Renouons dans la Longue Nuit

[Privé avec Aedelrik]

[ Hors timeline ]

Luka

Le Changelin

Inventaire

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(vide)

« Qui es-tu ? »

Surprise, la Rêveuse tourna la tête en direction de la petite voix fluette qui s'était immiscée dans ses songes. Un enfant de sexe indéfini la suivait de près, le visage curieux, les yeux ronds. Ses cheveux d'or lui auréolait la tête comme un immense pissenlit. Quelque peu agacée d'avoir été interrompue alors qu'elle essayait depuis une éternité de reconfigurer son palais de mémoire, elle lui déclara sèchement : « Va jouer ailleurs. J'ai pas le temps pour toi. » Et tout en se détournant de son petit hôte involontaire - encore une projection futile de son subconscient - elle chercha à se concentrer sur sa tâche. D'un revers de la main, elle effaça une tourelle qu'elle jugeait trop encombrante pour en ériger une nouvelle, plus fine et plus élégante, plus moderne. Plus proche de ce que le Castel Royal d'Hyrule présentait dans le monde réel. Une fois son oeuvre accomplie, elle s'essuya le front du revers de la main (plus par habitude qu'autre chose) et elle drapa sa fourrure de loup autour de ses épaules maigres avant de se diriger vers la partie du rêve qu'il lui restait encore à façonner.

Plus discret qu'une ombre, l'enfant lui emboîta le pas. Ses grands yeux clairs ne quittaient pas son visage plus d'une seule seconde, et la Maîtresse des Songes avait beau accélérer la cadence, elle ne parvenait pas à se détacher de ce petit être importun. Tout en poussant un long soupir, elle daigna lui accorder un peu d'attention - juste assez pour que le mioche la lâche une bonne fois pour toutes.
« Qu'est-ce que tu veux ? » Lui demanda-t-elle sans ambages. Son inconscient cherchait sans doute à lui pointer du doigt quelque chose, mais elle n'était pas omnisciente.

« Dis-moi qui tu es, » insista l'enfant au visage d'ange, les yeux clairs et pénétrants. Malgré l'innocence de sa question, la Rêveuse sentit un frisson désagréable lui parcourir les avant-bras. Les sourcils plissés, elle lui rétorqua avec une certaine sévérité : « Je suis la maîtresse de ces lieux. Je suis la gouvernante du Royaume des Songes. Je suis celle qui dirige ici, celle qui a le contrôle sur cet univers. Tu me laisses tranquille, maintenant ? »

« Mais non, » insista l'enfant, presque avec tendresse. « Tu ne comprends pas. Qui es-tu vraiment ? »

« Je suis... Je suis comme toi. Parfois un garçon, parfois une fille. Parfois les deux. Parfois aucun des deux. C'est ça que tu veux entendre ? » Sans attendre de réponse, la Rêveuse se mit à gravir la pente rocailleuse qui la séparait de l'Orangerie. Il y avait tellement de choses à refaire... Tellement de décors à recréer. Elle en avait assez d'attendre. Aalis ne la rejoignait jamais dans ses songes, malgré sa promesse à rester en contact. Encore une personne qui ne tenait pas ses serments.

« Un nom, » poursuivit l'enfant au sourire d'ange, tout en la suivant comme son ombre. « Donne-moi un nom. Ton nom. Ton vrai nom. »

« Appelle-moi comme tu veux. » A ce stade, la Rêveuse n'était même plus agacée. Elle était furieuse. Plus elle avançait, plus les pierres se dérobaient sous ses pas. Elles roulaient sous ses talons, la forçaient à se pencher vers l'avant et à s'agripper aux prises, n'importe lesquelles, du bout des doigts. Elle soufflait. La pente se faisait de plus en plus raide. « Tu perturbes mon rêve ! » S'exclama-t-elle soudain, tout en toisant du regard le gamin chétif qui l'observait toujours. Évidemment, la difficulté de la montée ne semblait en rien l'affecter. « Qui es-tu, toi, avec tes questions stupides ? Pourquoi tu me cherches ? »

« Je ne te dis rien ? » Le petit être semblait presque déçu. « Je pensais que tu aurais eu assez de coeur pour reconnaître ton fils. »

Le coeur de la Rêveuse manqua un battement. Elle s'arrêta net. « Quoi ? » Demanda-t-elle faiblement.

« Ton fils, » répéta l'enfant sans ciller. « Ou ta fille. Quelle importance ? Tu ne m'as jamais eu. Tu aurais pu, pourtant. Si tu avais eu assez de jugeote pour accepter ton époux. Fritz le Valeureux. Pourquoi as-tu résisté à ta Destinée ? Avec lui, avec moi, tu aurais enfin pu devenir quelqu'un. »

La bile monta à la gorge de la Maîtresse des Songes. La colère et la décontenance lui empourpra le visage. « Je ne sais pas qui tu es, mais si tu es vraiment une partie de moi-même, alors va-t-en. J'ai dépassé ce stade depuis longtemps, tu crois vraiment pouvoir m'avoir avec ça ? Je suis exactement qui je veux être, maintenant. Personne ne m'aura plus à ce petit jeu ! »

« Albe, » persista le petit démon. Ses yeux clairs avaient virés d'un bleu plus pur encore qu'un ciel d'hiver. « Tu m'aurais appelé Albe. Comme le protagoniste de ta première tragédie écrite. Est-ce que tu t'en souviens ? » Sans lui laisser le temps de répliquer, l'enfant lui agrippa la manche et tira pour la rapprocher de lui. « Tu aurais pu m'avoir avec ton comédien. Negaï, c'est ça ? Tu m'aurais conçu, tu l'aurais quitté sans rien dire, il n'aurait pas été trop tard. Tu serais allée quémander le pardon royal, tu m'aurais fait passer pour l'enfant légitime de Fritz le Défunt. Tu aurais eu un avenir, avec moi. Pourquoi ne l'as-tu pas fait, Lynda ? »

« NE M'APPELLE PAS COMME CA. » D'un coup de poing rageur, la Rêveuse cogna la pierre. Un trou béant se forma aux pieds de l'enfant, comme pour l'emporter hors des sentiers de l'irréel. Mais celui-ci ne bougea même pas d'un pouce sous la pression qui tentait de s'effectuer sur lui. Le pouvoir de la Maîtresse des Songes n'avait pas prise sur lui. Démunie, impuissante pour la première fois depuis bien longtemps, elle ferma les yeux et tenta de s'échapper du monde onirique. Réveille-toi, se répétait-elle comme une litanie. Réveille-toi, réveille-toi tout de suite.

« Oh, ma chérie, » lui susurrait à l'oreille l'enfant de ses pires cauchemars. « Tu ne peux pas échapper à ton Destin éternellement. Et si je te laissais une nouvelle chance ? »

A sa plus grande horreur, la Rêveuse sentit sa peau se détacher de sa chair tout le long de ses bras. Lorsqu'elle baissa les yeux pour contempler les ravages, une sorte de seconde peau, terne et rêche, avait pris la place de la première. La douleur lui était presque insupportable. Elle ne put s'empêcher de crier.

« Chut... » lui chuchotait encore l'entité qui la tenait serrée contre elle, presque amoureusement. Elle était incapable de se débattre. « Ça va aller. Surtout, quoi qu'il arrive, n'oublie jamais : tu sais qui tu es. »



La jeune femme sortit de son Rêve en nage, le coeur affolé et un cri encore au bord des lèvres. En proie à la panique la plus totale, elle bondit hors de son lit de fortune. Ses mains fébriles ne cessaient de passer et repasser sur ses bras, comme à la recherche de la plus petite irrégularité qui lui confirmerait ses craintes. Mais elle n'avait rien.

Ce n'était qu'un cauchemar. Rien de plus.

