Il n'y a que les mendiants qui ne comptent pas leurs richesses.

Premier post pour Orpheos

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Luka

Le Changelin

Inventaire

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(vide)

Le petit matin pointait à peine en ce début de journée d'automne, et c'était le visage creusé de fatigue mais pourtant fébrile que Luka se présenta avec sa troupe de théâtre à la place centrale. Il s'était couché tard la veille, car il était resté plus que d'ordinaire à la taverne, à gratter sa mandoline jusqu'à ce qu'il ne sente plus ses mains gercées par le froid. Les temps se faisaient plus durs pour les itinérants comme lui : la lente avancée de l'hiver écartait un cycle de Din qui, jusque-là, s'était fait trop clément, et avec lui disparaissait toute l'humeur festive des habitants de la Citadelle d'Hylia. Les badauds s'attardaient beaucoup moins devant les tréteaux, et Luka connaissait plusieurs troupes qui s'étaient retrouvées dans l'obligation de se dissoudre suite à un manque évident de ressources pour continuer à subsister. Fort heureusement, chaque membre de la troupe d'Albe travaillait à côté pour pallier au manque, et avec le froid, les Hyliens affluaient davantage vers les tavernes le soir ; raison pour laquelle le jeune dramaturge se faisait musicien, et veillait jusqu'à médianoche pour tenter de récolter quelques maigres rubis avant l'aube d'un jour nouveau.

C'était pourtant avant le soleil que Luka s'arrachait de force au sommeil, car la tolérance des habitants de la Citadelle arrivait à ses limites et beaucoup n'hésitaient plus à se faire violence pour chasser de leur terrain les quelques pouilleux qui s'étaient mis en tête d'y construire leur estrade. Bien peu voyaient autre chose en eux que des sans-le-sou bruyants, sales, qui ne cessaient de gesticuler et de gueuler des textes appris d'avance... d'autant plus que la gente féminine occupaient une bonne portion de la troupe. Des comédiennes qui, bien souvent, s'étaient laissées entraînées par l'enthousiasme débordant du chef de troupe, sans jamais avoir eu ne serait-ce qu'un seul regard pour le théâtre itinérant avant cela ; des femmes qui, en plus, continuaient souvent à pratiquer leurs activités d'antan - prostitution pour quelques-unes seulement, mais cela suffisait amplement à faire jaser tout le quartier.

Pour éviter tout conflit direct, Luka avait donc décidé de réunir ses comédiens à la place bien avant que les premiers marchands ambulants ne se soient levés, afin de profiter autant que possible de cette petite heure de travail avant de se faire évincer par les propriétaires des lieux. L'annonce des temps plus rudes produisait un drôle d'effet dans la composition de la troupe : beaucoup parmi ceux qui l'avaient aidé à monter leur pièce estivale, Albe, ou la Quête de Soi, s'étaient dirigés vers des métiers autrement plus stables, et Luka avait salué leur pragmatisme sans aucune rancœur, tout en les invitant à revenir le retrouver dès qu'ils en auraient l'envie. Le regret était bien entendu de mise, car le jeune comédien s'était attaché à ses pairs en ce court laps de temps, mais quitter la troupe ne faisait pas écho à un adieu définitif : il y avait la possibilité d'un retour éventuel. Luka laissait toujours la porte de la troupe d'Albe ouverte derrière lui.

De nouvelles recrues avaient aussi rejoint leur rang, bien souvent des citoyens démunis qui s'étaient retrouvés à la rue avec la venue de l'automne, et qui s'étaient tournés vers les troupes itinérantes en désespoir de cause. Ceux-là, Luka les accueillait les bras ouverts, tant qu'ils se montraient volontaires, dynamiques et ponctuels. Tant qu'ils étaient prêts à sacrifier leurs journées à répéter sous le vent glacial jusqu'à ce que la bise leur gerce les lèvres. C'était d'ailleurs avec un certain degré d'optimisme que le jeune dramaturge se tournait vers l'avenir proche : il plaçait tous ses espoirs dans les quelques cérémonies religieuses et autres festivals qui ponctueraient la saison rude. La Fête des Morts approchait à grands pas ; d'ici là, le chef de troupe comptait bien boucler son prochain spectacle, et le présenter aux citadins, en hommage aux défunts. Le Comte Hiver, une pièce sombre aux allures de conte de fée folklorique, retraçait le passage d'un Stalfos d'une vie après la mort à un trépas définitif, un au-delà qui lui apporterait enfin le repos dont il rêvait depuis son premier éveil à sa malédiction. Negaï interpréterait ainsi cet homme-squelette, le Comte Hiver, que le Seigneur du Désert avait si injustement arraché du sommeil éternel dans lequel il était plongé. Luka lui avait cédé avec plaisir ce premier rôle, car s'il détestait conserver le monopole, il se satisfaisait d'autant plus de jouer moins pour assurer davantage la création et l'organisation du spectacle dans son intégrité.

Luka retint de justesse un bâillement alors qu'il observait et corrigeait pour la énième fois l'emplacement où devrait se trouver Aalis à l'éveil du "Stalfos". Peut-être que de l'autre côté de l'estrade, elle pourrait se faire d'autant plus menaçante ? Elle jouait l'une des trois Sorcières qui ponctuaient le récit du Comte d'Hiver, et elle était sans doute dans le rôle le plus agressif des trois Soeurs Maudites que Luka avait composé. Jade, la Seconde Sorcière, devrait entrer en scène une fois que Negaï se serait rapproché d'Aalis, pour pouvoir contrebalancer la Première... Mais que faire de la Troisième alors, que Luka lui-même interprétait ? Le visage assombri par le stress et la fatigue, il se livra tout entier à ses réflexions le temps de trouver une solution viable, ce qui l'empêcha de voir Jennia s'approcher de lui - Jennia, une de ses anciennes comédiennes, qui avait quitté la troupe après Albe afin de préparer son retour dans son village natal pour l'hiver. Celle-ci lui tapota l'épaule sans méchanceté aucune, simplement pour attirer son attention, et ce geste le tira de sa rêverie momentanée ; il tourna la tête vers elle, et constata sans peine qu'elle avait l'air inquiète.


« Bah alors, qu'est-ce qui se passe, pourquoi cette tête ? » S'enquit-il non sans sentir une pointe d'appréhension traverser sa voix.

