Gare au marasme, marre au chagrin !

Très libre.

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Le Fol


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(vide)

Quel pauvre spectacle se jouait là. Depuis plusieurs jours déjà, la place fourmillante d'activités commerciales était témoin d'une sinistre litanie. Une vieille dame, tremblotante de tristesse, parcourait la place du matin au soir. Elle suivait inlassablement, ponctuelle comme une horloge, le même trajet. Elle récitait, quelques fois, des mots incompréhensibles. Mais surtout, elle chantait. Ou plutôt elle hurlait, mais la faiblesse de sa voix faisait passer ses cris pour une petite plainte. Ce manège à horreur, digne des plus noirs romans pour enfants, aurait fait pleurer un lieutenant Stalfoss.

"Mon chiooooot. Où es-tu mon chiot ? Mon chiooooot."

Mais rien. Des heures et des heures de requiem larmoyant et rien. Les habitants, les commerçants, les gardes eux-mêmes, ne prêtaient attention à la femme en pleurs. Sa vieillesse autant que la peine la courbait, pourtant. Mais nul n'avait pitié de la senior, attifée d'une robe de dépression. Son petit fichu de dentelles, cuit par les ans, glissait sans cesse de son crâne au cheveux anecdotiques. La pâleur osseuse de son chef brillait de malheur. C'est qu'elle peinait à se courber, la pauvre, pour ramasser son tissu rapiécé pour tenir au chaud sa caboche usée ! Ses doigts, fins comme les branches de l'arbre en hiver, tâtonnaient sur la dalle froide de la place. Ses yeux chassieux et voilés d'un rideau couleur perle qui souffraient d'une cataracte cruelle, n'aidaient certainement pas. Mais aucune aide ne lui été accordée.

Après tant de journées de cette litanie cafardeuse, il était facile de comprendre de tels comportements. On ne la voyait pas, cette pauvre femme, tout simplement. On ne voulait pas la regarder. On ne voulait pas contempler son malheur si présent dans la vie de tous. Il était inutile d'user de sa résilience mentale avec ses propres problèmes pour la dépenser en charité. C'était trop difficile. Cette ancêtre malheureuse représentait le fantôme des horreurs du Malin en Hyrule. En ignorant cet ectoplasme de tristesse, c'est comme si les habitants tentaient de tenir la dépression loin d'eux. C'était une sorte de lâcheté primale, d'obscurantisme émotionnel voire de superstition auto-réalisatrice. Oui, ce que l'on ne sait pas ne peut nous nuire.


Mais cela suffisait comme ça.


Sans que nulle personne n'y prenne garde, la vieille dame avait dévié de sa route habituelle. Elle franchissait les frontières de son chemin balisé par les pleurs avec une détermination incohérente, surprenante et même dérangeante. Entre deux boutiques quelconques se trouvaient entreposés quatre tonneaux au contenu peu important. La femme les fit bouger. L'aveuglement du chalant pour sa pauvre personne rendait son acte invisible et pourtant si surprenant. Elle les disposa en un carré bien net. Plusieurs planches d'un bois commun traînaient lamentablement devant l'échoppe. Ce hasard était un signe pour la dame en peine. Elle se saisit des ces objets et les plaça sur les tonneaux, bien parallèles. Le résultat était superbe.

Et c'est avec une agilité qui ne collait pas au fossile édenté et pleureur qu'elle grimpa sur cette estrade improvisée. Et là, l'horreur fut poussé à son paroxysme.
Elle enleva d'une geste sa robe mitée et démodée. Et son fichu vola a travers la place.

Non, sous ces fripes ne se présentait pas aux yeux de tous la nudité obscène et périmée d'une vieille femme maigrelette. Un noble bouffon aux habits bariolés se dressait là. Son travestissement avait pris fin en même temps que sa lassitude envers l'Homme. Ses grelots tintinnabulèrent. Les couleurs qu'il portait, mal accordées, juraient avec les teintes blafardes de la place. Il rayonnait comme un joyau parmi la grisaille.

Alors le Fol, fou parmi les fous et génie parmi les génies,  se mit à siffloter. Les notes qui sortirent sa bouche peinte de noire brisaient la mélodie du train-train des habitants. C'était une bouffée d'air frais, comme l'eau cristalline, dans ce parfum général de renfermé. De cet étrange être émanait un halo de bonheur, de joie gratuite. Son sourire invitait les passants à rentrer dans sa valse d'euphorie.


"Qui viendra danser avec moi ?" se demandait-il.






[Crédit : Asyel pour la musique. Merci]


Asyel


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(vide)

(A lire avec le thème musical posté par Le Fol )

Affalé sur l’une des marches de la place, le brave Ryhen forgeron de métier basculait entre somnolence et éveil encore sous le joug des spiritueuses de la veille. L’affaire ne marchait plus : depuis son accident le malheureux bougre avait développé une phobie des objets tranchants. «  A t –on jamais vu forgeron craindre ses propres tranchant ?! »  Avait hurlé agacée celle qui partageait sa couche. La fuite localisée à la taverne du coin, voilà qu’elle avait été la réponse au questionnement angoissé de sa dame pour son futur ainsi que celui de ses petits.

