Posté le 11/04/2017 00:59
Aedelrik éclata de rire face à sa proposition. Et ce faisant, quelque chose se défit dans le ventre de la Comédienne. Quelque chose qui s'était noué là depuis qu'elle s'était arraché les mots de la bouche, comme de l'appréhension. Quelque chose comme de l'angoisse.
Pour la première fois depuis sa fuite précipitée, la jeune femme se laissa imprégner par un profond sentiment de soulagement.
Elle ne savait pas ce qui lui avait pris. Elle qui s'était promise de ne plus jamais se laisser piéger par le joug du mariage, la voilà qui retombait dans ses travers d'aristocrate : toujours à mener ses affaires par les noces ou par le couteau.
« T'es vraiment pleine de surprises, toi, » lui déclara le Renard - et elle prit cela comme un compliment. « Merci pour la proposition, mais je vais décliner. Déjà parce qu'il faut se lever de bonne heure pour avoir de l'autorité sur une vieille mule comme Doklas ou une lionne comme Kaaris ! Et ensuite parce que... » Le visage de son associé redevint austère. « Je ne joue pas avec ça. Ni la comédie, ni autre chose. Je ne serais pas crédible une seconde dans une relation feinte. En revanche... »
Le refus du Renard eut un effet presque cathartique sur elle. Soudain, elle prit conscience d'une chose : peut-être était-ce par ce genre de promesses sottes que Lucrèce concluait ses contrats... Mais elle n'était pas Lucrèce.
Elle n'était personne.
Elle pouvait être n'importe qui.
D'un seul bond, à la manière très marquante d'un prédateur, le Renard quitta sa chaise et passa en revue sa silhouette androgyne, le regard très chirurgical. Luka sentit ses yeux verts le détailler comme une bête de foire, et un bref sentiment de malaise lui parcourut les avant-bras avant qu'il ne ravale tout ça et qu'il redresse la tête, droit et fier. Il était là pour ça.
Presque pensif, Aedelrik lâcha : « C'est une bonne chose que tu sois devenu un acteur. T'as pas encore la silhouette d'un bâtisseur de pont, mais t'es mieux taillée pour la rue que les nobliottes précieuses et toutes fragiles qu'on voit parfois dans les jardins. Tu pourras facilement passer pour un chapardeur agile au début. Après, faudra muscler un peu tout ça, si on veut que tu impressionnes tes assassins. »
Son ami semblait parti. Il se mit à tourner en rond dans la pièce, énumérant sur ses doigts tout ce qu'il leur restait à faire. Le Comédien avait l'impression d'assister à une seconde naissance. « Il te faudra un nouveau nom, inventer une histoire cohérente, teindre tes cheveux, travailler ta démarche et ton langage pour coller aux habitudes du milieu, mais sans tout t'apprendre pour que tu apparaisse bien comme un nouveau au début, te donner les bases du vol et de l'arnaque... Mais tu es acteur, ça devrait te servir... connaître le combat de rue aussi, comment utiliser un surin, échapper et mentir à la garde... Là dessus, on aura du boulot. » Un regard amusé en sa direction suffit à le renseigner sur sa carrure bien maigre. Il savait qu'il avait à s'épaissir s'il voulait se diriger sur cette voie. Curieusement, l'idée ne le rebutait pas autant qu'il ne l'avait craint.
Le Renard et lui-même s'observèrent longuement en chien de faïences, avant que leurs yeux ne se quittent. Seule une détermination pure animait le regard clair du Comédien. Son futur protecteur parut satisfait de n'avoir décelé aucune crainte en lui, car il continua : « Autrement... Ah ! Oui, y a ça. » Et à ces mots, il releva sa manche afin de dévoiler au grand jour un tatouage de renard. Celui-ci semblait s'être enroulé autour d'une pièce d'or, comme un symbole d'abondance. L'aristocrate en elle réprima une moue de dégoût. « Chacun de mes associés en a un. Jamais le même, mais toujours un goupil, pour le lier à moi. C'est un peu con, mais c'est la coutume, et il faudra que tu y passes pour rester crédible. D'habitude, c'est Doklas qui s'en occupe. Il fait ça bien, proprement, mais c'est jamais agréable sur le moment. »
Aedelrik lui tendit la main, le regard brut et franc. Il y avait quelque chose de vrai dans ses yeux pers. Comme une promesse d'amitié réelle. « Alors, prête, ou tu as besoin de plus de temps ? »
La Comédienne hésita.
Ce n'était qu'un tatouage, raisonna Luka, comme pour tenter de se convaincre que ce n'était que ça. Un déguisement supplémentaire parmi tout le reste, rien de plus.
Mais ce sera toute ta vie à partir d'aujourd'hui, pensa Lucrèce.
Suis-je prêt(e) à faire table rase du passé, encore une fois ?
Il(le) sentit quelque chose s'ouvrir en soi. Comme une vanne, guidée par la certitude absolue qu'il(le) n'avait pas d'autre choix. Et au-delà de ça, le sentiment plus défini qu'il était temps de changer de peau. Alors il(le) n'hésita pas un instant de plus.