La petite femme brune observait les environs, l'air presque aux abois. Elle se pencha vers lui pour lui répondre à voix basse : « Tu connais pas la dernière ? Berthelin a échangé son terrain avec Halff pour qu'il puisse installer son étal ici. Sauf que si Berthelin s'est toujours levé tard pour venir nous chercher des embrouilles, Halff est debout dès l'aube. Je le sais, il habite dans mon quartier : ses volets étaient déjà ouverts quand je suis passée devant pour venir te le dire. »

Luka digéra l'information avec difficulté, le manque de sommeil lui embrouillait un peu l'esprit. Mais la réalisation ne tarda pas à venir le frapper en plein ventre. Alarmé, il jeta un coup d'oeil à ses comédiens sur scène, qui ne répétaient plus et qui le fixaient tous d'un air intrigué. La troupe détestait Halff, et celui-ci le leur rendait bien : il avait menacé Aalis de mort la dernière fois que celle-ci avait voulu prendre la défense de sa troupe de manière un peu trop virulente. Cependant, Luka pouvait comprendre la mentalité du marchand d'étals : après tout, c'était son terrain, il avait exigé et payé son autorisation - contrairement à la troupe d'Albe qui, telle une colonie de rats d'égout, s'installaient provisoirement dans n'importe quel espace libre, que celui-ci soit réservé ou non. Les habitants de la Citadelle s'arrachaient les terrains libres depuis l'arrivée du froid, et avec le retour de la crise, les prix de réservation grimpaient si haut qu'aucun des comédiens ne pouvait réussir à obtenir une telle somme, même en cotisant tous ensemble. Ils squattaient donc la plupart du temps en toute illégalité. Jusque-là, ils avaient échappé avec succès à toute forme de contrôle de la part des soldats de la Reine.

Luka n'en éprouvait aucun remord, et ne faisait preuve d'aucun scrupule. Personne ne protégeait le théâtre des rues qu'ils pratiquaient : ils devaient se forger leur voie seuls, de leurs propres mains.


« Tant pis, » répondit-il à Jennia sur un ton décidé. « Je veux finir cette scène, coûte que coûte. »

« Fais gaffe, il arrive, » l'alerta la petite femme avec précipitation. Et en effet, Halff entrait dans la place centrale ; il déposa sa lourde charrette à légumes sur le côté, et se rapprocha de la troupe d'un air peu commode. Son visage virait cramoisi sous la colère qui l'animait sur le coup.

« Jennia, est-ce que tu peux aller boucler la première scène le temps que je négocie avec lui ? S'il te plaît ? S'ils veulent me rejoindre de force, retiens-les, j'ai envie de discuter sans en venir aux mains... Merci. » L'ancienne comédienne acquiesça d'un hochement sec de tête avant de partir en direction de leur scène temporaire. Et d'un seul coup, Luka se retrouvait seul face au marchand furieux qui le dépassait d'une tête. Le jeune chef de troupe l'invita à s'éloigner un peu de la troupe qui continuait à répéter derrière lui, pour pouvoir s'entendre sans crier. Mais il prit soin de conserver un air désolé, presque penaud, les mains nouées et le dos courbé, comme en signe de soumission face à une autorité qui le dépassait nettement.

« Qu'est-ce que vous foutez encore sur mon terrain, hein ? Tu m'expliques ? » Lui lança Halff sans aucune aménité ni autre forme de procès.

Luka baissa la tête, respectueusement, mais il se crispait malgré lui face à la colère contenue de l'homme.
« Pardon, messire... On ne pensait pas à mal, on voulait juste... travailler un petit peu, quelque part, et on ne savait pas... Je veux dire, Monsieur Berthelin venait toujours un peu avant midi, et puisqu'il n'était pas là le matin, on se disait... »

Le marchand croisa les bras, l'air visiblement peu impressionné. « Toi, me donne pas du "messire", je suis pas Monsieur Berthelin. Vous dégagez maintenant, et vous me laissez faire mon travail, compris ? »

Luka frotta ses mains gercées sans vraiment s'en apercevoir. Il appréhendait le sujet. Mais la pièce lui tenait trop à cœur pour qu'il puisse garder le silence. « Pardon, mais, s'il vous plaît. Il faut vraiment qu'on finisse cette scène ce matin. » Quelques rares passants commençaient déjà à s'affairer dans les rues, et des curieux écoutaient leur discussion dans l'attente d'un dénouement - une bagarre peut-être, de bon matin, pour égayer la journée. Sentir ces regards braqués sur lui amplifiait l'étincelle de courage qui prenait dans le ventre du chef de troupe. Il continua d'une voix plus ferme : « S'il vous plaît. On joue dans moins de deux semaines, et à la Fête des Morts, cette place sera publique. On aura le droit de s'y installer. Alors, si vous pouviez juste nous laisser... juste quelques minutes. Le temps d'installer votre étal, et on quittera les lieux, je vous le promets. »

Cela ne passait visiblement pas. Luka pouvait le lire sur l'air circonspect du marchand qui lui faisait face. Il détestait ces questions de propriété, de location d'endroits, quand la place centrale lui semblait à première vue accessible à n'importe qui. Mais il comprenait : la troupe d'Albe n'avait pas payée pour occuper ce terrain. Halff n'avait pas à partager ce qu'il avait si durement acquis, et surtout pas à une sombre bande de vagabonds qui faisaient il-ne-savait-quoi au petit matin, sur son terrain à lui, réservé par et pour lui seul.

C'était dans ces moments que Luka regrettait amèrement de ne pas bénéficier de la protection qu'accordait la Royauté aux troupes reconnues par la Cour. Il ne souhaitait pas devenir l'un de ces hauts artistes en fanfreluches qui lui était parfois permis d'entrevoir aux défilés de sa Majesté la Reine, mais il enviait ces hommes capables de se produire là où bon leur semblait, sur simple décret royal. Tant pis : la troupe survivrait tant que lui-même survivait à la disette et au froid. Ils pouvaient bien se faire expulser à tout va, tels des roseaux, ils plieraient sans se rompre ; résigné, mais déterminé à se faire entendre, Luka releva dignement la tête et accepta d'entrer dans une discussion plus houleuse, qui pourrait éventuellement dégénérer en rixe, tant que cela permettait de gagner quelques minutes à la troupe chère à son cœur qui continuait à répéter dans son dos.


Orpheos


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(vide)

Dans le pays des monstres et des déesses, les anges se laissaient corrompre par le Mal.
Jusqu’où le jeune homme pâle avait-il pu voler ? Pas assez loin pour continuer.
Jusqu’où avait-il pu tomber ? Trop bas pour de nouveau s’envoler.
L’innocence était depuis longtemps perdue.

Celui qu’on appelait Chancelier des Beaux-Arts et de la Culture, ce même Sheikah qu’on habillait élégamment le jour, venait de se salir au cours d’une sombre nuit. Pour sauver les trop rares personnes auxquelles il tenait, pour les tenir éloignées d’une potentielle influence maléfique, il s’était rendu dans le Temple de l’Ombre afin de procéder au rituel qui aurait dû le libérer.