Hélas le pauvre Ryhen était connu de par sa renommée d’antan mais aussi récemment de par sa crainte  oh combien étrange. Aussi Dame Ryhen avait été informée de l’état de son mari. Et la voilà qui se tenait devant lui gourdin en main. Le malheureux qui ne distinguait que difficilement l’identité de celle qui se tenait devant lui supposait sans trop de mal la raison de la présence du gourdin dans ses mains. Il attendait simplement que le coup s’abatte, accusant le sort et sa propre couardise. Un sifflement enjoué se faisait entendre non loin mais seule la pensée de son malheur incompris habitait l’esprit de la mère de famille. Elle leva le bras...

Soudain ce dernier fut saisit fermement. Dame Ryhen avait lâché le bois sur le coup. Elle sentait son corps se mouvoir entrainé par un autre. Elle tournait … non elle dansait.  Encore sur le choc, elle leva les yeux vers l’inconnu qui l’a faisait gambiller sur la place, aux yeux de tous. Un charmant gentilhomme aux cheveux aussi blond que le blé l’entrainait encore et encore sur la valse siffloté. Le brave Ryhen qui avait assisté à la scène avait senti la rage monter en lui dissipant les effets des liqueurs. Il s’était levé d’un bond et avait saisi le gourdin pour rattraper le «  blond » malotru qui voulait manifestement le faire cocu. Asyel avait entrainé la dame près du fleuriste où il chaparda une fleur au passage. Choquant le propriétaire qui se mit a hurlé attirant par la même le regard de tous les passants. Il se tenait à présent devant l’estrade du bouffon et voyant que Ryhen les avait rattrapé gourdin en main ramena la dame auprès de son époux avant qu’il ne puisse dire mot, plaçant la main de sa partenaire de danse dans celle de sa moitié. Il leur avait souri avant de tendre la fleur à Ryhen : ce dernier ne voulant lâcher celle de sa femme fraichement récupérée, avait lâché le gourdin sans comprendre pour saisir la fleur. Il lança au propriétaire enragé quelques rubis et grimpa sur l’estrade de fortune; Puis usant de tout le potentiel de ses poumons :

" Passante passant passereau ! La mélodie est ici !

Lâchez vos pintes et étreignez vos belles,
Comme au premier jour comme lorsqu’il n’y avait qu’elle.
Fleurs sincères changeront le fauve en gazelle.
Et tristes soupirs en joyeuses ritournelles.

Passante Passant Passereau ! La mélodie est ici !

Laissez ici complaintes et peur du demain
Regardez, écoutez ! Musicien, arlequin !
Oui, éphémère pourrait être cet instant  
Gravez donc en pierre souvenirs de ce moment !"



IL finit sa tirade en s'inclinant avec grâce et le sourire aux lèvres devant l'artiste qui l'avait devancé le remerciant simplement pour sa spontanéité : bouffée d'air frais au milieu de cette océan de mutisme des âmes.


Luka

Le Changelin

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(vide)

L'après-midi avait déjà entamé sa course lorsque Luka quitta la place centrale de la Citadelle d'Hylia, lieu de rendez-vous qu'il s'était fixé au matin avec ses comédiens pour entamer les premières répétitions de leur nouvelle pièce. Le Comte Hiver : l'histoire maudite d'un guerrier-squelette en quête de rédemption et de repos éternel. Un conte funeste, et pourtant d'une pureté qui tendait au sublime ; la troupe d'Albe la représenterait ainsi de la Fête des Morts jusqu'aux prémisses du Nouvel An, dans un cycle de Nayru qui s'annonçait des plus rudes. Tant de fêtes religieuses qui leur promettaient un public potentiel... Seul l'enthousiasme permettait à Luka, qui était à la fois dramaturge, metteur en scène et comédien, de quitter sa paillasse tous les matins et de ne la regagner que dans la plus noire des nuits. Hormis le théâtre, il se faisait ménestrel au soir venu, et flânait de taverne en taverne en compagnie de son amie et compagne de scène, Aalis. Rares étaient les fois où ils sortaient sans leurs instruments de musique.

Juste avant de se quitter pour de bon, la troupe s'était brièvement installée à la table d'une auberge pour se rafistoler, malgré le peu de revenu que chacun parvenait à récolter quotidiennement. Ils avaient beau presque tous accumuler plusieurs petits métiers divers dispersés au sein de la Cité, il était difficile de se sustenter quand le prix des vivres grimpait avec l'annonce de l'Hiver. Mais Luka avait eu juste assez pour se payer une bonne choppe de bière et un bout de pain pas trop sec, ce qui l'avait immédiatement requinqué. Gai comme un pinson, d'humeur sans doute plus légère grâce à sa petite pinte, il gambadait désormais dans les allées centrales de la Capitale, en laissant Aalis le suivre de bonne grâce.

Le garçon aux haillons joyeusement colorés ne cessait de papillonner des étals à sa tendre amie, en ne cessant de babiller comme un enfant. Mais un curieux attroupement ne manqua pas d'attirer l'attention du duo, et le dramaturge sentit sa gaieté s'évaporer pour laisser place à la curiosité. Ainsi qu'au doute. Qu'est-ce que c'était ? Une rixe ? Une arrestation ? Un marchand s'époumonait en criant à l'injustice. Un vol ? Mais non ; un homme svelte et d'une blondeur remarquable valsait avec une petite dame potelée. Un homme se précipitait vers le couple, l'air en proie à une rage passagère.