Après quelques longues minutes, elle parvint à retrouver suffisamment de contenance pour se préparer. Le soleil du jour nouveau l'accueillait gentiment à travers ses rideaux miteux. Dans un silence presque sacré, elle se défit de ses habits de nuit pour revêtir, couche par couche, les vêtements de Luka le Ménestrel. Une fois la poitrine bandée et les chausses enfilées, elle se sentit renaître.

Tout en se coiffant distraitement, son regard se déposa sur le miroir crasseux de sa petite chambre vétuste, comme pour se passer en revue.
Son peigne lui échappa des mains.

De l'autre côté de la glace, ses yeux d'ordinaire fauve avaient virés bleu ciel.


*


Le sortilège de protection était tombé. C'était tout ce qui lui passait par la tête depuis qu'elle avait constaté, au matin, la transformation de ses prunelles. Le sortilège maternel avait cédé, pour elle ne savait quelle obscure raison. La magie du sang était pourtant la plus tenace... Après quelques années, elle en était même venu à croire que le charme placé sur elle tiendrait jusqu'à la fin de sa vie. Par les Déesses, quelle sotte elle avait été...

Tout en jurant sous l'écharpe épaisse qui lui couvrait la moitié du visage, Luka s'enfonça dans l'obscurité d'une ruelle adjacente et jeta un coup d'oeil de tous les côtés. Rien de suspect, mis à part sa propre paranoïa. Si ce n'était qu'une affaire de couleur d'iris, il n'y aurait pas eu de quoi s'affoler, bien sûr... Mais il avait de bonnes raisons de croire que ce n'était que le début. La fin d'une période de tranquillité.
Le sortilège qui avait effacé toutes ses traces depuis son pays d'origine venait de se briser. Cela signifiait que désormais, n'importe quel idiot doté d'un peu de magie pouvait le traquer à son bon vouloir.

Plus preste que le vent, et alors que la nuit s'apprêtait à tomber sur la Citadelle, le Rêveur se dirigeait vers le Temple du Temps. Cependant, un peu avant d'atteindre la bâtisse sacré, il bifurqua afin d'entrer dans le cimetière adjacent. Près d'une petite chapelle abandonnée, il se recueillit un bref instant, le temps de tirer de sa poche une bague ornée d'un grenat cramoisi... ainsi qu'une petite pièce usée. Il la fit tournoyer entre ses doigts avant de la ranger à nouveau.

Contre toute attente, il avait gardé les souvenirs du Renard. A cette heure critique, alors qu'il ne se sentait plus en sûreté nulle part, il ne pouvait pas dire qu'il le regrettait.

D'une main ferme, il activa le mécanisme qui le mènerait au repère du Roi des Truands. Toujours vigilant, il s'assura que celui-ci se refermait bien derrière lui avant de s'enfoncer dans les profondeurs des catacombes. Certain qu'on l'avait repéré même dans la pénombre, il retira son écharpe lorsqu'il parvint à la salle centrale et il passa les environs en revue. Les choses ne semblaient pas avoir drastiquement changées depuis la dernière fois qu'il s'était retrouvé en ces lieux.


« Doklas, » salua-t-il respectueusement le vieux médecin qui avait levé la tête de sa table de travail en le voyant entrer. L'étrange mélange de méfiance, de curiosité et de soulagement qu'il parvenait à lire dans les yeux du doyen ne lui fit pas du mal à proprement dit, mais c'était une expérience curieuse que de se retrouver précisément à l'endroit qu'on pensait avoir banni définitivement de son existence. « Est-ce que le Renard est ici ce soir ? »

« Quand on parle du loup... » Marmonna le vieil homme, avant de retourner à son travail. Et en effet, c'est à cet instant précis que le Rêveur entrevit Aedelrik entre les piliers. Sans mot dire, il se dirigea vers le Renard. Les talons de ses bottes claquèrent contre la pierre froide, solennels et dignes.

Arrivé à sa hauteur, Luka se laissa plonger dans les yeux de son vis-à-vis. Le regard du Renard était illisible, intraduisibles, mais qu'importe ? Les quelques secondes où ils se fixèrent en chiens de faïence n'étaient pas destinés à faire passer une compréhension mutuelle. Ils se retrouvaient juste, ils apprenaient à se regarder autrement.

Les pupilles désormais azur du ménestrel devait apporter son lot de trouble et de questionnements... Ce pour quoi après un temps, celui-ci finit par baisser les yeux. En silence, toujours, il sortit la petite pièce ornée d'un renard qui se mord la queue, et il la tendit à son détenteur originel, la paume ouverte.
« Tu m'as donné ça, une fois. Il y a longtemps. Je ne l'ai pas oublié. »

La tête baissée, comme en signe de confession, il lui souffla : « J'ai eu tort de partir. Tout comme tu as eu tort de m'avoir considéré comme une menace. » Lorsque Aedelrik tendit la main pour saisir la pièce offerte, il posa ses doigts par-dessus les siens, sans pression. Sans condescendance. « Je ne demande pas le pardon, ni une revanche d'ailleurs. Seulement, des dettes nous lient encore, tous les deux. Et aujourd'hui, j'ai besoin de toi. Accepterais-tu d'écouter ce que j'ai à dire, l'ami ? Tu es le seul vers qui je peux me tourner, maintenant. »

Après tout, Luka le savait mieux que personne : les hommes faisaient tous des promesses qu'ils n'étaient pas capables de tenir. Mais les dettes... Les dettes liaient plus étroitement, plus durablement. Les dettes étaient plus impersonnelles.
Les dettes avaient une chance de survie que les promesses n'avaient plus à ses yeux depuis bien longtemps.


Aedelrik


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(vide)



Ce soir là, la crypte chantait. Ou plutôt, Kaaris chantait, et le lieu l'accompagnait d'un long choeur silencieux et mélancolique. La voix de la Sheikah résonnait dans la grande salle de ce tombeau pour sang bleu, se faufilait entre les statues glaciales de ces ancêtres froids, semblait s'éloigner en s'engouffrant dans un couloir pour mieux revenir par un autre. Ce labyrinthe chargé de protéger la tranquillité du dernier repos de si éminents sujets du royaume avait ce charme poétique et mystérieux de donner au chant le plus vulgaire une élégance de cantique de cathédrale.

Aedelrik ignorait ce que chantait Kaaris. La jeune femme aimait la poésie de sa langue, celle, oubliée, de son clan. Et elle tenait tout autant à en garder le sens secret, comme une ultime protection d'un langage trop fin et trop fragile pour être exposé à la brutalité du monde. Le voleur lui enviait ça, parfois. Lui avait oublié. Il connaissait correctement une demi douzaine de langues mais celle qu'avaient usé ses parents et que les montagnes avaient répétées en écho... Envolée, comme tout le reste. Enfouie sous la neige et la glace, dans l'oubli, comme le reste. Pourtant, il aurait voulu se souvenir d'un mot, d'une phrase, d'un chant. N'importe quoi auquel se rattacher, qui lui donne une note, une clé musicale pour pouvoir lui aussi tenter de poétiser sur son passé, et de chanter des vieilleries perdues.