« Je suis prêt. » D'une poigne ferme et assurée, il(le) s'empara de la main d'Aedelrik et ne la lâcha pas, porté par une conviction non-feinte. « Je serai un homme, » lui glissa-t-il comme une confidence, comme une révélation. « Comme Luka, je serai un gamin des rues de la Citadelle. Et tout comme Luka, j'aurais appris dès mon plus jeune âge à survivre à tout à partir de rien. »
Jusque-là, les grandes lignes étaient claires. Mais à présent, il lui fallait composer. Sans trop y prêter attention, sa main délaissa celle d'Aedelrik et le Comédien s'éloigna, parcourant à son tour la pièce comme un fauve en cage. « Sais-tu comment je construis mes identités, Renard ? J'esquisse quelques traits de caractères, quelques tics de comportement. Je trouve une façon nouvelle de parler, de bouger. Un autre regard sur le monde. » Ses yeux perçants croisèrent brièvement ceux de son associé. « Mais ce qui fait que ça marche, à tous les coups - ce qui fait que je ne deviens jamais une bête caricature de personnage - c'est les secrets que j'insuffle à chacune d'entre elles. » Un sourire malicieux vint éclairer son visage. C'était comme s'il se réjouissait de partager ses méthodes de conception. « Dans le fond, les secrets, ce sont comme des pelures d'oignons qu'on ne finit jamais de décortiquer. Plus on creuse, plus il y en a. Et souvent, quand on découvre le plus gros d'entre eux, celui que tu cherches le plus à cacher aux yeux du monde, on se dit que c'est le bon. Que c'est ce détail, cet événement marquant qui, depuis le début, a façonné toute ta vie. Alors on arrête de chercher, tout simplement. Et c'est à ce moment-là que ton masque devient une personne réelle. »
Avec une nonchalance naturelle, le Comédien se posa à nouveau sur le lit, le visage ouvert. Pour la première fois depuis bien longtemps, il(le) laissait un autre que lui entrevoir ce qu'il y avait sous ses noms empruntés. Quelqu'un de plus authentique, sans doute. Quelqu'un de plus réservé. « C'est la seule chose que je partage à travers toutes mes vies. Un secret dans un secret, jusqu'à n'en plus finir. Jusque-là, tout est plutôt allé dans mon sens, tu ne trouves pas ? »
Longuement, à la manière des chats, la Comédienne étira ses bras vers le plafond et soupira de contentement avant de continuer sur un ton détaché : « C'était un viol, si tu veux tout savoir. Le secret que j'ai gardé, pour Luka tout comme pour Lucrèce. Ils ne l'ont pas intériorisé de la même manière, comme tu peux l'imaginer. » Un sourire plus serein était revenu se poser sur ses lèvres. Ses yeux se dérobaient aux siens, comme une marque de pudeur. « Luka en a peut-être le plus souffert, en un sens. C'est un homme qui connaît la peur de se faire agresser par un autre. Un gars comme lui. Ça l'a rendu plus lâche, plus craintif face aux hommes. Plus docile face aux femmes, avec son doux visage d'eunuque et ses sourires maniérés. » Un bref silence s'écoula. Elle regardait ses mains fines, qu'il était impossible de genrer. Puis elle continua, plus posément : « Pour Lucrèce, ça a été une autre paire de manche. Le viol l'a rendue hargneuse, pleine de colère. Elle a le ventre gonflé d'injustice pour ce monde qui l'a laissée pour morte. C'est elle qui tue pour se protéger, pas Luka. Ils sont deux revers de la même médaille, je suppose. »
Son regard s'étaient fait plus pensifs. Elle semblait profondément plongée dans ses réflexions. Mais après un temps, elle reprit, avec plus de fermeté : « Je vais garder ce secret pour ma nouvelle identité. C'est un bon secret. Assez puissant pour dissuader de creuser plus loin, quand on le déterre. » Il y avait quelque chose comme de la satisfaction dans le reflet de ses yeux clairs. « Cela ne lui plairait pas, à mon nouveau moi, qu'on découvre ce secret. A un stade bien supérieur à celui de Lucrèce, je veux dire. Après tout, une femme qui se fait déflorer, ce sont des choses qui arrivent. En revanche, un homme qui se fait déflorer, c'est un pédéraste. Et si Luka pouvait s'en contenter, ce ne sera plus mon cas. Nous ne sommes pas faits de la même trempe, lui et moi. »
Comme si elle prenait brusquement conscience qu'elle n'était pas seule dans la pièce, elle leva la tête vers Aedelrik. Son regard acéré croisa le sien, comme un défi lancé. Et d'un seul coup, le nom lui vint en tête : « Je m'appellerai Lancelot. Tu pourrais m'appeler Lance, pour faire plus court. Comme l'arme dont je porte le surnom, on m'a fait traverser l'épreuve du feu et cela m'a brisé. Mais tout comme l'acier trempé dont je suis fais, je me suis reforgé. » Plus elle parlait, plus quelque chose dans sa posture se transformait. Comme celui des félins, son dos se voûtait. Ses coudes se posèrent sur ses genoux écartés, une gestuelle à la fois souple et très affirmée. « Je suis un homme qu'on a éprouvé, et qui maintenant veut se prouver. Un rien me fait entrer dans une colère noire, et pourtant, quand rien ne me contrarie, je suis gai comme un enfant qui n'a jamais grandi. Je suis un homme qui aime les femmes, mais peut-être les hommes aussi. Rien que l'idée me donne la nausée, car j'en éprouve une honte incommensurable qui se rapproche de l'humiliation. »
Brièvement, il s'arrêta pour reprendre son souffle. Mais lorsqu'il continua, il y avait une férocité toute nouvelle dans sa voix : « Le premier qui me dit que je suis pédé, Renard, je m'en tape qu'il soit de ton camp ou pas. Je le cogne. C'est comme ça que ça se passe avec moi. Mais pour le reste... » Et à ces mots, Lance quitta sa place d'un bond agile. Il se campa fermement sur ses deux pieds face à Aedelrik, et dans ses yeux dansaient une lueur joueuse lorsqu'il tendit à nouveau la main à son protecteur. « Je suis ton homme. Laisse-moi cette chance, laisse-moi faire mes preuves avec toi. Et si t'y tiens tant, tu verras. Je vais me le faire faire, ton putain de tatouage, une fois que t'auras vu combien je le mérite. »