C'est alors que les yeux ocre de Luka se posèrent sur le bouffon qui se tenait tout en haut d'une estrade improvisée. Quelques planches de bois alignés sur des tonneaux. Si simple, mais si ingénieux ; celui-ci sifflait. Brusquement, comme un coup de tonnerre dans la brume, la joie la plus ingénue inonda le coeur du comédien, qui s'empressa de saisir le bras de sa compagne pour attirer son attention. Le ton précipité, qui ne cherchait pas à masquer sa passion toute enfantine :


« Par Farore, Aalis ! C'est un spectacle ! »

Mais déjà, avec l'aisance et la beauté d'un prince de conte de fée, l'homme aux cheveux d'or avait réuni le couple séparé, après avoir gracieusement offert une fleur à la femme du forgeron. Sous le sifflement mélodieux du bouffon, l'inconnu se lança dans une tirade adressée à la foule qui commençait à se former :

« Passante passant passereau ! La mélodie est ici !

Lâchez vos pintes et étreignez vos belles,
Comme au premier jour comme lorsqu’il n’y avait qu’elle.
Fleurs sincères changeront le fauve en gazelle.
Et tristes soupirs en joyeuses ritournelles. »


Luka n'attendit pas le second couplet pour défaire le harnais qui barrait sa poitrine, et ainsi poser à terre l'étui de fortune qui recouvrait sa mandoline. Il la portait toujours ainsi dans son dos, en l'empaquetant comme un nouveau-né dans ses langes, et à ce jour, il n'avait jamais été plus ravi de la transporter partout où il allait : on ne savait jamais quand l'occasion pourrait se présenter.

« Passante Passant Passereau ! La mélodie est ici !

Laissez ici complaintes et peur du demain
Regardez, écoutez ! Musicien, arlequin !
Oui, éphémère pourrait être cet instant  
Gravez donc en pierre souvenirs de ce moment ! »

Le poète aux cheveux d'or continuait, imperturbable dans toute la vitalité qu'il projetait comme une invitation aux habitants de la Citadelle.

- Mais qu'est-ce que tu fais ? » S'enquit son amie, à voix basse, au même moment. Elle le scrutait comme s'il avait perdu la raison.
C'est tout naturellement qu'il lui répondit, avec une étincelle de malice dans le regard : « Je vais les rejoindre ! C'est là où on doit être, Lis : sous les yeux du monde. »

Et sans préavis, en laissant derrière lui son étui et ses dernières hésitations, le comédien se fraya un chemin parmi les citadins dont le chuchotement incessant commençait à monter, comme en l'attente de la suite du spectacle. Déjà, ses doigts agiles caressaient les cordes de son instrument, et c'était d'une voix de scène habituée à se faire entendre qu'il parvint à se dégager une bonne fois pour toute du public qui se formait d'instinct :

« Mesdames et messieurs, demoiselles et damoiseaux ! Je n'ai pas la virtuosité créatrice de ce cher poète au verbe plein de grâce, ni la pureté de voix de ce bon bouffon bariolé, mais j'espère pouvoir apporter un peu de gaieté à mon tour. Une petite chansonnette, allez. Je vous fais une fleur : vous la connaissez, celle-là, je n'en doute pas ! Que diriez-vous de me le prouver ? »

Sur ce, après avoir décoché une oeillade amicale aux deux artistes qui l'avaient précédés, comme pour les convier à le joindre à l'unisson, Luka entama une petite comptine d'enfant, rapide et entraînante, que plus de la moitié de la Citadelle devait connaître aussi bien que lui :

« Il était un p'tit homme,
Appelé Guilleri Carabi
Il s'en fut à la chasse
A la chasse aux perdrix Carabi
Titi Carabi Toto Carabo
Compère Guilleri...
Te lai'ras-tu, te lai'ras-tu, te lai'ras-tu mouri ? »


Sans cesser de jouer, Luka parvint aux pieds du Fol perché sur ses tonneaux, mais ne fit pas mine de grimper sur l'estrade de fortune que son prédécesseur avait installé. Il se contenta de rester les pieds rivés au sol, les yeux rivés à la foule. Une danse ! C'est ce qu'il faudrait, pour emplir tout cet espace vide qui se créait ! Il avait perdu Aalis de vue, mais espérait bien qu'elle se lancerait à son tour. Sans quoi, au prochain refrain, instrument ou pas, il danserait la gigue. Ses jambes le démangeaient, mais il s'ancra fermement sur place, dans l'espoir de voir venir de nouveaux participants.


Aalis


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(vide)

« Par Farore, Aalis ! C'est un spectacle ! »

C’était un spectacle, oui. Un fou, au costume si plein de couleurs vives qu’il en étourdissait l’œil, en train de siffloter, campé sur une scène de fortune. Un joyeux capharnaüm autour d’eux, puis vite, une voix qui s’éleva, entamant une ritournelle entraînante, qui, combiné au sourire communicatif de l’homme costumé, ne tarda pas, il est vrai, à l’atteindre, et elle se sentit dodeliner imperceptiblement la tête et les hanches au gré de la valse improvisée.