Ce soir là, le voleur ne pouvait s'empêcher de regarder par dessus son épaule, et ce afin de pouvoir se détourner l'espace d'un instant de sa situation présente, peu reluisante. Depuis peu, des avis de recherche le décrivant un peu trop fidèlement à son goût avait fleuri sur les murs de la ville. Certains de ses contacts n'avaient pas tardé à faire le rapprochement, de même que ses ennemis, et Aedelrik ne fermait plus les deux yeux lorsqu'il parvenait à dormir, persuadé qu'il serait vendu sitôt qu'il baisserait sa garde. Alors, le Renard adoptait la conduite la plus sûre ; rester tapis dans son terrier, en attendant que la nuit vienne troubler la vue des sentinelles et endorme les délateurs les plus zélés. Le reste du temps, il restait chez lui, à tourner en rond en faisant macérer des sentiments au mieux déprimants sinon franchement mauvais. Lanre, Swann, la merdaille en uniforme qui lui collait au train, ses propres associés... Peu de monde échappait à ses reproches muets. Si tant que la cohabitation au sein même de la planque devenait difficile pour tous, Doklas en premier lieu. En tant qu'adversaire de la première heure du plan d'évasion d'Aedelrik, il ne manquait jamais une occasion de rappeler qu'il avait eu raison, et qu'il avait bien prévenu son camarade. Devant l'énervement que ses leçons de morale provoquaient, le vieillard avait opté pour une seconde méthode : le regard las bien appuyé chaque fois qu'il croisait celui du Renard. Une crise de colère de ce dernier ayant faillit écorner leur solide amitié, ils s'évitaient consciencieusement à présent et allaient jusqu'à s'ignorer alors même qu'ils partageaient la même table.

Ce soir là, Doklas était occupé à son bureau, grattant frénétiquement sur un vélin trop épais à propos de ses dernières découvertes. Visiblement, être recalé de l'école de médecine royale à vingt-cinq ans n'empêchait pas d'en savoir plus que les docteurs assermentés, au crépuscule de sa vie. Aedelrik, lui, tirait sans énergie ni plaisir sur une pipe bourrée avec les restes d'un tabac de mauvaise qualité, adossé à un pilier en tâchant de profiter plutôt de la voix de Kaaris. Un autre jour, il lui aurait intimé de se taire, malgré son goût pour ces chants, par principe de précaution ; au sommet de la grande salle, une épaisse grille débouchait sur le dehors. Et bien que cette ouverture fusse discrète et peu accessible par le dessus, les passants endeuillés ne devaient pas être habitués à entendre les morts fredonner. De quoi attirer des curieux indésirables.

Soudain, Aedelrik sursauta en entendant la porte principale de la planque s'ouvrir. Le glissement du faux cercueil avait l'avantage d'être parfaitement audible dans tout le premier étage de la crypte, ce qui évitait les mauvaises surprises. D'autant que le nombre de personnes au courant du mécanisme se comptaient sur les doigts des deux mains. Mais le Renard était à cran, et craignait plus qu'il n'espérait d'une venue dans son antre. Sa main alla chercher son poignard tandis qu'il se raidissait sur le pilier. La voix de Kaaris s'était tue, et la voleuse se tapissait à son tour dans l'ombre, prête à fondre en cas de danger. Cependant, le manque de réaction de Doklas l'intrigua autant qu'il l'apaisa. Le vieux avait relevé la tête et exprimait un mélange d'émotion que le Renard ne parvint pas à démêler, jusqu'à ce qu'il entende la voix de l'invitée.

Ses tripes se nouèrent en reconnaissant Luka, visiblement garçon ce soir. De surprise, déjà, puisqu'il ne pensait pas le revoir autrement qu'en le recroisant au hasard et surtout pas en l'accueillant ainsi dans sa planque. Mais aussi d'un sentiment plus profond et complexe, bouillie de joie, d'appréhension, de soulagement et d'orgueil blessé. Après ce qu'il avait failli lui faire, et la réaction de Luka, Aedelrik avait tiré un trait sur ce début d'amitié. Au début, il s'en était voulu comme rarement, considérant avoir gâché quelque chose de beau et de prometteur. Et puis, avec le temps et l'absence prolongée, il était passé du sang d'encre pour la jeune femme qu'il avait mis en danger à une indifférence forgée pour supporter cette séparation. De la même manière que des amants séparés finissent toujours par haïr et mépriser l'autre, au mépris de tout ce qu'ils avaient pu éprouvé, le Renard avait préféré reconstruire sa version de l'Histoire, où il tenait le beau rôle et où Lukrèce s'avérait être une ingrate trop susceptible.
Seulement voilà, Luka était alors en train d'approcher de lui, Doklas l'ayant honteusement vendu, et Aedelrik savait que sa petite version des événements ne convaincrait personne d'autre que lui. Déjà qu'il ne se sentait pas bien convaincu lui même...

Et puis soudain, comme en l'espace d'un clignement d'oeil, ils étaient face à face. Dire que le Renard fut pris de court serait un doux euphémisme. Il ne savait plus où se mettre, tirailler entre son égo et sa furieuse envie de se jeter dans les bras du garçon, heureux qu'il était de le revoir. Mais, trop brusqué pour pouvoir agir, il restait là, sa pipe dans une main, l'autre ayant lâché la dague et ne sachant vraiment où se poser pour avoir l'air assuré. Les yeux dans les yeux, dans un silence assourdissant et pourtant, Aedelrik ressentit à nouveau ce qui l'avait frappé la première fois ; la ressemblance, frappante, entre deux survivants. Il allait ouvrir la bouche quand Luka le devança.
Le voleur écouta, considéra la pièce avec un début de sourire. Cela avait été décidément bien pompeux, de faire frapper ces pièces. Mais c'étaient là des reliques d'un passé désormais plutôt lointain, auquel il restait malgré tout attaché. Une folie des grandeurs superbe... et tragique. Le reste des mots du garçon l'amusa beaucoup moins. Il n'avait pas oublié leurs dettes mutuelles. Un hors la loi comme lui n'efface pas ce genre de choses de sa mémoire. C'était plutôt le fait que la nécessité ait renvoyé Luka vers lui qui le frappait. Peut être était il déçu, de constater que ça n'était pas un choix librement consenti par l'acteur, mais surtout, il commençait à entrevoir que cette visite ne se résumait pas à une réunion destinée à reforger un lien. Tout cela pourrait bien aller plus loin. Et pendant qu'il y réfléchissait, Luka avait peut être bien sa vie dans la balance. Aedelrik fit donc la seule chose qui s'imposait.

Il offrit à son ami une franche accolade digne du garçon qu'il était alors, avant de lui répondre, son sourire retrouvé,


« T'as frappé à la bonne porte. Viens, on va parler plus au calme. »

Le voleur posa une main sur l'épaule de Luka en l'emmenant vers une des chambres attenantes, tentant de voir si ce contact lui était désagréable. Après tout, si le besoin l'amenait là, le garçon n'était pour autant probablement pas tout à fait en paix avec ce qui s'était passé plus bas dans ces cryptes, lorsqu'il avait bien failli perdre la vie. Mais si Luka supportait mal la situation, il jouait parfaitement bien la neutralité. Peut être que la présence diffuse de Kaaris en embuscade prenait sa part dans cette attitude. Aedelrik pensait qu'une fois dans ses quartiers, son ami serait plus à l'aise pour déballer le pot aux roses. Ce n'est qu'en franchissant le seuil qu'il réalisa le désordre de la pièce, et surtout son aspect étrange pour quelqu'un qui ne serait pas habitué. Le lit était encore en désordre de sa nuit agitée de la veille, des rouleaux de parchemins jonchaient le sol comme les victimes d'une étude frénétique et peu attentive à la préservation matérielle du savoir, mais surtout la table d'alchimie était encore pleine de tous les instruments et ingrédients de la dernière expérience, ce qui exhalait une odeur irritante car extrêmement forte.

« Excuse pour ça, j'attendais personne. »

Le Renard s'approcha de la table et, d'un geste habitué, fit claquer son briquet pour enflammer deux bâtons d'encens parfumés. Une douce senteur vint à ses narines et commença à envahir la pièce. Aedelrik invita alors Luka à s'installer sur le lit tandis qu'il allait fermer la porte. Une fois que ce fut fait, il s'empara d'une chaise, la retourna afin de pouvoir s'avachir à plein bras sur son dossier et démarra la grande conversation dont ils avaient tout deux besoin.