Depuis qu’il s’était lié d’un pacte avec les esprits de l’au-delà, dans la Citadelle noire, Orpheos devait se soumettre à de diaboliques contraintes lorsqu’il usait de leur pouvoir. Avoir utilisé son ombre l’autre jour à la place du marché, afin d’arrêter Link et Nabooru, lui avait coûté une vie : il s’était abaissé à voler une poule de l’enclos d’Anju pour l’égorger vivante. Les Ombres étaient alors sorties d’entre les murs du Temple, construits par les squelettes et les âmes damnées, pour aspirer le sang qui s’écoulait du petit corps de l’innocente créature.
Et bien qu’il soit depuis toujours attiré par la mort, ou qu’il n’hésite nullement à la donner lorsqu’il le devait, Orpheos aimait paradoxalement la vie. Le moindre animal méritait d’en être animé, et il se haïssait, pour devoir si cruellement la lui retirer.


-Ne me libèrerez-vous donc jamais ?! avait osé le chancelier.
-Une promesse demeure une promesse, lui avait répondu une voix gutturale venue des murs tâchés de sang. Tu resteras avec nous jusqu’à ta propre fin. Ton âme est nôtre, et si tu espères la sauver lorsque ta mort viendra…
-Tu dois nous offrir celle des autres. Plus tu en appelleras à notre pouvoir…
-Plus nous te demanderons du sang. La loi d’échange équitable. Et si tu ne l’acceptes pas…


Les murs du temple s’étaient alors soudainement couverts d’un voile noir, et les ténèbres l’avaient envahi. Ainsi, les Ombres avaient mentalement torturé leur esclave jusqu’à ce qu’elles se lassent de sa pitoyable compagnie.

Il était ensuite reparti à l’aube, le visage défait et le corps lassé, puis avait gagné une auberge en cours de route vers le château où il avait dormi pendant toute la journée. Ses affrontements avec les forces des ténèbres l’épuisaient davantage qu’une série de duels physiques.  
Il avait ensuite fini la route de nuit sur son cheval, préférant l’abri de l’obscurité à l’ostentation du jour. Mais voilà encore que celui-ci était venu, alors même qu’il restait à Orpheos les derniers kilomètres à parcourir jusqu’au bourg d’Hyrule.

A l’instar du soleil, le pont-levis de la Cité s’était depuis longtemps levé lorsque le cheval du Sheikah franchit les portes. La rosée du matin ne s’était pas encore dissipée que les premiers badauds sortaient déjà de chez eux, et d’ailleurs, ceux-ci dévisagèrent Orpheos avec de drôles de regards. Il devait certainement avoir la tête du garçon exténué après une longue nuit blanche, plutôt que de quelqu’un de prêt à affronter la journée.
Les marchands étaient eux aussi déjà en train de sortir, çà et là de par la place du marché. Les vivres, fleurs, et autres marchandises garnissaient certains comptoirs alors que le nerf central du Bourg commençait à peine à s’activer. Orpheos préférait ne pas s’y attarder trop longtemps, à la fois parce qu’il souhaitait ne pas être vu -il descendit d’ailleurs de son cheval pour plus de discrétion- et à la fois parce qu’il n’aimait pas beaucoup les gens dits « de la journée ».

Cependant, une agitation dans un coin de la place retint son attention malgré lui. Il aurait pu s’en aller, faire comme si de rien n’était, laisser son amertume pour le matin parler, et pourtant, il préféra s’approcher. Peut-être était-ce grave, on ne savait jamais, et lui savait qu’il aurait sans doute le pouvoir de tout régler.


-S'il vous plaît. On joue dans moins de deux semaines, et à la Fête des Morts, cette place sera publique. On aura le droit de s'y installer. Alors, si vous pouviez juste nous laisser... juste quelques minutes. Le temps d'installer votre étal, et on quittera les lieux, je vous le promets.

Un jeune maigrelet tentait visiblement de faire entendre raison à un grand marchand costaud qui le dominait du regard, et pas seulement. Orpheos ne connaissait ni l’un, ni l’autre protagoniste, mais certains mots du jeune brun venaient de percuter son oreille ainsi que son attention. Jouer ? Fête des Morts ? De toute évidence, il s’agissait là de quelque comédien qui voulait se produire à cet endroit.

-Il suffit, interrompit le chancelier en surgissant par surprise derrière le jeune homme.

Le marchand fusilla Orpheos du regard.


-Un autre mendiant de comédien ?
-Non, en revanche je représente les dits comédiens de ce royaume, trancha le dignitaire d’une voix sèche. Je suis Orpheos, chancelier des Beaux-Arts et de la Culture.

Epaulé de sa cape de voyage crasseuse, il était vrai que le chancelier n’était pas au meilleur de sa crédibilité ce matin. Ce fut son regard qui maintint le marchand au silence ; le regard des hautes gens qui n’avaient plus pour habitude de se laisser importuner. Après deux jours de voyage, Orpheos ne se montrerait pas forcément patient si cela advenait.


-En tant que tel, je voudrais donc entendre l’histoire de la bouche du comédien que nous avons là, bien que je comprenne qu'elle tourne autour d’une représentation qui sera donnée lors de la grande Fête des Morts. Si votre problème commun consiste en un espace à définir pour effectuer les répétitions, il existe certainement un moyen de s’arranger.

Les yeux cernés d’Orpheos transpercèrent ceux du jeune comédien, cette fois. Certainement qu’il pouvait y lire toute la fatigue du chancelier, mais peut-être y devinerait-il la discrète marque de soutien qu’il lui donnait déjà.
Peut-être avait-il bien fait de s’attarder si tôt le matin, s’il pouvait sauver un artiste de la faillite.


Luka

Le Changelin

Inventaire

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(vide)

Luka regrettait Berthelin. Le précédent propriétaire du terrain n'était guère plus loquace que le marchand qui, à présent, lui faisait face, mais là où Berthelin cédait à contrecoeur après quelques négociations houleuses où Luka alternait entre ton larmoyant et jargon administratif éhonté, Halff ne se prenait pas au jeu. Pas même une seconde. Ce n'était pas un mauvais bougre, en soi, il ne cherchait qu'à défendre son terrain, d'autant plus que son étal était son unique gagne-pain et qu'il avait sans doute des enfants. Mais cela n'empêchait pas Luka de regretter Berthelin.
(Celui-ci avait également l'avantage d'être trapu, ce qui permettait au comédien de ne pas constamment devoir lever le nez pour pouvoir observer son interlocuteur alors que ce dernier l’invectivait. Raison de plus pour se plaindre du changement.)