Il ne manquait plus que ça. Luka qui était déjà tout gai pour avoir bu une chopinette à l’auberge, et déjà si intenable qu’elle avait déjà dû s’essuyer à sa place les regards mécontents des passants. Et, tandis qu’elle avait relâché sa vigilance quelques  instants pour regarder la scène, il avait déjà défait la lanière qui retenait sa mandoline, et semblait déjà prêt à les rejoindre. … Quoi ?


« Mais… Mais qu’est-ce que tu fais ? » Lui demanda-t-elle, effarée.

Le duo que ces deux saltimbanques formaient était déjà si joli ! Même si sur le vif, même si sur le tas, ils étaient doué, eux. Ils avaient le sens. Lui, il était ivre. Il allait faire des machins d’ivrognes.
Mais rien ne sert à essayer de raisonner une mule. Le voilà déjà parti, « sous les yeux du monde », se frayant un chemin dans la foule qui commençait déjà à s’amasser, avide et curieuse, autour des deux lurons, le voilà déjà lancé, les doigts sur son instrument, ayant laissé l’étui vide à ses pieds à elle.
Ah. Luka.

Puis sa voix claire s’éleva, entamant une comptine qui la ramena bien dix ans en arrière. Entourée de tous ces gens qui se laissaient griser par la joie communicative des artistes, Aalis se souvint de ses jeux de gamines, quand, avec son grand frère et les filles de chez maman, ils montaient des petites pièces devant le Bordel pour gagner de quoi s’acheter des gâteaux. Elle se vit tournoyer tandis qu’une fille, puis une autre, puis une autre, lui apprenaient des pas, sous la voix fausse du frangin…
Puis, elle pensa que pas plus tard que cinq minutes auparavant, elle s’était sentie gênée par le regard mauvais des passants. Quoi ! Elle qui avait bravé vents et marées, elle avait eu peur du jugement de ces snobinards de citadins !

Alors elle leva la tête, et d’un coup d’œil, elle comprit ce qui passait par la tête de son ami, comme s’ils avaient pensé de concert. L’espace vide devant lui, et lui qui visiblement ne tenait pas en place : elle vit ce qu’il manquait. Elle prit sous son bras l’étui de Luka (qui contenait tout de même une partie de leurs recettes du jour), et traversa à son tour la marée humaine qui se faisait grossissante, grossissante, à mesure que l’intérêt des badauds se trouvait piqué par l’attroupement bruyant. Et sa voix, plus rauque, moins claire que celle de son ami, mais avec la même force de celle qui avait l’habitude de s’exprimer en public, elle reprit de concert la comptine du gamin :


« Il s'en fut à la chasse
À la chasse aux perdrix, carabi
Il monta sur un arbre
Pour voir ses chiens couri, carabi
Titi, carabi, toto, carabo ,compère Guilleri
te laisseras-tu, te laiss'ras-tu, te laiss'ras-tu mouri? »


Elle arriva dans cet espace, le sourire aux lèvres, et échangea avec son ami un regard de connivence : il était manifestement heureux qu’elle ait suivit. Ah, Luka. Elle jeta au sol, devant cette troupe d’un jour, l’étui. Puis, du tréfonds de sa mémoire, elle tenta de rappeler à ses jambes les pas des filles de chez maman, et elle se mit à tournoyer au son du sifflet, au son des cordes, au son des voix. Elle n’était pas gracieuse et belle comme les dames des jolis ballets de princesses, elle n’était pas sensuelle comme les filles du Lupanar, elle était comme les filles du port de Naos, qui rentrant d’un voyage partaient danser aux tavernes du port.  Elle s’amusait comme une folle.

Elle tourna, tourna, arriva jusqu’aux deux autres hommes, celui aux habits de joie et aux grelots tintant, celui aux cheveux d’or et à la voix mélodieuse, et leur tendit la main, comme une invitation.


« Lequel d'entre vous daignera bien danser avec moi, messires ? »

S’il fallait se laisser entrainer dans la liesse générale, elle se laisserait entraîner. Elle n’était pas de celles qui aimaient garder les affaires à l’arrière.


Le Fol


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(vide)

Il se voulut exorciste des âmes sinistres. Il souhaitait relever les morts. Mais point de nécromancie  mise en oeuvre. Lui, le bouffon, était bien plus puissant que les mages noirs. Lui, le fou, voulait ressusciter les sourires, tuer la moue, faire se lever les lèvres. Il se désirait, sur cette scène, pourfendeur du maussade.

Il se vit alors, un fugace instant, comme le point de rencontre du passé et du futur. Il était, dans sa tunique blanche comme vierge, l'Excalibur légendaire. Il se figurait être cet acier, planté dans le marbre de cette estrade de bois. Qu'un Link le dégaine, et il abolirait le jadis et le lendemain !

Le siffloteur et les chanteurs, tous étaient les malins génies qui avaient fait tomber le sablier du Temps. Les grains ne s'écoulaient plus du futur vers le passé. Seule restait, une éternelle plage libérée des assauts des vagues du temps.

Spectacle à peine débutée, que déjà les artistes affluaient. Le regard du peuple s'aventurait avec curiosité sur cette incongruité, sorte de furoncle sur leur quotidien bien huilé. Mais il fallait accélérer et occire à tout jamais leur langueur, à coups d'art et de beauté. Le prêtre de la Folie devait alors commencer sa sainte messe.