« Tu sais... » Commença-t-il, gêné, « T'as pas de pardon à demander. Une revanche, ça tu peux. Dans l'histoire, c'est moi qui ait merdé. Je te présente mes excuses, pour ça et pour le reste. Je réalise que ça n'a pas dû être facile de revenir ici après tout ce temps, donc je suppose que c'est pas un caprice de nobliotte. Qu'est-ce qui t'inquiètes, Luka ? Ou Lukrèce, comme tu le sens ! J'ai supposé parce que... » Il désigna la tenue de l'acteur, clairement conçue comme masculine, « Enfin bref, qu'est-ce qui... »

Un détail venait de le frapper. Le genre de détails dont il se demandait bien comment il avait pu ne pas le voir avant tant c'en était évident. « Tes yeux... Tu les avais bleus ? » Brusquement, la situation lui semblait bien plus compliquée, et il commençait déjà à regretter son ennui tranquille à écouter les chants de Kaaris.


Luka

Le Changelin

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(vide)

Luka s'attendait à beaucoup de choses, mais l'étreinte bourrue dans laquelle le Renard l'entraîna le surprit malgré tout. Il s'était refusé à imaginer que son ex-associé aurait pu l'accueillir les bras ouverts. A son propre étonnement, il se retrouva à l'étreindre en retour, comme les frères d'armes qu'ils auraient pu devenir si seulement la méfiance n'avait pas dégradé leur précédente relation.
Aedelrik souriait. Et pendant l'espace d'une brève seconde, Luka lui sourit en retour, sous le bonheur simple que lui procurait ces retrouvailles inespérées.


« T'as frappé à la bonne porte. Viens, on va parler plus au calme. »

La main du Renard se déposa sur son épaule, comme pour le guider dans les méandres obscures des catacombes. Contre son gré, le comédien sentait sa mâchoire se crisper, ses muscles se raidir. Il ne se souvenait que trop bien de la dernière fois, de ce que sa confiance aveugle avait failli lui apporter. Si son précédent allié ne s'était pas ravisé à la dernière seconde, Luka serait mort. Il s'était promis de ne plus dépendre du bon-vouloir de quelqu'un de la sorte.

Le problème, c'était qu'il n'avait pas le choix. S'il voulait mener à bien ses petites affaires, s'il voulait être certain de pouvoir continuer à vivre tel qu'il le souhaitait, il était bien obligé de compter sur quelqu'un d'autre que lui-même. Les idées bien claires en tête, il accepta donc de bonne grâce le contact qui l'emmenait plus loin dans la crypte.

Le ménestrel ne savait pas à quoi il s'attendait exactement, mais ce n'était certainement pas à une pièce en désordre, où tant de preuves de vie récente avaient laissé leurs traces derrière elles. Quelque part, la vision des draps défaits et de toutes ces fioles sales qui trainaient sur la table, toute cette paperasse qui semblait déferler dans toute la pièce comme des plantes sauvages - cela avait le mérite de le conforter un peu. Si le Renard avait voulu l'éliminer, il n'aurait sans doute pas choisi ses appartements privés pour le faire.


« Excuse pour ça, j'attendais personne. » Et d'un geste preste qui dénotait de l'habituel, Aedelrik se dirigea vers la table afin d'allumer deux bâtonnets d'encens. Fort heureusement d'ailleurs ; la forte odeur de soufre qui émanait des vestiges d'expérimentation avait tôt fait de leur irriter les narines... Docilement, Luka s'assied sur le lit défait tandis que son allié renouvelé allait claquer la porte. Sa seule issue de secours était désormais bloquée, mais il tenta de ne pas trop y penser.

« Tu sais... » Débuta le Renard, tout en s'installant à califourchon sur une chaise en face de Luka. « T'as pas de pardon à demander. Une revanche, ça tu peux. Dans l'histoire, c'est moi qui ait merdé. Je te présente mes excuses, pour ça et pour le reste. Je réalise que ça n'a pas dû être facile de revenir ici après tout ce temps, donc je suppose que c'est pas un caprice de nobliotte. » A ce dernier mot, Luka sentit ses lèvres se plisser contre son gré. Mais à bien y penser, ce qui les avait perdu la première fois, c'était leurs deux fiertés mal placées. Aussi, afin de ne pas commettre la même erreur qu'auparavant, il ne commenta pas.

Aedelrik continuait, toujours un peu maladroitement : « Qu'est-ce qui t'inquiètes, Luka ? Ou Lucrèce, comme tu le sens ! J'ai supposé parce que... » Un temps. Il fit un vague geste de la main afin de désigner l'accoutrement clairement masculin que portait l'artiste. Cette fois-ci, le concerné ne put se retenir de sourire. Un peu fier, sans doute, de pouvoir produire un tel effet de doute sur son vis-à-vis. « Enfin bref, qu'est-ce qui... » Le Renard s'arrêta net. Il semblait le passer en revue une seconde fois, comme une confirmation. « Tes yeux... Tu les avais bleus ? »

Gêné(e) à son tour, et avec cette dérangeante impression d'être mis(e) à nu(e), Luka (Lucrèce) Luka détourna les yeux. « Non. C'est... compliqué. Je ne sais pas par où commencer... » Nerveusement, il(le) passa ses mains dans ses cheveux bruns, le regard toujours fuyant. Il(le) ne comptait pas mentir, mais il(le) rechignait pour autant à dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. « Appelle-moi comme tu veux. Vraiment. Ça n'a pas d'importance. Luka, Lucrèce, tout ça ne sont que des noms de substitution. Ce ne sont que des identités de remplacement. Je suppose que quelque part, nous ne sommes pas si différents, toi et moi... »

La jeune personne prit une longue inspiration avant de relever le menton. Ses yeux désormais clairs croisèrent ceux du Renard, et ils ne se défilèrent pas. Pas cette fois. « J'ai vu les avis de recherche à ton nom. Je ne peux pas te le cacher : bientôt, je serai moi aussi traquée. A force de passer de visage en visage, je pensais pouvoir devenir quelqu'un d'autre... Mais mes travestissements ne peuvent pas durer éternellement. Comme tu le vois, je commence à perdre des parties de mon déguisement. » Ses mains désinvoltes indiquèrent ses pupilles transformées. « Cela peut te paraître bien superficiel, mais... Je bénéficiais d'un sortilège de protection. Je ne sais pas ce qui l'a rompu après tout ce temps... Il y a eu ce rêve étrange... Enfin. Peu importe. » Son visage se fermait à l'évocation du cauchemar qui l'avait tant bouleversée au matin.

Après quelques longues secondes, elle put reprendre plus posément :
« Protège-moi. C'est ma première requête. Je ne peux pas te demander de me couvrir : il y aura forcément des mages parmi ceux qui me chassent, et si je reste ici, ils nous débusqueront tous. Cependant, je pensais... Si je me forge une identité assez menaçante... Peut-être n'oseront-ils pas m'attaquer de face. Je ne sais pas. » Cet aveu d'impuissance l'ébranlait. Bien contre son gré, son visage reflétait ses inquiétudes.

Mais ce n'était pas assez pour lui faire perdre le fil :
« J'ai une deuxième requête. Si jamais... Dans le cas où ils arrivent jusqu'à moi. J'aimerais que tu me promettes... Non, plutôt... que tu m'assures, que tu les tueras. Avant qu'ils ne puissent me tuer. » Ses yeux brûlaient. Il n'y avait pas tant de la folie que de la détermination dans ce regard. Ce n'était pas juste de la paranoïa, c'était de la certitude. Certitude que des hommes viendraient. Certitude qu'il lui faudrait frapper avant d'être frappée.