Le comédien lisait nettement sur le visage du marchand que celui-ci ne le croyait pas. La parole d'un vagabond de sa sorte ne pesait pas plus qu'une plume dans la balance des négociations, et le négoce, Halff en était habitué. Le dramaturge plissa les yeux, toujours alerte mais un peu résigné, lorsque son vis-à-vis reprit la parole, car il savait déjà ce qu'il allait lui reprocher :


« Qu'est-ce qui me dit que tu me bernes pas avec tes jolis mots ? »

Luka haussa les épaules, impuissant. Incapable de trouver une justification immédiate. Derrière lui, sur l'estrade improvisée qui leur servait de scène, plus un bruit. Il n'eut pas à se retourner pour savoir que ses comédiens avaient les yeux rivés sur lui. Tant d'espoir sur ses épaules maigres, et pas un seul papier pour prouver sa bonne foi. Il n'y avait rien à faire. Le vagabond et l'homme dans ses droits se regardèrent en chien de faïence, dans l'attente d'un dénouement. Le ton moins ferme, mais toujours décidé à rester campé sur ses positions, Luka commença :

« Il suffit. »

Mais ce n'était pas de ses lèvres que ces mots s'étaient échappés, et il s'écarta promptement avant de pivoter sur ses talons pour faire face au nouvel arrivant. Celui-ci, en tenue de voyage et tenant fermement la bride de son cheval en main, s'était approché sans qu'aucun des deux interlocuteurs ne s'en était rendu compte ; la surprise de Luka reflétait presque à l'identique celle qui pouvait se trouver sur le visage d'Halff. Ce dernier parvint toutefois à reprendre pied plus rapidement que le garçon aux haillons, car l'impatience commençait à monter :

« Un autre mendiant de comédien ? » Hasarda-t-il, tout en ne manquant pas d'inclure Luka dans le regard sévère qu'il décocha à l'inconnu - comme si le vagabond, en étant chef de troupe, se trouvait d'un coup en mesure d'appeler à son secours tous les artistes de la Citadelle, rien que par la force de sa pensée... Ce qui n'était, en soi, pas improbable au vu de la magie que le comédien exerçait, mais cela, Halff ne pouvait pas le savoir, et Luka s'en garderait bien de lui en faire part. Il n'eut cependant pas le temps d'exprimer son indignation face à une accusation si peu fondée, car le Sheikah rétorqua sans laisser planer le doute plus longtemps :

« Non, en revanche je représente les dits comédiens de ce royaume. Je suis Orpheos, chancelier des Beaux-Arts et de la Culture. »

Silence consterné. C'était seulement à ce moment précis que Luka songea à observer le prétendu dignitaire, comme pour s'assurer que ses propos disaient vrai. Difficile d'en juger selon son apparence physique, car ses habits s'étaient encrassés au cours du voyage, sans doute bien long au vue de sa mine épuisée. Mais il y avait quelque chose qui se démarquait nettement dans sa posture, dans le regard imposant qu'il projetait sur eux comme une preuve de sa noblesse, dans le cheval même qu'il conduisait à sa suite - belle race, telle que le permettaient les écuries de la Couronne.

Un bref coup d'oeil du côté d'Halff permit au comédien de constater que celui-ci arborait toujours un air sceptique, mais le doute le faisait plier et le contraignait au silence. Prudemment, plus discret qu'une poussière au vent, Luka projeta son esprit vers le Chancelier afin de saisir l'aura qui émanait de lui. Mais il se rétracta presque immédiatement. Par réflexe, sa main vint se nicher contre sa poitrine, un mouvement protecteur qui ne signifiait rien pour les autres ; Luka tenta de faire passer le geste pour une douleur subite au poignet, qu'il s'empressa de masser. Petite supercherie, pour tenter de soulager l'étrange sentiment d'incertitude et de crainte qu'il avait pu ressentir en captant si brièvement la projection spirituelle d'Orpheos : presque entièrement dissimulée, une noirceur sans pareil, qui l'avait piqué comme la pointe d'une aiguille pour qu'il se rétracte.

Pas le temps de tergiverser, cependant, car l'homme des Belles-Lettres pivotait en sa direction, et ses yeux d'un vert impérial croisèrent les siens alors qu'il reprenait la parole :


« En tant que tel, je voudrais donc entendre l’histoire de la bouche du comédien que nous avons là, bien que je comprenne qu'elle tourne autour d’une représentation qui sera donnée lors de la grande Fête des Morts. Si votre problème commun consiste en un espace à définir pour effectuer les répétitions, il existe certainement un moyen de s’arranger. »

Ce regard échangé transmis à Luka l'assurance que le Chancelier se tenait de son côté. Ou tout du moins, qu'il avait la possibilité de prendre position en sa faveur, si seulement il parvenait à se justifier. La nervosité menaçait de prendre le pas, et il se serait volontiers lancé dans une longue diatribe qui mettrait en lumière ses nobles intentions – et la fourberie du marchand-propriétaire qui se refusait à défendre la culture – si seulement Halff ne se trouvait pas à deux pas de lui. Le regard franc, quoique sans équivoque du commerçant lui servait de rappel et le contraignait à la sincérité, à la concision. Tout comme lui, il n'avait pas toute la journée.

« Je me nomme Luka, Monseigneur, et je suis à la tête d'une petite troupe de théâtre populaire, la troupe d'Albe. Nous jouons là où nous pouvons, c'est-à-dire dans les places publiques lorsque celles-ci ne sont pas occupées. Techniquement, il me semble que là où nous avons installé notre scène... » et à ces mots, le chef de troupe pointa du doigt l'estrade de fortun que ses comédiens et lui-même avaient installés à la pointe du jour, avant de continuer : « ...cet emplacement derrière moi, à côté de la fontaine, n'appartient pas à Monsieur Halff ici présent, puisque son terrain se trouve ici, en face de la fontaine. » C'était plus fort que lui. Il décocha un regard presque hautain au marchand qui n'en croyait pas ses oreilles, comme pour le mettre au défi de le contredire. Ce que celui-ci s'empressa de faire, scandalisé :

« Tout ça c'est des mots, rien que des mots ! Vous jouez pas sur ma propriété, mais c'est pareil. C'est mes clients que vous faites fuir. J'veux pas de ça chez moi Monseigneur, vous comprenez !

- Mais c'est bien pour cette raison qu'on s'était arrangé avec votre prédécesseur, je vous le rappelle, Sieur Halff ! » S'emporta à son tour le comédien, avant de porter la main à sa tempe et d'essayer de baisser le ton.