Il mit un terme à ses notes sifflées, mais ne cessa de jouer de son instrument. Tout son être en était un ; il était un violon du rire, un tambour de l'humour, une harpe de la joie. Il usa de ses pieds et rythma les chants en frappant le bois. Il s'approcha ainsi, mi-dansant mi-marchant, vers la voluptueuse donzelle. Le Fou tourna le dos à son public et fit appel à son vrai talent, la prestidigitation. Il passa une de ses mains gantées  sur une moitié de visage et soudain il devint deux êtres antagonistes : Une face immaculée, blanche et joyeuse comme le Soleil et une face maquillée de noir et triste comme la Lune.

Il  se présenta de profil aux spectateurs, face obscure uniquement visible, avant d'entamer une danse de couple surprenante. Il ne la prit pas par la taille, cela aurait été trop commun. Non, il fit sortir de ses gants, au niveau de chacun de ses doigts, des fils de nylon qui vinrent s'attacher aux habits de la belle danseuse. Le Fou se transformait en marionnettiste.

« Voilà ce que je vois de vous,
Messieurs les Pères-La-Moue.
Des outils du Mal vous êtes,
Sur son chant de mort,
Vous lui faites des claquettes »

Le Fou tirait à chaque vers sur ses filins incassables, pour faire danser en douceur la demoiselle désarticulée et prisonnière de son imagination tordue.

« Je suis le triste Malin,
Sous ma volonté,
vous êtes mes pantins ! »


Sa voix était différente, comme voilée par les ténèbres et lugubre comme des funérailles. Il continuait à battre de ses pieds un sinistre rythme, puis poursuivit sa pièce de théâtre. Se servant de sa force que son corps frêle ne laissait pas deviner, il permuta leur place. La danseuse prit la place du Fou et vice-versa. Cette fois, seul son profil solaire et joyeux avec son grand sourire lumineux était visible par les spectateurs.


« Mais comme je suis si bon,
Je vais vous dire comment occire,
celui dont il ne faut pas prononcer le nom !

Il vous suffit de sourire,
Il vous suffit de jouir,
Pour à jamais le voir partir.

Et soyez sûrs qu'en respectant mes strophes,
Adieu vous chanterez à Ganondorf ! »




Sa voix était différente, comme parfumée par les Anges et lumineuse comme des noces. Il libéra de son emprise la jolie valseuse, en coupant on ne sait comment ses fils. Elle n'était plus dans sa toile, lui l'araignée artiste. Ainsi libre, comme l'oisillon, elle se mettrait à voleter et à danser. Elle n'était plus l'actrice possédée par le Seigneur du Malin, mais était la comédienne exaltée par les Déesses.

Le Fol avait terminé sa satyre, il était a présent temps de louer la joie et de faire reculer d'Hyrule les spectres pleureurs. Sa Messe prit fin.


Asyel


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(vide)

( seules les paroles placées au centre sont prononcées )

La muse de l’instant s’était avancée. Le bouffon avait accepté mais, c’est lui qui mena la danse. A ses pas irréguliers, Asyel sentait venir quelque chose d’inattendu. « Le mandolinien » aussi semblait avoir commencé à jouer de manière à ce que l’on puisse entendre clairement les paroles du fou.
« Voilà ce que je vois de vous,
Messieurs les Pères-La-Moue.
Des outils du Mal vous êtes,
Sur son chant de mort,
Vous lui faites des claquettes
Je suis le triste Malin,
Sous ma volonté,
vous êtes mes pantins !»

Il avait été subjugué non seulement par l’habilité du dis fou mais aussi par la souplesse d’esprit et par l’instinct d’artiste de la demoiselle qui dansait à présent parmi les fils.  Il fixa le petit rassemblement qui ne cessait de croître.

« Encore ! » pensa-t-il « Nous devons en guider bien plus à la joie ! Notre adversaire est ce monstre difforme né de l’union des cœurs. Est-ce un serpent pour qu’il remue ainsi ventre à terre sur les gris pavé de la tristesse? Nous sommes ici quatre charmeurs ! Charmons alors ! »
« Mais comme je suis si bon,
Je vais vous dire comment occire,
celui dont il ne faut pas prononcer le nom !»

Ses yeux se posèrent alors sur une petite tête rousse qui se tenait  « au premier rang ». Il en chercha d’autre et rapidement en remarqua quatre qui étaient non loin.

« Charmons ses petits et la bête suivra ! »
« Il vous suffit de sourire,
Il vous suffit de jouir,
Pour à jamais le voir partir.

Et soyez sûrs qu'en respectant mes strophes,
Adieu vous chanterez à Ganondorf ! »

Les efforts du bouffon ne devaient demeurer vain ! La muse avait été relâchée et le brave à la mandoline semblait avoir instinctivement retrouvé vigueur et force qu'il transmettait par l'instrument.