Une idée singulière lui vint soudain en tête. Tout en se triturant nerveusement l'avant bras, là où la peau s'était décomposée dans le cauchemar incertain qui l'avait saisi(e) au matin, l'artiste aux multiples visages réfléchit à voix haute :
« Je veux changer d'identité. Luka le comédien ou Lucrèce tous deux ne pourront pas me sauver, ils n'ont aucune valeur dans l'échiquier du monde. Si on les tue, ils mourront seuls et sans regrets. Sans revanche, sans représailles. » Quelque chose s'affermissait dans sa voix, dans sa posture, plus l'idée faisait son bout de chemin dans sa tête. « Je veux devenir quelqu'un. Quelqu'un qui soit suffisamment proche du pouvoir pour qu'on hésite à l'abattre. Je suis prêt, prête à devenir n'importe qui tant que ça peut garantir ma sécurité. » Et soudain, comme si ses mots la frappaient de plein fouet, elle s'arrêta net.

Pendant quelques instants, ses yeux dérivèrent du côté de la table d'alchimie, sans vraiment voir ce qui se trouvaient devant eux.
« Laisse-moi devenir ton protégé, Renard. Et si tu crains que je menace ton autorité... » Son regard croisa à nouveau celui d'Aedelrik, plus affirmé que jamais. « ...Alors laisse-moi devenir ta femme. Je me fiche d'être un trophée à exhiber, tant que tu sais ce que je suis vraiment, et ce que je suis capable de devenir pour la bonne cause. »


Aedelrik


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(vide)

Luka était décidément de ce genre de personnages fascinants de par le gouffre qui séparait leur aspect extérieur banal, qui faisait qu'on pouvait passer devant lui sans trop lui accorder d'attention, et la réalité de ce qu'il était, plus profondément. Il et elle, un acteur sans histoire et une princesse au sein des grandes intrigues de ce monde, tout à la fois. Pour un second rôle comme Aedelrik, difficile de réellement cerner ce que cela pouvait bien représenter pour une personne, seule, mais plurielle. Alors à défaut de comprendre ce mystère un peu trop complexe pour lui, il s'accrochait au concret. Luka était venu pour demander de l'aide, c'était l'essentiel.

Fournir une protection, c'était ironiquement l'excuse que se donnaient la plupart des criminels qui rançonnaient les honnêtes marchants, taverniers et artisans de par le monde civilisé. Payez donc, messire, et il ne vous arrivera rien de fâcheux. En général, ces braves gens cédaient pour que leur "protecteur" ne soit pas tenté de changer de rôle. Cependant, peu de pègreux tenaient leur serment, dans les faits. Et lorsqu'un danger arrivait, le rançonné faisait meilleure affaire à se débrouiller par lui même. Autant dire que le Renard, comme les autres, s'y connaissait mieux en coup fourré qu'en surveillance de tête couronnée, mais l'idée d'un défi nouveau le stimulait, plus qu'elle ne l'intimidait. De plus, l'idée qu'avançait Luka tenait debout. Protéger une demoiselle en détresse devait être une tache fastidieuse. Donner des crocs à la dite demoiselle, ne serait ce que sur un masque, serait peut être le meilleur des boucliers. Aedelrik acquiesça donc vivement à ce que proposait la jeune femme.
Pris d'une violente soif, il se leva pour aller chercher une bouteille de gnôle dans sa réserve personnelle, par chance remplie juste avant qu'il ne s'impose cette planque prolongée. Mais au moment de sortir des coupes, les mots de Luka le surprirent tant qu'il fit un faux mouvement et que l'un des verres en terre cuite alla éclater sur le sol. Il ne lui fit pas face, pour lui répondre d'une voix faible, rauque.


« T'assurer de tuer pour toi... T'en demande beaucoup. » Lorsqu'il se retourna, son regard était dur, mais ses mains tremblaient légèrement. « Tuer me change. Tu en as vu assez là dessus je crois. A chaque nouveau cadavre, c'est pire. Alors non, je ne peux pas te promettre de massacrer sans discernement, sans tenir compte des circonstances, et m'engager à l'aveugle comme ça. » Le Renard avait conscience de l'âpreté de son propos et en revenant vers Luka, il acheva le débat, moins froidement, « Mais je te fais la promesse que si ta vie est dans la balance, ma main ne tremblera pas, et je n'aurais aucune hésitation. »

Ca n'était sans doute pas parfait, mais Aedelrik savait qu'il ne pourrait de toute façon pas s'engager plus loin sans risquer trop. Non pas qu'une bande d'assassins lui fasse peur. Dans tout ce qui l'effrayait, perdre son humanité était en haut de la liste. Et il avait plusieurs fois fait l'expérience d'ô combien la ligne était aisée à franchir. Luka avait bien failli s'en faire une idée, lui aussi. Ce dernier serait peut être déçu du compromis ainsi établi, mais le ton du voleur ne souffrait pas réellement de réplique. A prendre ou à laisser, comme on disait. Il servit un verre, le tendit à son amie, et but directement au goulot de la bouteille, tout en écoutant la suite de l'explication. Le plan avait des bases solides, même si il n'était pas sans risque. Dans le monde de la pègre, le Renard possédait déjà une petite réputation, et une aura bien plus grande si l'on prenait en compte les rumeurs qui l'accusaient du meurtre de plusieurs gros bras du monde de la nuit. Que le rouquin recrute des jeunes ambitieux tel que pouvait apparaître Luka, voilà qui ne paraîtrait louche à personne. En revanche, cela revenait à placer la princesse déchue au sein d'un petit jeu dangereux, celui auquel jouait Aedelrik depuis alors quelques mois. Une partie jouée à un contre dix, qu'il entendait bien gagner par échec et mat. Mais Lukrèce ne semblait pas craindre cela, et sa détermination était encourageante, stimulante même. Le Renard reprit une gorgée...

« ...Alors laisse-moi devenir ta femme. »

Il avala la lampée, manqua de s'étouffer, recracha le liquide en direction de sa table d'alchimie. Un instant de silence suivit le choc de l'annonce, puis il éclata de rire. Un rire vrai, ingénu, surpris, comme après une blague superbement racontée et dotée d'une chute fracassante. Il lui fallut quelques secondes pour se reprendre et récupérer une contenance, mais un regard vers Luka lui confirma ce dont il doutait ; non, il ne s'agissait pas d'un trait d'humour. Aedelrik répondit alors, encore hilare, « T'es vraiment pleine de surprises, toi. Merci pour la proposition, mais je vais décliner. Déjà parce qu'il faut se lever de bonne heure pour avoir de l'autorité sur une vieille mule comme Doklas ou une lionne comme Kaaris ! Et ensuite parce que... » Son sourire s'affadit tandis qu'un ombre voilait son visage, l'espace d'un instant, « Je ne joue pas avec ça. Ni la comédie, ni autre chose. Je ne serais pas crédible une seconde dans une relation feinte. En revanche... »

Le voleur se leva de sa chaise, s'approcha du lit, et inspecta Luka des pieds à la tête. Peut être le mettait il mal à l'aise, mais il devait se constituer un avis d'expert avant de pouvoir discuter plus avant de stratagème invoqué par l'acteur. Il poursuivit un moment son examen, estimant le tour de bras de Luka, sa taille. Alors, il se releva et déclara,

« C'est une bonne chose que tu sois devenu un acteur. T'as pas encore la silhouette d'un bâtisseur de pont, mais t'es mieux taillée pour la rue que les nobliottes précieuses et toutes fragiles qu'on voit parfois dans les jardins. Tu pourras facilement passer pour un chapardeur agile au début. Après, faudra muscler un peu tout ça, si on veut que tu impressionnes tes assassins. » Se redressant en s'étirant, il se mis alors à faire les cent pas dans la pièce, tournant en rond et passant en revue les détails en comptant sur ses doigts les étapes à ne pas oublier. « Il te faudra un nouveau nom, inventer une histoire cohérente, teindre tes cheveux, travailler ta démarche et ton langage pour coller aux habitudes du milieu, mais sans tout t'apprendre pour que tu apparaisse bien comme un nouveau au début, te donner les bases du vol et de l'arnaque... Mais tu es acteur, ça devrait te servir... connaître le combat de rue aussi, comment utiliser un surin, échapper et mentir à la garde... Là dessus, on aura du boulot. » Il jeta un regard amusé à Luka, tachant de discerner comment il réagissait devant l'ampleur de la tache. Aedelrik ne vit pas la crainte qu'il s'attendait à lire sur le visage de son ami. Mais alors, il réalisa que la peur allait peut être lui venir, et il poursuivit ainsi, « Autrement... Ah ! Oui, y a ça. »