La discussion agitée semblait faire oublier aux deux interlocuteurs qu'il y avait là un tiers pour les départager. Luka tentait d'intégrer Orpheos dans le sujet et d'exposer clairement le problème, mais il peinait à ne pas perdre pied dans le sentiment d'injustice, vieux comme le monde, qui lui dévorait le ventre :
« Le propriétaire précédent acceptait qu'on travaille ici jusqu'à la fin de la matinée, puisque lui-même n'occupait pas le terrain avant. Je comprends bien que les règles changent avec vous, Sieur Halff, mais j'aimerais bien gagner mon pain, moi aussi ! »

Momentanément exténué par son accès de colère, le dramaturge fit une pause, le temps de reprendre son souffle. Le marchand n'osait visiblement pas s'emporter à son tour, car la présence du Chancelier le restreignait. Cela permit à Luka de se ressaisir, et de continuer d'un air un peu las, mais d'un ton toujours ferme :

« Il me reste près de dix jours pour monter ma pièce, cette pièce qu'on va jouer ici à la fontaine, pas ailleurs, pour la Fête des Morts. Si je pouvais ne pas dormir et travailler ici la nuit, je n'hésiterais pas, mais on ne peut pas répéter sans réveiller tout le quartier. C'est impossible en début de soirée, après le départ de Sieur Halff, car tous mes comédiens travaillent ailleurs, et moi aussi. Je ne sais pas... Je ne sais pas comment on pourrait faire. »

Silence résigné. L'inquiétude qui plissait le front du comédien faisait écho aux tracas que reflétaient le visage du marchand. Ils étaient dans une impasse, et à moins de déplacer l'un ou l'autre intervenant, il n'y avait pas de solution. Mais Halff avait payé pour posséder le terrain, et Luka n'avait nulle part où se réfugier avec sa troupe. Pas même un logement fixe, tant sa situation financière était précaire. Mais cela, il le gardait pour lui, comme un secret honteux qu'il n'osait avouer devant un homme de la Haute, qu'il imaginait vivre dans le faste et l'abondance.

A force de remuer ses pensées maussades, ses yeux s'étaient rivés au sol. Il n'osait pas regarder le Chancelier, car il ne souhaitait pas le considérer comme un défenseur potentiel. Un juge, sans doute, était le bienvenu : sa présence en tant que telle limitait déjà le conflit, et avait pu permettre aux deux opposants de discuter presque calmement de leur situation. Mais Luka était las de toujours devoir compter sur un autre, comme s'il n'était qu'une demoiselle en détresse à secourir.


Orpheos


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(vide)

-Je me nomme Luka, Monseigneur, et je suis à la tête d'une petite troupe de théâtre populaire, la troupe d'Albe.

La troupe d’Albe ? Cela faisait quelques jours qu’Orpheos en avait vaguement entendu parler. Non seulement les gens de la Cité murmuraient, mais de plus, on avait déjà fait part au chancelier de ces quelques comédiens désireux de monter un spectacle en l’honneur de la fête des morts.

-Nous jouons là où nous pouvons, c'est-à-dire dans les places publiques lorsque celles-ci ne sont pas occupées, poursuivit l’acteur juste avant de pointer une estrade du doigt. Techniquement, il me semble que là où nous avons installé notre scène à cet emplacement derrière moi, à côté de la fontaine, n'appartient pas à Monsieur Halff ici présent, puisque son terrain se trouve ici, en face de la fontaine.
-Tout ça c'est des mots, rien que des mots ! répliqua le marchand scandalisé. Vous jouez pas sur ma propriété, mais c'est pareil. C'est mes clients que vous faites fuir. J'veux pas de ça chez moi Monseigneur, vous comprenez !
-Mais c'est bien pour cette raison qu'on s'était arrangé avec votre prédécesseur, je vous le rappelle, Sieur Halff ! s’énerva le comédien.
-Quelle était la nature de cet arrangement avec le prédécesseur en question ? interrogea calmement Orpheos.
-Le propriétaire précédent acceptait qu'on travaille ici jusqu'à la fin de la matinée, puisque lui-même n'occupait pas le terrain avant. Je comprends bien que les règles changent avec vous, Sieur Halff, mais j'aimerais bien gagner mon pain, moi aussi !

Orpheos faillit sourire de la réplique. Ce Luka lui rappelait certaines pauvres gens que lui-même avait croisées sur sa route, lors de son exil. Des personnes aux caractères trop marqués et aux imaginations trop créatrices pour se borner à la vente ou la culture des terres ; des personnes qui en bavaient pour vivre comme ils l’entendaient. L’actuel chef des Beaux-Arts ressentait toujours beaucoup de compréhension et de compassion pour ces gens-là. C’était pour cette raison que la chancellerie de la Culture s’était dotée d’un meilleur budget depuis son retour au château.
D’un regard confiant, il invita Sieur Luka à conclure ses explications.


-Il me reste près de dix jours pour monter ma pièce, cette pièce qu'on va jouer ici à la fontaine, pas ailleurs, pour la Fête des Morts. Si je pouvais ne pas dormir et travailler ici la nuit, je n'hésiterais pas, mais on ne peut pas répéter sans réveiller tout le quartier. C'est impossible en début de soirée, après le départ de Sieur Halff, car tous mes comédiens travaillent ailleurs, et moi aussi. Je ne sais pas... Je ne sais pas comment on pourrait faire.


Les deux opposants adoptèrent ensuite un silence expectatif, chacun inquiet de ce qu’allait dire le chancelier. Celui-ci n’avait pourtant qu’à plonger dans leur regard pour savoir -à peu près- à qui il avait à faire. Leurs craintes n’avaient pas la même intensité ; si le marchand était nerveux en attendant le verdict, le comédien avait plutôt la peur au ventre, et Orpheos pouvait presque la ressentir.

-J’ai entendu vos attentes et vos inquiétudes.

Le chancelier regarda chacun des deux hommes dans les yeux, les dévisagea, et se permit de faire trainer sa réflexion de quelques instants supplémentaires pour mieux en délivrer le fruit, d’une voix qui se voulut posée.

-Il est du droit de chaque marchand de disposer de son terrain attitré comme il l’entend, commença le chancelier, s’attirant un regard soudainement victorieux et sympathique du dénommé Halff. Si le nôtre ici présent refuse de partager le sien avec votre troupe, il en va de son bon droit, tout simplement. Néanmoins, sieur Luka, la chancellerie des Beaux-Arts peut vous apporter son aide par d’autres moyens.

Orpheos avait cru voir défiler toutes sortes d’émotions dans le regard du comédien, blêmi par la fatigue et le stress. Ses yeux d’émeraude lui assurèrent pourtant que le dignitaire ne le laisserait pas à son triste sort, ne serait-ce que par la plus élémentaire des solidarités entre artistes.

-Je vous invite à démonter immédiatement votre estrade, et à l’installer dans les jardins intérieurs du château. Je m’engage personnellement au bon déroulement de vos répétitions là-bas, et peut-être pourrais-je même m’arranger avec les gens du château pour donner le pain et le gîte à tous les membres de votre troupe.