« Maintenant ! »

Il descendit d’un bond de l’estrade et s’adressa discrètement au musicien :
«  Vous êtes un fabuleux charmeur de serpent, l’ami ! »

Il sourit et sans même préciser la raison de ses dires qui devaient paraître insensé,se précipita :  il entraina la petite rousse, tendit la main aux deux autres petits bruns et invita le petit blond à les rejoindre mais ce dernier trop timide se cacha derrière les jupons. Il n’insista pas plus. Asyel se rapprocha avec sa petite troupe de la belle qui dansait toujours devant l’estrade. Quelques messes basses à l’attention des joyeux petits et les voilà qui, mains dans les mains dirigé par Asyel, formèrent un cercle autour de la fière muse dansante . Les petits, galvaniser par l’assurance de celle qu’ils entouraient et par celle de leur « kidnappeur », allèrent bientôt chercher mère, oncle, grand père, et … une petite tête blonde hésitante amena avec lui sa gouvernante. Tous se joignirent au cercle et entourèrent la belle essayant au mieux de suivre ses pas et au pire, pouffant de rire devant le ridicule de leur piètre prestation.

Asyel le sentait : le musicien donnait à la danseuse,elle, guidait le cercle et le cercle, lui, rendait ce bonheur au musicien.

On pouvait lire la satisfaction que ressentait Asyel sur son visage. Il s’extirpa comme il put du cercle, salua par une révérence le bouffon, puis s’approcha du musicien en frappant ses mains dans le rythme imposé par ce dernier. Une fois cote à cote il murmura tout en souriant :
 
«  Oui ! La mélodie est ici ! La joie est ici !»  


Luka

Le Changelin

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(vide)

Luka riait. Il riait tout en jouant de sa mandoline, comme emporté par une transe momentanée, comme transporté par des semelles de vent qui lui faisait brièvement voir le monde sous le prisme du bonheur. Il grattait son instrument comme un garçon caresserait son animal de compagnie. La présence de son amie parmi la joyeuse bande temporaire qu'ils formaient le ravissait au plus haut point. Les pas de danse qu'Aalis esquissait ne ressemblaient à rien de ce que le comédien avait pu voir jusque-là ; non pas l'élégance raffinée des dames de Cour, ni même la prudence légère des jeunes filles le soir de leur premier festival, mais quelque chose de plus ancré dans le sol, comme si c'était de la terre qu'elle puisait son énergie. Ses souliers claquaient ferme contre les pavés, sans jamais faillir ; Luka était subjugué par une émotion singulière qui lui rappelait ses premières fêtes populaires.

« Encore ! » Tel un murmure effréné, la pensée d'un autre s'insinua dans l'esprit du dramaturge. De qui provenait-elle ? Dans le fond, peu importe : Luka savait désormais son exaltation partagée, et sa joie n'en fut que décuplée. Malgré son instrument que ses doigts ne quittaient pas une seule seconde, il voulut s'élancer dans la danse. Et pourtant, la scène ne lui appartenait pas, et c'était avec une certaine forme de docilité qu'il se plia au début de la tirade du bouffon, en atténuant la mélodie.

Le Fol dansait avec sa Lis, brusquement devenue marionnette désarticulée. Momentanément choqué, le comédien hésita à intervenir. Etait-ce encore du jeu ? L'évocation au Malin éveillait en lui des doutes, qui ne tardèrent pas à se dissiper lorsqu'il se rendit compte que le bouffon assimilait la figure du Mal au miasme maussade qui recouvrait la Citadelle depuis l'annonce de temps plus froids. En somme, Aalis semblait se débrouiller à merveille, en exécutant une danse bien à elle, toujours pleine d'assurance, malgré les fils du Fou qui la restreignaient.

« Il vous suffit de sourire,
Il vous suffit de jouir,
Pour à jamais le voir partir.

Et soyez sûrs qu'en respectant mes strophes,
Adieu vous chanterez à Ganondorf ! »


Le Fol était magnifique, dans son costume mi-ombre mi-lumière. Il lui suffisait de tourner la tête pour faire entrer son public dans un autre univers ; vu de ce profil-ci, il avait l'allure et la pureté d'un ange, alors qu'il s'était fait vrai diable quelques instants auparavant. Luka ne put que saluer le talent artistique de son vis-à-vis, tout en déplorant malgré lui les haillons (certes, colorés) qui le recouvraient lui-même.
(En un autre lieu, à une autre époque, il avait eu de quoi rivaliser avec le bouffon royal.)


« Vous êtes un fabuleux charmeur de serpent, l’ami ! »

Le comédien tourna de la tête pour évaluer le beau jeune homme aux cheveux d'or, qui l'avait prestement rejoint au sol, avec toute la grâce d'un oiseau qui replie ses ailes une fois qu'il s'est posé sur sa branche. Luka lui décocha un sourire amusé, bien que la métaphore de l'inconnu ne lui paraissait pas des plus compréhensibles (car finalement, l'important n'était pas de comprendre, mais bien de communier.)

« Ma foi, votre talent surpasse le mien, Sieur Faisan Doré. »

Le surnom lui venait d'instinct, comme en écho à celui qu'il avait commencé à attribuer presque contre son gré à Negaï. Negaï qui, avec Aalis, était de loin l'un de ses comédiens les plus proches. En effet, si Luka avait attribué à ce dernier le titre attachant d' "Oiseau de Nuit" - en référence à son tout premier rôle, le Prince Corneille, qu'il avait interprété lors de la première pièce de la Troupe d'Albe - Asyel, dont il ne connaissait pas même le nom, lui rappelait vivement l'oiseau d'or qui était réputé pour son splendide plumage. C'était affectif, alors même qu'ils venaient de se rencontrer. Luka était comme ça : s'il pouvait sembler instable, à sans cesse papillonner d'une personne à une autre, c'est qu'il se nouait naturellement et spontanément d'amitié avec tous ceux qui le sollicitaient. Son attachement ne prenait racine que par la suite, mais il semait toujours plus de graines qu'il ne pouvait en récolter, juste au cas où quelques unes seulement parvenaient à germer.

