Posté le 28/11/2014 23:06
« Par Farore, Aalis ! C'est un spectacle ! »
C’était un spectacle, oui. Un fou, au costume si plein de couleurs vives qu’il en étourdissait l’œil, en train de siffloter, campé sur une scène de fortune. Un joyeux capharnaüm autour d’eux, puis vite, une voix qui s’éleva, entamant une ritournelle entraînante, qui, combiné au sourire communicatif de l’homme costumé, ne tarda pas, il est vrai, à l’atteindre, et elle se sentit dodeliner imperceptiblement la tête et les hanches au gré de la valse improvisée.
Il ne manquait plus que ça. Luka qui était déjà tout gai pour avoir bu une chopinette à l’auberge, et déjà si intenable qu’elle avait déjà dû s’essuyer à sa place les regards mécontents des passants. Et, tandis qu’elle avait relâché sa vigilance quelques instants pour regarder la scène, il avait déjà défait la lanière qui retenait sa mandoline, et semblait déjà prêt à les rejoindre. … Quoi ?
« Mais… Mais qu’est-ce que tu fais ? » Lui demanda-t-elle, effarée.
Le duo que ces deux saltimbanques formaient était déjà si joli ! Même si sur le vif, même si sur le tas, ils étaient doué, eux. Ils avaient le sens. Lui, il était ivre. Il allait faire des machins d’ivrognes.
Mais rien ne sert à essayer de raisonner une mule. Le voilà déjà parti, « sous les yeux du monde », se frayant un chemin dans la foule qui commençait déjà à s’amasser, avide et curieuse, autour des deux lurons, le voilà déjà lancé, les doigts sur son instrument, ayant laissé l’étui vide à ses pieds à elle.
Ah. Luka.
Puis sa voix claire s’éleva, entamant une comptine qui la ramena bien dix ans en arrière. Entourée de tous ces gens qui se laissaient griser par la joie communicative des artistes, Aalis se souvint de ses jeux de gamines, quand, avec son grand frère et les filles de chez maman, ils montaient des petites pièces devant le Bordel pour gagner de quoi s’acheter des gâteaux. Elle se vit tournoyer tandis qu’une fille, puis une autre, puis une autre, lui apprenaient des pas, sous la voix fausse du frangin…
Puis, elle pensa que pas plus tard que cinq minutes auparavant, elle s’était sentie gênée par le regard mauvais des passants. Quoi ! Elle qui avait bravé vents et marées, elle avait eu peur du jugement de ces snobinards de citadins !
Alors elle leva la tête, et d’un coup d’œil, elle comprit ce qui passait par la tête de son ami, comme s’ils avaient pensé de concert. L’espace vide devant lui, et lui qui visiblement ne tenait pas en place : elle vit ce qu’il manquait. Elle prit sous son bras l’étui de Luka (qui contenait tout de même une partie de leurs recettes du jour), et traversa à son tour la marée humaine qui se faisait grossissante, grossissante, à mesure que l’intérêt des badauds se trouvait piqué par l’attroupement bruyant. Et sa voix, plus rauque, moins claire que celle de son ami, mais avec la même force de celle qui avait l’habitude de s’exprimer en public, elle reprit de concert la comptine du gamin :
« Il s'en fut à la chasse
À la chasse aux perdrix, carabi
Il monta sur un arbre
Pour voir ses chiens couri, carabi
Titi, carabi, toto, carabo ,compère Guilleri
te laisseras-tu, te laiss'ras-tu, te laiss'ras-tu mouri? »
Elle arriva dans cet espace, le sourire aux lèvres, et échangea avec son ami un regard de connivence : il était manifestement heureux qu’elle ait suivit. Ah, Luka. Elle jeta au sol, devant cette troupe d’un jour, l’étui. Puis, du tréfonds de sa mémoire, elle tenta de rappeler à ses jambes les pas des filles de chez maman, et elle se mit à tournoyer au son du sifflet, au son des cordes, au son des voix. Elle n’était pas gracieuse et belle comme les dames des jolis ballets de princesses, elle n’était pas sensuelle comme les filles du Lupanar, elle était comme les filles du port de Naos, qui rentrant d’un voyage partaient danser aux tavernes du port. Elle s’amusait comme une folle.
Elle tourna, tourna, arriva jusqu’aux deux autres hommes, celui aux habits de joie et aux grelots tintant, celui aux cheveux d’or et à la voix mélodieuse, et leur tendit la main, comme une invitation.
« Lequel d'entre vous daignera bien danser avec moi, messires ? »
S’il fallait se laisser entrainer dans la liesse générale, elle se laisserait entraîner. Elle n’était pas de celles qui aimaient garder les affaires à l’arrière.