Luka n’avait pas besoin de le dire ; en connaissance de cause, Orpheos savait tout de l’extrême précarité des gens d’un théâtre itinérant. S’il pouvait soulager leurs épaules de ce poids jusqu’à la fête des morts, pendant deux malheureuses semaines, alors il jugerait avoir accompli son devoir d’une honorable manière.

-C’est notre souveraine qui risque d’être contente, se gaussa le marchand.
-La princesse Zelda ne m’a pratiquement jamais désavoué dans mes décisions à la chancellerie des Beaux-Arts, renvoya le chancelier d’une voix qui ne souffrait d’aucune réplique possible. Je dispose de son entière confiance car je sais ce qu’elle approuve ou non ; mon rôle est de la soulager des affaires auxquelles elle perdrait un précieux temps à fournir des réponses identiques aux miennes. Sieur Luka n’a rien à craindre de notre souveraine ou de son entourage, dont je fais partie.

Une ombre passa sur le visage du chancelier malgré lui ; il faisait certes partie de l’entourage proche de Zelda, mais il ne pouvait empêcher la culpabilité de lui nouer l’estomac, quand il pensait aux choses qu’il était forcé de faire la nuit en cachette. Pouvait-il afficher cette dignité d’être un membre de l’entourage royal, dans ces conditions ?
Cependant, là n’était pas le sujet, et Orpheos recentra vite son attention sur les deux hommes qui lui faisaient face.


-Qu’en-dîtes-vous ? L’un conservera son terrain ici sans embarras, et l’autre disposera d’un endroit où répéter.


Luka

Le Changelin

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(vide)

« J’ai entendu vos attentes et vos inquiétudes. »

Luka n'avait que rarement connu de silence si pesant. Ses mains pâles, maigres et gercées ne cessaient de se nouer et de se dénouer dans l'attente du jugement du Chancelier, et dans ses yeux se lisaient la crainte mêlée à la résignation du condamné qui attendait son verdict de mise à mort. Mais le représentant des Beaux-Arts et de la Culture Hylienne tardait à répondre, et tout au fond de lui-même, Luka sentait une petite lueur d'espoir s'embraser. S'il vous plaît, prenez tout votre temps. Prenez tout votre temps, mais ne nous virez pas d'ici. A force d'y travailler, la place près de la fontaine avait fini par devenir un terrain de jeu parfait pour la troupe, conciliant à la fois familiarité et sécurité.

« Il est du droit de chaque marchand de disposer de son terrain attitré comme il l’entend. Si le nôtre ici présent refuse de partager le sien avec votre troupe, il en va de son bon droit, tout simplement. »

Presque d'instinct, le comédien tourna la tête pour fixer Halff, qui ne semblait pouvoir contenir sa joie. Un regard hostile, que le marchand lui rendit sans tarder, accompagné d'un sourire triomphant. Il ne le narguait même pas ; il était seulement purement ravi de savoir qu'on lui ôtait l'herbe sous le pied, sans qu'il n'ait à lever la main par lui-même.
Cependant, Orpheos n'en avait pas terminé, et lorsqu'il posa toute son attention sur le dramaturge, celui-ci releva dignement la tête. Son long visage conserva un air presque lisse, bien que ses yeux semblaient hantés par l'amertume. Quitte à perdre son terrain, il ne perdrait pas la face.


« Néanmoins, sieur Luka, la chancellerie des Beaux-Arts peut vous apporter son aide par d’autres moyens, » affirma le représentant de la Cour Royale. Ses yeux d'un vert pur restaient solidement ancrés sur lui, comme une promesse de soutien, et Luka ne pu s'empêcher de s'y raccrocher. Presque malgré lui.

« Je vous invite à démonter immédiatement votre estrade, et à l’installer dans les jardins intérieurs du château. »

Silence stupéfait.
Quelque chose d'intense montait en lui et le faisait flancher. Quelque chose comme de l'angoisse. Comme de la gratitude. Une terreur sans nom qui le prenait aux tripes alors qu'il fixait le Chancelier. Comme s'il ne le voyait pas. Comme s'il le voyait pour la première fois. Comme si celui-ci plaisantait, mais qu'il n'arrivait pas à saisir la chute de l'histoire.
Il ouvrit la bouche, pour parler. Dire quelque chose. N'importe quoi. Mais sa voix restait bloquée à sa gorge, et Orpheos continua sans interruption :


« Je m’engage personnellement au bon déroulement de vos répétitions là-bas, et peut-être pourrais-je même m’arranger avec les gens du château pour donner le pain et le gîte à tous les membres de votre troupe. »

Non, Luka voulait-il dire. Non. C'est trop. Son émerveillement se mêlait étroitement à un sentiment étrange. Comme de la culpabilité. Un secret qu'il n'osait avouer à personne, pas même à lui-même. Un secret qu'il gardait précieusement cadenassé dans un coin de son esprit.


(La curieuse sensation d'une histoire qui se répétait.)


« Monseigneur, je ne peux... » commença le garçon aux haillons, le ton hésitant. Mais d'un seul coup, à quelques mètres derrière lui, il entendit sa troupe s'exclamer de joie. Tout son corps se raidit alors que la voix d'Aalis, qu'il reconnaîtrait entre mille, passait au-dessus de toutes les autres en un cri de victoire.

« Par les fesses dodues de Din, pincez-moi les gars ! Le pain et le gîte ! AU CHATEAU ! » Aalis était aux anges. Et elle n'était pas la seule du groupe, loin de là. Mais le reste de ses propos ne parvint pas jusqu'aux oreilles pointues du dramaturge, ou peut-être que l'anxiété lui fit faire consciemment la sourde oreille à la conversation qui s'ensuivit entre sa Lis et ses autres compagnons de scène.

C'est vrai. Ils comptaient sur lui, pour accepter.

Le visage clairement marqué par le conflit intérieur qui persistait en lui, entre le désir de céder à la proposition alléchante et la peur de dépasser sa propre humilité (sa propre
condition), Luka finit par incliner de la tête, comme s'il se soumettait au poids de la responsabilité que sa troupe lui incombait.

« Vous êtes trop bon, monseigneur. Je ne sais que dire face à l'ampleur de votre générosité. »

Cela ne durerait pas plus de deux semaines. Mais ces deux semaines représentaient tout pour eux.

Halff tenta une répartie qui ne fit qu'attirer la désapprobation du Chancelier, et à ce moment précis, le garçon aux haillons comprit qu'il avait une chance en cette ville, une chance extraordinaire, telle qu'il n'en avait jamais connue jusque-là - car l'un des Grands se tenait de son côté. A ses côtés. Un mécène temporaire ; un allié. L'un de ces Grands qu'il respectait tout autant qu'il craignait. Ce pouvoir tout nouveau, tout provisoire qu'il soit, sema le doute en son coeur au lieu de le griser.