Aedelrik releva sa manche et dévoila un tatouage, honorablement dessiné sans être aussi recherché qu'une enluminure de manuscrit ; Un renard lové autour d'une pièce d'or. « Chacun de mes associés en a un. Jamais le même, mais toujours un goupil, pour le lier à moi. C'est un peu con, mais c'est la coutume, et il faudra que tu y passes pour rester crédible. D'habitude, c'est Doklas qui s'en occupe. Il fait ça bien, proprement, mais c'est jamais agréable sur le moment. »

Ca y était, il avait fait le tour. C'était le grand saut pour Luka. Aedelrik lui tendit alors sa main et lui demanda, avec d'autant plus de sincérité qu'il se revoyait un peu, lui même plus jeune en un autre temps, devant le même gouffre intimidant. « Alors, prête, ou tu as besoin de plus de temps ? » Lui ne voyait aucune raison d'attendre. Il en avait assez de s'ennuyer dans ce trou. En réalité, tout cela l'amusait et lui fouettait le sang. Jamais il ne sentait mieux que soumis à la pression.


Luka

Le Changelin

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Aedelrik éclata de rire face à sa proposition. Et ce faisant, quelque chose se défit dans le ventre de la Comédienne. Quelque chose qui s'était noué là depuis qu'elle s'était arraché les mots de la bouche, comme de l'appréhension. Quelque chose comme de l'angoisse.
Pour la première fois depuis sa fuite précipitée, la jeune femme se laissa imprégner par un profond sentiment de soulagement.

Elle ne savait pas ce qui lui avait pris. Elle qui s'était promise de ne plus jamais se laisser piéger par le joug du mariage, la voilà qui retombait dans ses travers d'aristocrate : toujours à mener ses affaires par les noces ou par le couteau.


« T'es vraiment pleine de surprises, toi, » lui déclara le Renard - et elle prit cela comme un compliment. « Merci pour la proposition, mais je vais décliner. Déjà parce qu'il faut se lever de bonne heure pour avoir de l'autorité sur une vieille mule comme Doklas ou une lionne comme Kaaris ! Et ensuite parce que... » Le visage de son associé redevint austère. « Je ne joue pas avec ça. Ni la comédie, ni autre chose. Je ne serais pas crédible une seconde dans une relation feinte. En revanche... »

Le refus du Renard eut un effet presque cathartique sur elle. Soudain, elle prit conscience d'une chose : peut-être était-ce par ce genre de promesses sottes que Lucrèce concluait ses contrats... Mais elle n'était pas Lucrèce.

Elle n'était personne.
Elle pouvait être n'importe qui.

D'un seul bond, à la manière très marquante d'un prédateur, le Renard quitta sa chaise et passa en revue sa silhouette androgyne, le regard très chirurgical. Luka sentit ses yeux verts le détailler comme une bête de foire, et un bref sentiment de malaise lui parcourut les avant-bras avant qu'il ne ravale tout ça et qu'il redresse la tête, droit et fier. Il était là pour ça.

Presque pensif, Aedelrik lâcha :
« C'est une bonne chose que tu sois devenu un acteur. T'as pas encore la silhouette d'un bâtisseur de pont, mais t'es mieux taillée pour la rue que les nobliottes précieuses et toutes fragiles qu'on voit parfois dans les jardins. Tu pourras facilement passer pour un chapardeur agile au début. Après, faudra muscler un peu tout ça, si on veut que tu impressionnes tes assassins. »

Son ami semblait parti. Il se mit à tourner en rond dans la pièce, énumérant sur ses doigts tout ce qu'il leur restait à faire. Le Comédien avait l'impression d'assister à une seconde naissance. « Il te faudra un nouveau nom, inventer une histoire cohérente, teindre tes cheveux, travailler ta démarche et ton langage pour coller aux habitudes du milieu, mais sans tout t'apprendre pour que tu apparaisse bien comme un nouveau au début, te donner les bases du vol et de l'arnaque... Mais tu es acteur, ça devrait te servir... connaître le combat de rue aussi, comment utiliser un surin, échapper et mentir à la garde... Là dessus, on aura du boulot. » Un regard amusé en sa direction suffit à le renseigner sur sa carrure bien maigre. Il savait qu'il avait à s'épaissir s'il voulait se diriger sur cette voie. Curieusement, l'idée ne le rebutait pas autant qu'il ne l'avait craint.

Le Renard et lui-même s'observèrent longuement en chien de faïences, avant que leurs yeux ne se quittent. Seule une détermination pure animait le regard clair du Comédien. Son futur protecteur parut satisfait de n'avoir décelé aucune crainte en lui, car il continua :
« Autrement... Ah ! Oui, y a ça. » Et à ces mots, il releva sa manche afin de dévoiler au grand jour un tatouage de renard. Celui-ci semblait s'être enroulé autour d'une pièce d'or, comme un symbole d'abondance. L'aristocrate en elle réprima une moue de dégoût. « Chacun de mes associés en a un. Jamais le même, mais toujours un goupil, pour le lier à moi. C'est un peu con, mais c'est la coutume, et il faudra que tu y passes pour rester crédible. D'habitude, c'est Doklas qui s'en occupe. Il fait ça bien, proprement, mais c'est jamais agréable sur le moment. »

Aedelrik lui tendit la main, le regard brut et franc. Il y avait quelque chose de vrai dans ses yeux pers. Comme une promesse d'amitié réelle. « Alors, prête, ou tu as besoin de plus de temps ? »

La Comédienne hésita.

Ce n'était qu'un tatouage, raisonna Luka, comme pour tenter de se convaincre que ce n'était que ça. Un déguisement supplémentaire parmi tout le reste, rien de plus.
Mais ce sera toute ta vie à partir d'aujourd'hui, pensa Lucrèce.
Suis-je prêt(e) à faire table rase du passé, encore une fois ?

Il(le) sentit quelque chose s'ouvrir en soi. Comme une vanne, guidée par la certitude absolue qu'il(le) n'avait pas d'autre choix. Et au-delà de ça, le sentiment plus défini qu'il était temps de changer de peau. Alors il(le) n'hésita pas un instant de plus.


« Je suis prêt. » D'une poigne ferme et assurée, il(le) s'empara de la main d'Aedelrik et ne la lâcha pas, porté par une conviction non-feinte. « Je serai un homme, » lui glissa-t-il comme une confidence, comme une révélation. « Comme Luka, je serai un gamin des rues de la Citadelle. Et tout comme Luka, j'aurais appris dès mon plus jeune âge à survivre à tout à partir de rien. »

Jusque-là, les grandes lignes étaient claires. Mais à présent, il lui fallait composer. Sans trop y prêter attention, sa main délaissa celle d'Aedelrik et le Comédien s'éloigna, parcourant à son tour la pièce comme un fauve en cage. « Sais-tu comment je construis mes identités, Renard ? J'esquisse quelques traits de caractères, quelques tics de comportement. Je trouve une façon nouvelle de parler, de bouger. Un autre regard sur le monde. » Ses yeux perçants croisèrent brièvement ceux de son associé. « Mais ce qui fait que ça marche, à tous les coups - ce qui fait que je ne deviens jamais une bête caricature de personnage - c'est les secrets que j'insuffle à chacune d'entre elles. » Un sourire malicieux vint éclairer son visage. C'était comme s'il se réjouissait de partager ses méthodes de conception. « Dans le fond, les secrets, ce sont comme des pelures d'oignons qu'on ne finit jamais de décortiquer. Plus on creuse, plus il y en a. Et souvent, quand on découvre le plus gros d'entre eux, celui que tu cherches le plus à cacher aux yeux du monde, on se dit que c'est le bon. Que c'est ce détail, cet événement marquant qui, depuis le début, a façonné toute ta vie. Alors on arrête de chercher, tout simplement. Et c'est à ce moment-là que ton masque devient une personne réelle. »

