aucun des comédiens ne pouvait réussir à obtenir une telle somme, même en cotisant tous ensemble. Ils squattaient donc la plupart du temps en toute illégalité. Jusque-là, ils avaient échappé avec succès à toute forme de contrôle de la part des soldats de la Reine.
Luka n'en éprouvait aucun remord, et ne faisait preuve d'aucun scrupule. Personne ne protégeait le théâtre des rues qu'ils pratiquaient : ils devaient se forger leur voie seuls, de leurs propres mains.
« Tant pis, » répondit-il à Jennia sur un ton décidé. « Je veux finir cette scène, coûte que coûte. »
« Fais gaffe, il arrive, » l'alerta la petite femme avec précipitation. Et en effet, Halff entrait dans la place centrale ; il déposa sa lourde charrette à légumes sur le côté, et se rapprocha de la troupe d'un air peu commode. Son visage virait cramoisi sous la colère qui l'animait sur le coup.
« Jennia, est-ce que tu peux aller boucler la première scène le temps que je négocie avec lui ? S'il te plaît ? S'ils veulent me rejoindre de force, retiens-les, j'ai envie de discuter sans en venir aux mains... Merci. » L'ancienne comédienne acquiesça d'un hochement sec de tête avant de partir en direction de leur scène temporaire. Et d'un seul coup, Luka se retrouvait seul face au marchand furieux qui le dépassait d'une tête. Le jeune chef de troupe l'invita à s'éloigner un peu de la troupe qui continuait à répéter derrière lui, pour pouvoir s'entendre sans crier. Mais il prit soin de conserver un air désolé, presque penaud, les mains nouées et le dos courbé, comme en signe de soumission face à une autorité qui le dépassait nettement.
« Qu'est-ce que vous foutez encore sur mon terrain, hein ? Tu m'expliques ? » Lui lança Halff sans aucune aménité ni autre forme de procès.
Luka baissa la tête, respectueusement, mais il se crispait malgré lui face à la colère contenue de l'homme. « Pardon, messire... On ne pensait pas à mal, on voulait juste... travailler un petit peu, quelque part, et on ne savait pas... Je veux dire, Monsieur Berthelin venait toujours un peu avant midi, et puisqu'il n'était pas là le matin, on se disait... »
Le marchand croisa les bras, l'air visiblement peu impressionné. « Toi, me donne pas du "messire", je suis pas Monsieur Berthelin. Vous dégagez maintenant, et vous me laissez faire mon travail, compris ? »
Luka frotta ses mains gercées sans vraiment s'en apercevoir. Il appréhendait le sujet. Mais la pièce lui tenait trop à cœur pour qu'il puisse garder le silence. « Pardon, mais, s'il vous plaît. Il faut vraiment qu'on finisse cette scène ce matin. » Quelques rares passants commençaient déjà à s'affairer dans les rues, et des curieux écoutaient leur discussion dans l'attente d'un dénouement - une bagarre peut-être, de bon matin, pour égayer la journée. Sentir ces regards braqués sur lui amplifiait l'étincelle de courage qui prenait dans le ventre du chef de troupe. Il continua d'une voix plus ferme : « S'il vous plaît. On joue dans moins de deux semaines, et à la Fête des Morts, cette place sera publique. On aura le droit de s'y installer. Alors, si vous pouviez juste nous laisser... juste quelques minutes. Le temps d'installer votre étal, et on quittera les lieux, je vous le promets. »
Cela ne passait visiblement pas. Luka pouvait le lire sur l'air circonspect du marchand qui lui faisait face. Il détestait ces questions de propriété, de location d'endroits, quand la place centrale lui semblait à première vue accessible à n'importe qui. Mais il comprenait : la troupe d'Albe n'avait pas payée pour occuper ce terrain. Halff n'avait pas à partager ce qu'il avait si durement acquis, et surtout pas à une sombre bande de vagabonds qui faisaient il-ne-savait-quoi au petit matin, sur son terrain à lui, réservé par et pour lui seul.
C'était dans ces moments que Luka regrettait amèrement de ne pas bénéficier de la protection qu'accordait la Royauté aux troupes reconnues par la Cour. Il ne souhaitait pas devenir l'un de ces hauts artistes en fanfreluches qui lui était parfois permis d'entrevoir aux défilés de sa Majesté la Reine, mais il enviait ces hommes capables de se produire là où bon leur semblait, sur simple décret royal. Tant pis : la troupe survivrait tant que lui-même survivait à la disette et au froid. Ils pouvaient bien se faire expulser à tout va, tels des roseaux, ils plieraient sans se rompre ; résigné, mais déterminé à se faire entendre, Luka releva dignement la tête et accepta d'entrer dans une discussion plus houleuse, qui pourrait éventuellement dégénérer en rixe, tant que cela permettait de gagner quelques minutes à la troupe chère à son cœur qui continuait à répéter dans son dos.