« Qu’en dites-vous ? L’un conservera son terrain ici sans embarras, et l’autre disposera d’un endroit où répéter.  » Orpheos était d'autant plus rassurant que son ton restait posé, et son regard lucide. Mais Luka n'avait pas l'impression de mener une simple petite troupe de vagabonds vers un avenir potentiellement meilleur ; il avait l'impression de commettre une faute. D'enfreindre une loi. Les mendiants à la rue, les pauvres entassés dans les bas-quartiers, les riches aux beaux quartiers. Les aristocrates dans leur château doré, détachés des yeux de la Plèbe. C'était comme ça.

Et pourtant.

Par ses mots, mieux que personne, Orpheos avait su placer le monde au creux de leurs paumes sales, noircies par la poussière - le fruit d'or de l'opportunité dans lequel Luka n'osait pas encore enfoncer les dents, de peur de se laisser corrompre par le ver qu'il risquait d'y trouver.
Il se devait. Il se devait d'accepter, il le savait parfaitement. C'était si naturel, si facile d'accepter. C'était si absurde, si dérisoire d'hésiter encore lorsque tout s'assemblerait comme les rouages d'une machine bien huilée. Mais si sa gratitude montait en lui comme un torrent inversé qui menaçait l'émotion de submerger son regard, ses craintes, elles, se faisaient erratiques. Des graines d'appréhension qui germaient en son esprit comme autant de non-dits - vestiges d'un passé qu'il occultait volontairement, dans l'espoir qu'il disparaisse par lui-même, comme par magie.

La gratitude l'emporta. Le devoir la renforça. En penchant la tête en signe de soumission à une autorité qu'il considérait comme presque toute-puissante, le dos droit cependant, le regard solennel, il parla pour sa troupe :


« Votre aide est un secours inestimable pour les pauvres hères que nous sommes, messire Orpheos. Nous n'abuserons pas du privilège que vous nous accordez aujourd'hui, je vous le promets. »

Que valait la parole d'un vagabond ? Elle pesait sans doute bien moins qu'une plume dans la balance de la Citadelle d'Hylia. Mais au-delà de ses ornements de langage, au-delà de ses peurs, de ses doutes et de sa gratitude même, Luka était sincère. Et le chemin que lui faisait entrevoir Orpheos - aussi bref qu'il soit - lui promettait un jour plus clair ; un monde meilleur qui, jusque-là, lui était resté obstinément clos.


Orpheos


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Devant l’hébètement du marchand et le sérieux effarant du chancelier, il était clair à toutes les paires d’yeux que le jeune acteur hésitait. Quelques membres de sa troupe observaient tout de la négociation, à seulement quelques mètres d’eux, et venaient en conséquence de laisser éclater leur joie à l’entente de la proposition faite. Orpheos apprécia l’attitude de Luka lorsque celui-ci reprit la parole, respectueux de l’homme mais non soumis au dignitaire qu’il était.

-Votre aide est un secours inestimable pour les pauvres hères que nous sommes, messire Orpheos. Nous n'abuserons pas du privilège que vous nous accordez aujourd'hui, je vous le promets.

-Vous en abuseriez si vous restiez un jour de plus dehors.

D’un geste du bras, Orpheos fit signe de venir à l’un des gardes qui surveillaient la place du marché. L’homme était jeune et déjà, de lourds cernes pesaient sous ses yeux – peut-être le poids de ses responsabilités.

-Partez immédiatement au château, annoncer que le chancelier des Beaux-Arts invite la troupe d’Albe à en passer les portes. Ils séjourneront là-bas sur mon invitation jusqu’à la Fête des Morts. Aucun garde ne devra leur barrer le passage.
-Bien.

Le jeune homme s’exécuta en redressant d’abord son dos comme un piquet, avant de s’éloigner d’un pas rapide en direction du château. Le lieu de pouvoir du Royaume d’Hyrule s’élevait comme une ombre gigantesque dans le ciel bleuté, encore embrumé par les premières heures du matin.
Orpheos se tourna de nouveau vers l’acteur et le marchand. Ayant gagné gain à sa cause, celui-ci n’avait momentanément plus aucun sarcasme à placer dans la conversation mourante, alors que les yeux du jeune Luka brillaient de gratitude. C’était un langage bien plus parlant que les mots.


-N’éprouvez pas de trop grande gratitude à mon égard. Le château est un microcosme ne ressemblant en rien à tous les autres ; vous serez tous éventuellement chahutés par les hautes gens de la cour, en attendant que vous fassiez vos preuves sur scène. J’attends de votre part un spectacle qui vaille la peine d’être présenté le soir de la Fête des Morts, et ceci sera la seule chose que je vous demanderai en échange de l’hospitalité que je vous offre. Ne me décevez pas.

Et le chancelier prit bien soin d’appuyer son regard émeraude sur Luka. Il souhaitait s’assurer du sérieux de l’acteur, et si sérieux il était, ce dernier s’efforcerait pour ne pas faire croire qu’il comptait profiter gratuitement de la vie au château. Toutefois, étant capable de sentir la présente gêne de l’artiste vis-à-vis de son invitation, Orpheos ne se faisait étonnamment guère de soucis à ce sujet – surtout au vu de leur acharnement à répéter malgré les conditions. Restait à savoir ce que le spectacle contiendrait.

-Je vous attends au château dans une heure, afin de m’assurer du bon déroulement de votre installation, conclut le chancelier d’une voix dégagée. Je vous souhaite une agréable journée, ajouta-t-il à l’adresse du marchand.

Leur tournant le dos après l’un de ses derniers regards volontairement perçants, le Sheikah se saisit des rênes de son cheval, et s’éloigna d’un pas lent vers le château sans remonter sur l’animal. Il avait envie de marcher, de prendre son temps, et de réfléchir à ce qu’il venait de faire. Avait-il sauvé des vies, en trainant momentanément les gens de toute une troupe hors du froid et de la misère, en leur donnant une chance de réussir ? C’était probable. Alors pourquoi n’en retirait-il aucune fierté, ni satisfaction personnelle ?
La vérité, c’était qu’il ne parvenait plus à se sentir digne de confiance. L’ombre n’avait pas seulement envahi ses pouvoirs magiques, elle avait gagné du terrain en son cœur.  Toutefois, le fait d’éclairer l’horizon de quelques personnes, à défaut de dégager les ombres du sien, mettait un peu de baume au cœur du Sheikah. Et au moins gagnait-il le respect de quelques âmes en difficulté.

Mais ce respect, pouvait-il vraiment le mériter… ?