Avec une nonchalance naturelle, le Comédien se posa à nouveau sur le lit, le visage ouvert. Pour la première fois depuis bien longtemps, il(le) laissait un autre que lui entrevoir ce qu'il y avait sous ses noms empruntés. Quelqu'un de plus authentique, sans doute. Quelqu'un de plus réservé. « C'est la seule chose que je partage à travers toutes mes vies. Un secret dans un secret, jusqu'à n'en plus finir. Jusque-là, tout est plutôt allé dans mon sens, tu ne trouves pas ? »

Longuement, à la manière des chats, la Comédienne étira ses bras vers le plafond et soupira de contentement avant de continuer sur un ton détaché : « C'était un viol, si tu veux tout savoir. Le secret que j'ai gardé, pour Luka tout comme pour Lucrèce. Ils ne l'ont pas intériorisé de la même manière, comme tu peux l'imaginer. » Un sourire plus serein était revenu se poser sur ses lèvres. Ses yeux se dérobaient aux siens, comme une marque de pudeur. « Luka en a peut-être le plus souffert, en un sens. C'est un homme qui connaît la peur de se faire agresser par un autre. Un gars comme lui. Ça l'a rendu plus lâche, plus craintif face aux hommes. Plus docile face aux femmes, avec son doux visage d'eunuque et ses sourires maniérés. » Un bref silence s'écoula. Elle regardait ses mains fines, qu'il était impossible de genrer. Puis elle continua, plus posément : « Pour Lucrèce, ça a été une autre paire de manche. Le viol l'a rendue hargneuse, pleine de colère. Elle a le ventre gonflé d'injustice pour ce monde qui l'a laissée pour morte. C'est elle qui tue pour se protéger, pas Luka. Ils sont deux revers de la même médaille, je suppose. »

Son regard s'étaient fait plus pensifs. Elle semblait profondément plongée dans ses réflexions. Mais après un temps, elle reprit, avec plus de fermeté : « Je vais garder ce secret pour ma nouvelle identité. C'est un bon secret. Assez puissant pour dissuader de creuser plus loin, quand on le déterre. » Il y avait quelque chose comme de la satisfaction dans le reflet de ses yeux clairs. « Cela ne lui plairait pas, à mon nouveau moi, qu'on découvre ce secret. A un stade bien supérieur à celui de Lucrèce, je veux dire. Après tout, une femme qui se fait déflorer, ce sont des choses qui arrivent. En revanche, un homme qui se fait déflorer, c'est un pédéraste. Et si Luka pouvait s'en contenter, ce ne sera plus mon cas. Nous ne sommes pas faits de la même trempe, lui et moi. »

Comme si elle prenait brusquement conscience qu'elle n'était pas seule dans la pièce, elle leva la tête vers Aedelrik. Son regard acéré croisa le sien, comme un défi lancé. Et d'un seul coup, le nom lui vint en tête : « Je m'appellerai Lancelot. Tu pourrais m'appeler Lance, pour faire plus court. Comme l'arme dont je porte le surnom, on m'a fait traverser l'épreuve du feu et cela m'a brisé. Mais tout comme l'acier trempé dont je suis fais, je me suis reforgé. » Plus elle parlait, plus quelque chose dans sa posture se transformait. Comme celui des félins, son dos se voûtait. Ses coudes se posèrent sur ses genoux écartés, une gestuelle à la fois souple et très affirmée. « Je suis un homme qu'on a éprouvé, et qui maintenant veut se prouver. Un rien me fait entrer dans une colère noire, et pourtant, quand rien ne me contrarie, je suis gai comme un enfant qui n'a jamais grandi. Je suis un homme qui aime les femmes, mais peut-être les hommes aussi. Rien que l'idée me donne la nausée, car j'en éprouve une honte incommensurable qui se rapproche de l'humiliation. »

Brièvement, il s'arrêta pour reprendre son souffle. Mais lorsqu'il continua, il y avait une férocité toute nouvelle dans sa voix : « Le premier qui me dit que je suis pédé, Renard, je m'en tape qu'il soit de ton camp ou pas. Je le cogne. C'est comme ça que ça se passe avec moi. Mais pour le reste... » Et à ces mots, Lance quitta sa place d'un bond agile. Il se campa fermement sur ses deux pieds face à Aedelrik, et dans ses yeux dansaient une lueur joueuse lorsqu'il tendit à nouveau la main à son protecteur. « Je suis ton homme. Laisse-moi cette chance, laisse-moi faire mes preuves avec toi. Et si t'y tiens tant, tu verras. Je vais me le faire faire, ton putain de tatouage, une fois que t'auras vu combien je le mérite. »


Aedelrik


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(vide)

Lorsque Lukrèce lui pris la main, le Renard sentit aussitôt un changement quasi imperceptible s'opérer dans l'atmosphère du lieu. L'instant d'avant, il accueillait une jeune fille en danger dans son antre. Un battement de coeur plus tard, une main d'homme serrait la sienne... Ou du moins, si le voleur n'avait pas su pour son amie et avait fermé les yeux, il aurait pu le jurer. Mais même en sachant ce qu'il savait, le talent de la jeune âme n'en restait pas moins saisissant. Jusqu'au ton de sa voix avait changé lorsqu'elle lui dit, sans hésitation, « Je suis prêt. ».

Il se souvint d'une légende qu'il avait entendu enfant, à propos d'un démon capable de changer non seulement d'apparence et de voix à volonté, mais également d'adopter la personnalité et l'attitude de quelqu'un en l'ayant simplement observé. On ne pouvait d'ailleurs l'en empêcher par magie, sauf à se dérober à son regard car la créature ne fouillait pas l'esprit de ses cibles. Il les regardait et... il les comprenait. Comme si notre corps disait déjà tout de nous. De nos joies, de nos malheurs, de notre caractère, de nos rêves et de nos peurs les plus enfouis. Aedelrik compris alors que celui qui avait inventé ces histoires, à défaut de démon, avait dû rencontrer des acteurs. Et sacrément doués avec ça. Le Renard pensa avec satisfaction qu'il pouvait désormais s'en vanter, lui aussi.

Il écoutait la nouvelle Lukrèce lui parler de ce personnage qui, dés qu'ils auraient quitté cette pièce, devrait cesser de l'être pour devenir réel. Réel, avec sa chair, son sang et son âme. Un instant, le voleur se demanda si lui arriverait à y croire suffisamment pour oublier cette poignée de main en forme de transformation... Non ! De naissance.
C'était à cela qu'il assistait, à un accouchement. Son amie mettait au monde son prochain "moi" et le processus avait le même aspect fascinant qu'une véritable naissance. Aussi, le Renard s'abstenait de parler. Il buvait les paroles du comédien, et apprenait. Jusque là, jouer un rôle se résumait pour lui à enfiler un costume et à s'effacer derrière un masque, le plus souvent pour se faire oublier de tous ou escroquer autrui. Ce soir là, en face de lui, se déployait un artiste d'un tout autre niveau, qui jouait dans une autre cour. Et qui avait sans doute beaucoup à lui apprendre.Mais ce qui avait d'abord des airs de leçon vira à autre chose. Comme une confession.