L'homme aux cheveux d'or entraîna à sa suite quelques enfants de la foule, jusqu'à ce que ceux-ci, accompagnés par leurs tuteurs respectifs, viennent former un cercle autour d'Aalis dansante. Luka ne se sentait pas exclu, car c'était sa musique qui entraînait le groupe. A voir ces visages rieurs, ces regards complices échangés dans le cercle même, il eut un bref moment de nostalgie.

(Un souvenir : Fête de village, danse entre petites gens ; lui-même assis au rebord d'un balcon, les cheveux au vent. Le tissu de son vêtement ballottait contre ses cuisses. La fête, si bas ; si loin. Il aimerait rejoindre la danse.)

« Oui ! La mélodie est ici ! La joie est ici !» L'aparté enthousiaste que lui adressa le poète le tira définitivement de sa rêverie. Il y avait de la complicité dans le regard qu'ils échangèrent, du respect d'artiste à artiste, et les mains d'Asyel ne tardèrent pas à suivre le rythme de la ballade que forgeait Luka à partir de son instrument. Ils restèrent ainsi pendant un temps, jusqu'à ce que le comédien termine son morceau et en débute un autre, encore plus entraînant, pour faire danser son amie jusqu'à l'épuisement. Le corps pouvait être un art, et cet art était de se donner pleinement, sans réserve aucune.

« Dansons, sinon nous sommes perdus. » Une pensée incongrue, persistante, qui lui venait à l'esprit alors qu'il observait tout ce beau monde autour d'une seule personne. Aalis était l'étoile autour de laquelle rayonnaient tous les autres ; elle était le centre de son univers.
Brusquement animé par le désir de se faire entendre, traversé par la fougue d'une jeunesse impétueuse qu'il avait trop longtemps réprimée, Luka se laissa guider par ses pas et finit par monter sur l'estrade provisoire, avec toute l'agilité d'un singe de foire, et se tint bien droit du haut de ses jambes maigres pour déclamer de sa voix de théâtre, claire et nette :

« Depuis ce jour et jusqu'à la fin du monde,
De nous et de nous seuls on se souviendra. »

Un sourire, accompagné d'un geste de bras, comme s'il souhaitait englober toute l'assemblée au creux de sa paume refermée. Cette main qu'il désigna à son public improvisé, ce poing levé, comme un signe de puissance, de confiance, un signe de foi en cette humanité écrasée par le joug du quotidien.
« Cette poignée. Cette heureuse poignée d'hommes et de femmes. Cette bande de frères !

Car celui qui, aujourd'hui, partagera mon allégresse
Sera mon frère. Si humble qu'il soit,
Ce jour fameux anoblira sa condition. »

Il déclamait. Il déclamait un texte vieux comme le monde, porté à ses lèvres depuis les tréfonds de sa mémoire ; vestige d'un lointain souvenir d'enfance, à une époque où lui-même se trouvait encore parmi la foule plutôt que sur la scène.
Il déclamait comme un souverain qui s'adressait à son peuple attentif, comme un chef militaire à ses fervents soldats, juste avant une bataille tant attendue, dans sa vieille tunique rapiécée et le châle usé qui lui servait de manteau. Du haut de son perchoir de misère, il était le Roi des Gueux dans sa Cour des Miracles, qui déclarait la guerre ferme contre le mortel ennui.

« Et les gentilshommes dans leurs lits aujourd'hui
Se tiendront pour maudits de ne pas s'être trouvés ici !
Ils feront bon marché de leur noblesse, quand ils entendront parler
De ceux qui, avec nous, auront joué en ce jour clair du Cycle de Nayru ! »

Un rire éclatant vint ponctuer la fin de sa longue tirade. Il écarta les bras, la poitrine ouverte au monde, la tête rejetée en arrière comme s'il s'offrait en sacrifice à l'art qui l’exaltait. Il exultait, en laissant la bise mordante et belliqueuse baigner sa tête nue. Puis, comme s'il piquait d'une épingle la bulle de félicité suspendue dans laquelle il se trouvait, il reprit sa mandoline fermement entre ses doigts, et s'exclama, tout en reprenant une ballade jeune comme l'hiver naissant :

« Faisons jours de fête, braves citoyens de la Reine ! Célébrons nos ancêtres passés, nos enfants à venir ; allons marteler la terre de nos pieds fermes pour commémorer nos morts, laissons-les revivre à travers nos arts ! Le cycle est rude, hostile, intempérant ; bravons-le donc à gorge déployée, car nous savons que nous sommes provisoires, et que nous pouvons faire en sorte que notre vie flamboyante laisse derrière nous une trace de son éclat ! »



[HRP : « Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus. » Pina Bausch.
La tirade théâtrale de Luka est une traduction approximative, avec quelques variantes, de la tirade de la Saint Crépin Crépinien d'Henry V, dans la pièce éponyme de Shakespeare. ]