Luka

Le Changelin

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(vide)

Le chancelier appelait un garde en patrouille afin de donner ses directives, le ton ferme, sans concession. Une fois que les yeux verts de l'autorité aristocratique avaient quitté sa maigre silhouette, Luka expira. La tension de ses épaules était palpable ; il passa sa main à la naissance de sa nuque, tentative vaine de conjurer la raideur qu'il y sentait pulser. Le visage toujours aussi pâle, presque hagard, il se sentait légèrement dépassé par les événements. Emporté par le courant d'une histoire qu'il n'avait pas écrite. Le courant de l'Histoire qui ne s'était pas encore écrite.

Lorsque l'attention d'Orpheos se porta à nouveau sur le duo improbable que formaient le marchand et le comédien, Luka releva la tête. S'il ne parvenait pas à dépasser entièrement ses appréhensions - ce qu'il aurait, s'il avait été un homme plus pessimiste, nommé mauvais présage - ses yeux ocre ne mentaient pas : l'espoir se lisait sur son visage comme en un livre ouvert.


« N’éprouvez pas de trop grande gratitude à mon égard, rappela cependant le Chancelier des Beaux-Arts, et à ces mots, le comédien baissa la tête - comme pour en accuser réception. Le château est un microcosme ne ressemblant en rien à tous les autres ; vous serez tous éventuellement chahutés par les hautes gens de la cour, en attendant que vous fassiez vos preuves sur scène. »

Je sais, manqua-t-il de répondre, étourdi. Il se mordit l'intérieur des joues pour s'obliger à se taire. Il fallait s'emmurer dans le silence. Se faire plus discret qu'une souris des champs. Il parlait trop, c'était son vice. Ça lui coûterait un jour sa langue, sans doute. Le dos droit, toujours raide, il inclina la tête en avant, d'un mouvement brusque, comme pour montrer qu'il avait compris. Il savait comment étaient ces hommes. Les courtisans. Cela ne lui plaisait pas de devoir serrer les dents au moindre quolibet, mais il relativisait : les gosses des rues n'étaient pas forcément mieux, simplement plus directs.

« J’attends de votre part un spectacle qui vaille la peine d’être présenté le soir de la Fête des Morts, et ceci sera la seule chose que je vous demanderai en échange de l’hospitalité que je vous offre. Ne me décevez pas. »

La nervosité monta d'un cran dans sa posture, mais il écarquilla légèrement les yeux, et ses prunelles brunes semblèrent s'éclaircir pendant un bref moment, sous l'effet de la surprise. La gratitude montait en lui comme un torrent. Il sentait les barrages de son amour-propre céder face à tant de générosité. Il ouvrit la bouche, mais l'émotion bloqua les mots dans sa gorge. Il dût se reprendre, en secouant la tête, les mains jointes comme en prière. Puis, finalement, sans chercher à masquer son transport :

« Monseigneur, nous sommes et serons toujours à votre service pour cette grâce que vous nous faites. Nous ne vous décevrons pas, je vous le promets. »

Puis le chef de troupe s'inclina, encore une fois, mais cette fois-ci un peu plus bas. Le garçon qu'il était se retenait à grand peine de s'exclamer de joie, de courir et de serrer ses compagnons de théâtre dans ses bras, mais un sourire franc éclaira son long visage, lui prodiguant un petit quelque chose de plus enfantin. Comme un peu de joie de vivre.

« Je vous attends au château dans une heure, afin de m’assurer du bon déroulement de votre installation. Je vous souhaite une agréable journée. »

Après avoir pris respectueusement congé du garçon aux haillons et du marchand qu'il avait presque oublié dans son émotion, Orpheos ressaisit d'une main plus ferme la bride de son cheval et se dirigea sans se presser en direction de cette imposante silhouette qui se dégageait dans la brume matinale. Le Château. Ils avaient une heure, une heure seulement pour démonter leurs tréteaux de fortune ; devaient-ils le remonter au château-même ? Il valait mieux tout prévoir, alors dans ce cas, ils transporteraient tout par eux-mêmes, ils devaient être assez nombreux pour suffire... Et s'il appelait Hemma en renfort, peut-être iraient-ils plus vite ? S'il avait le temps de courir jusqu'aux bas-quartiers pour lui annoncer la bonne nouvelle ? Mais les filles de bordel ne voudraient pas-

« Hem. »

Luka sursauta. C'était le marchand qui l'avait tiré de sa rêverie, l'air réservé, mais presque un peu amusé. « C'est pas tout, mais j'ai un stand à ouvrir. Cassez-vous. »

Le comédien s'exécuta sans se faire prier, et dû réceptionner les exclamations enthousiastes de tous ses chers camarades de vie lorsqu'il s'approcha de la scène improvisée. Le rire d'Aalis lui mit du baume au coeur ; il les serra tous de ses bras noueux, pour une fois sans pudeur aucune, ne se souciant plus de rien que de cette joie festive qui battait contre ses tempes. Étourdi de bonheur.

« Dites-moi comment ça s'passe devant sa Majesté, hein ? » Leur vociféra Halff, à quelques mètres de leur estrade, et Luka se rendit compte qu'à présent, il se moquait bien éperdument de savoir si le marchand se moquait d'eux ou pas. Dans le fond, il savait parfaitement que ce type n'était pas un mauvais bougre. Raison pour laquelle il lui répondit en toute sincérité, la voix claire, le visage rayonnant :

« Comptez sur nous, M'sieur ! Venez nous voir pour la Fête des Morts, surtout ! »

Un rire camouflé par un reniflement qui se voulait dédaigneux de la part du marchand, puis chacun retourna vaquer à ses occupations. Saisis par un élan de vigueur absolument contagieux, les comédiennes et les comédiens parvinrent à défaire leur scène en un temps record, et c'était chargés comme des mulets qu'ils se mirent à remonter, lentement mais sûrement, l'allée principale de la Citadelle. En direction du Palais Royal.

Luka était à la fois déterminé à prouver sa valeur, et fier d'avoir été choisi. Il voulait se démener pour cet homme de grâce aux longs cheveux d'ébène, ce Seigneur qui daignait leur offrir sa protection au prix d'une pièce qu'il n'avait pas même contrôlée. Il souhaitait à tout prix ne pas décevoir cet homme de culture qui, sans doute, avait pu assister à d'innombrables spectacles, tous plus impressionnants les uns que les autres.

Feux d'artifice, explosions, fumées, trappes qui s'ouvrent sur la scène, sans doute : tout un ensemble de machinerie que le théâtre de rue ne pouvait - ou ne voulait, jamais, jamais - se permettre. Luka, lui, savait très bien que sa troupe n'avait que des mots pour défendre leur cause.
Mais il restait optimiste ; un bon spectacle n'était pas nécessairement un spectacle grandiose. Le verbe suffisait amplement à propulser toute une foule vers un sentiment d'élévation, tant qu'il habitait un corps habitué à l'incarner. Il avait confiance en la puissance des mots, en leur intensité.
Sa parole lui suffirait, car elle était toujours performative.