Aedelrik ne crut pas une seconde que le secret de son ami n'était qu'un artifice. Qu'importe qu'elle eut voulu rester maîtresse d'elle même et de son corps lorsqu'elle en parlait, qu'importe la discipline à laquelle elle s'était sans doute astreinte, Lukrèce, Luka, ou qu'importe qui avait pu naître dans cette enveloppe... Le viol avait provoqué chez elle un mouvement furtif, discret, presque imperceptible mais que le Renard sut aussitôt reconnaître. Il avait trop fréquenté de filles à la joie fausse, trop traîné dans les abysses de villes où l'autre n'est qu'un morceau de viande, trop échangé de baisers avec une femme particulière, qui sursautait à chacun de ses contacts. Son regard ne changea pas, il ne dit rien, ne posa aucune question, mais il comprit.  Ses mots n'auraient servi à rien, bien au contraire. Soi Lukrèce venait de se livrer, à sa manière, soi la chose lui avait échappée et, en l'apprenant, elle risque de le vivre mal. Personne ne peut apprécier voir un de ses secrets lui échapper, le voleur en était parfaitement conscient. Il ne put néanmoins réprimer une grimace de malaise lorsque son ami déclara, comme on énonce une banalité,
«  Après tout, une femme qui se fait déflorer, ce sont des choses qui arrivent. »

Des choses qui arrivent.

Leurs regards se croisèrent, et Aedelrik constata toute la force mais aussi la violence contenue dans la mosaïque de ces iris. Il se souvint des serpents crevant les yeux d'un homme dans l'obscurité d'une ruelle, puis de la première impression que lui avait fait un jeune musicien un peu gauche dans une bagarre de taverne. Ne jamais juger un livre à se reliure, lui avait on appris, une éternité plus tôt. C'était la première fois que la maxime lui apparaissait aussi juste.

Lance se présenta. En détails. Suffisamment pour donner une stature au personnage qui n'en serait plus un, dés lors qu'ils auraient quitté cette alcôve creusée dans le flan du monde des vivants. Là où hommes pouvaient être femmes, où aveugles recouvraient la vue, où estropiés retrouvaient leurs membres, et où tous étaient bien sûr innocents. Un lieu de magie, un palais tout entier dédié au théâtre d'ombres... Une véritable cour des miracles.


« Je suis ton homme. Laisse-moi cette chance, laisse-moi faire mes preuves avec toi. Et si t'y tiens tant, tu verras. Je vais m'le faire faire, ton putain de tatouage, une fois que t'auras vu combien je le mérite. »

Aedelrik pouffa, non par moquerie mais plutôt car agréablement surpris par la rapidité avec laquelle Lance s'appropriait son person... s'appropriait lui même. Le problème restait cependant bien présent ; comment imprimer le masque du personnage sur le visage de son amie. Il se redressa alors et tonna, d'une voix autoritaire,

« Lèves toi. Plus vite. Tiens toi droit ! » Son regard avait changé. Du Renard émanait une aura bien différente de celle qu'avait pu connaître Lukrèce en son temps. Elle avait eu affaire au voleur, elle se retrouvait face au chef de bande. Et un monde séparait ces deux rôles. « Bien. Déjà, y a des choses qui vont pas. T'as pas l'habitude de tout ce dont Lance devrait avoir l'habitude, et ça se voit en un regard ; Etre commandé, se trouver au ban des royaumes, respecter la loi du plus fort... Même si t'es plus une gamine naïve, sans vouloir te vexer, ton sang bleu se voit sur ta gueule. »

Aedelrik pivota sur lui même en désignant la pièce dans laquelle ils se trouvaient ; à la frontière d'une vieille crypte et des égouts de la cité. Des murs couverts d'humidité qu'illuminait une flamme faible et vacillante, protégée par les parois en verre d'une lanterne, des trous de rats creusés à même la roche par des rongeurs à l'aspect répugnant, dans une atmosphère lourde d'un trépas éternel que la bande du Renard était venu déranger. La tanière du voleur.

« J'ignore comment Luka vivait en tant qu'acteur, mais si il avait un penchant pour le confort, tu vas devoir l'oublier. Tout comme les sermons qu'on t'a sans doute servi enfant. Les leçons de morale, "tu ne voleras point" et autres conneries tu les oublies. Tout ça, c'est des caprices de nobles qui ont jamais eu à se demander quoi bouffer. Lance, il a grandit les pieds dans la merde et les mains dans la boue, comme presque tous ceux qui se retrouvent à faire ce qu'on fait. »

Sa voix s'était faite sourde, et son ton grave, chargé de ressentiment, comme à chaque fois qu'il en venait à parler des puissants, riches et nobles. Il s'agenouilla, frotta sa main sur le sol pour en tirer de la crasse et les dieux savent quoi exactement, suite à quoi il présenta sa paume au nez de son ami. « Ca pue, hein ? Bah habitues-y toi parce que si tu me rejoins, la vie aura cette odeur. Du moins pour l'instant... » Termina-t-il, sa phrase laissée en suspens alors que lui revenaient à l'esprit ses grandes projets pour l'avenir.

Aedelrik se redressa, s'étira, fit craquer sa nuque et continua, en donnant une tape sur les épaules de Lance chaque fois qu'il relâchait sa posture. « Un gamin des rues comme toi... Ca respecte pas grand chose. La force, son chef et peut être les dieux, si ça te dit. Sinon, tu pisses sur les plus faibles, tu craches dans le dos des nobles et tu fais un grand sourire aux marchants pour mieux leur tirer leurs bourses. Libre à toi de pas frapper les femmes, les enfants ou les bêtes... tout le monde a sa petite faiblesse, ceux sur qui il arrive pas à être dur. Si tu t'en imposes, t'en seras que plus crédible. Allez repos. »

Il lui fit signe de se relâcher et retourna s'asseoir en face de lui. Aedelrik savait qu'il en arrivait à ce qui bloquerait peut être tout, ce qui le séparait largement d'une grande partie des autres hommes. Ce gouffre, Lance aurait à le franchir avant d'espérer pouvoir tromper ses poursuivants. Il commença, presque à voix basse, feutrée « Tu sais... Tout ce que je vais t'apprendre à faire, puis t'ordonner de le répéter, une fois que tu m'auras rejoins... Tu vas sans doute pas trouver ça joli. Je bute pas les innocents à la pelle, mais y aura toujours une part de sale boulot à se taper. C'est le métier, c'est comme ça. Le truc, c'est que toi, va falloir que tu encaisses sévère et rapidement pour convaincre. Si tu veux faire illusion, s'agira pas de dégueuler au premier crâne que t'auras enfoncé. T'as beau être jeune, c'est le genre de trucs que toi et moi on est sensés voir depuis qu'on a l'âge de marcher. En gros, ce que j'veux dire, c'est que tu vas devoir t'habituer au pire, en vitesse, et sans états d'âme. Tu vas devoir faire l'effort de nous comprendre, nous qui truandons la loi pour notre intérêt. Imiter not' démarche, not' langue et cracher là où on crache ne suffira pas. » Le Renard se leva et fixa son regard vers le mur du fond où une silhouette d'arme de guerre se détachait à la faible lueur de la lanterne. « C'est pour ça que je t'ai parlé du tatouage juste avant. Je voulais pas te balancer le gros du morceau comme ça, d'un coup. T'es un acteur impressionnant, mais t'es jeune et je voulais pas te faire peur. Mais c'est bien de ça qu'on parle ; Te transformer, en profondeur. Ca veut dire que devant un boulot qui aurait écoeuré Luka, Lance devra à peine hausser les épaules. Lance devra penser comme nous, haïr qui nous haïssons, être prêt à tout ce que nous sommes prêts à faire et partager nos valeurs, nos buts, nos rêves...  » Il se retourna et lança à son ami un sourire étrange, marque d'émotions entremêlées mais que d'aucuns auraient jugé inquiétants.

« Tu t'en sens capable ? »


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