Aalis


Inventaire

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(vide)

Elle ne put retenir une exclamation de surprise lorsque les fils du fou vinrent s’accrocher à ses fripes, et s’en voulut presque instantanément de sa réaction. Mais, vite, elle réalisa que son cri collait finalement à l’ambiance, à ce que l’artiste voulait faire passer, sa face sombre présentée au public, et se ressaisit. Danser ainsi empêtrée n’était pas chose facile. Il s’agissait de suivre plus ou moins les directives muettes de l’homme qui la dirigeait de l’autre bout de ces drôles de fils de pèche. Souviens-toi, souviens-toi… L’exercice bizarre que Luka t’avait fait faire, quelques temps auparavant. Suis en aveugle, fie-toi à tes sens. Ne tombe pas.

Alors elle se débrouilla, adoptant l’attitude sinistre de son chef d’orchestre. Mais, lorsqu’il tira sur les liens pour échanger leurs places, elle se trouva entraînée avec moins de grâce qu’elle l’aurait voulu. Foutre-Din ! Lui faire des frayeurs comme ça ! Elle se remit sur ses pieds et laissa échapper un rire, qui fort heureusement accompagna la transition du fou vers sa face solaire, et des paroles plus joyeuses, une voix plus cristalline, plus lumineuse.

Place à la joie, place à l’ivresse ! Disons adieu à Ganondorf ! Quand elle se trouva libérée, ses pas la menèrent vers les deux musiciens, et son regard croisa celui de Luka. Elle s’amusait comme une folle.
Mais là encore, elle se trouva surprise par la vitalité du deuxième partenaire inconnu, qui avait entrainé autour d’elle tout un tas de petits mômes, qui peu à peu entrainaient toutes leurs tribus avec eux. Elle se mit alors à guider le cercle, amusée, lançant des pas simples à reproduire (elle-même n’en connaissait pas tellement d’autres), et regardait en riant les petits essayer de l’imiter en s’emmêlant les pieds. Elle riait, oui, riait à en perdre haleine, et avait tellement dansé qu’elle commençait à ne plus avoir de souffle. Mais à voir cette assemblée euphorique autour d’elle, elle oubliait la fatigue, elle oubliait de rougir à être le centre des regards, elle se laissait gagner par la liesse générale et mettait de côté un instant les prix qui montaient, l’hiver approchant, la guerre non loin.

Ils n’étaient plus des pauvres hères en tant de crise, ils étaient, tous, de joyeux lurons partageant une danse lors d’une fête populaire spontanée, et partageaient, le temps d’un morceau, un sentiment irrésistible de communion.


« Depuis ce jour et jusqu'à la fin du monde,
De nous et de nous seuls on se souviendra. »


La voix de Luka s’éleva soudain au-dessus de leurs têtes, forte, claire. Il était debout sur l’estrade, la main tendue vers la foule, droit comme un i. Un texte qu’Aalis n’avait jamais entendu. Un texte que Luka n’avait pas écrit. Elle cessa de rire, et écouta dans un silence religieux la déclamation de son ami, de son chef de troupe, elle l’écouta parler de gentilshommes qui regrettent, et de Cycle de Nayru. Elle le regarda rire, et même si elle ne comprit pas tout ce qu’il disait, elle saisit l’idée générale. Il avait raison ! Ils avaient tous raison. Ils n’étaient que bien peu armés, eux, pauvres hères de la Citadelle, face à l’inflation due à la guerre, aux tristes nouvelles qui parvenaient quelquefois. Bien peu armés.
Leur arme à eux se trouvait là. Elle se distinguait peu à peu, elle était à portée, aujourd’hui.
De nous, et de nous seuls, on se souviendra.

Elle lança un coup d’œil au ménestrel aux cheveux d’or, qui se trouvait non loin d’elle, et lui adressa un large sourire. « Merci », lui dit-elle. « Merci d’nous avoir entraînés là-dedans. »

Elle avait fini par bien vite oublier l’exaltation que pouvait procurer une représentation sauvage, imprévue, aux côtés de personnes dont on ne connaissait pas le prénom. C’était bien drôle, pourtant.

Puis, elle amalgama ses autres voisins, amassés autour d’elle désignant du doigt successivement le ménestrel, Luka, et le fou, qu’elle ne voyait pas derrière les têtes des adultes plus grands qu’elle, mais dont elle pouvait deviner la position.


« Ecoutez-les, oui ! Que tous sachent ce que nous sommes en train de faire, et que tous se joignent à nous ! Nous verrons si les gars d’ici savent festoyer, eh ! »

Elle voulut rejoindre son ami, et tenta de se frayer un passage parmi ce qui commençait à ressembler à une petite foule, et se tint aux pieds de Luka : elle ne voulait pas monter sur l’estrade, elle ne voulait pas qu’elle se rompe.

« La Fête des Morts approche. Mais est-ce qu’on ne peut pas célébrer autre chose en attendant ? »

Elle se demanda s’ils étaient vraiment capables d’improviser une grande fête, en partant à la base de deux simples saltimbanques qui faisaient leurs tours debout sur des tonneaux. Ça, ça serait du spectacle. Du beau spectacle.