Penché sur la carcasse rognée, le vaurien prêtait à Swann une attention à la fois particulière et distraite. La question qu'il avait posé, après son dernier tir, n'avait rien de décoratif : il était véritablement curieux et savoir la Lionne intéressée par d'autres armes que l'épée avait de quoi le surprendre. A plus d'une occasion, il avait pu constater l'attachement tout spécifique que la jeune femme portait à sa lame. Elle avait d'abord refusé le cimeterre que lui avait offert la Macrale, lors de l'évasion qu'ils avaient perpétré. Plus tard, alors qu'il s'attendait à la voir reparaître Dent-de-Dragon au poing – ou à la hanche –, la jeune femme n'était arrivée qu'avec un vulgaire couteau ; tout aussi affiné qu'il ai pu lui sembler. Lors de l'affrontement qui les avait opposés, mais aussi durant les autres combats du Tournois d'Aegis, il lui avait semblé clair qu'elle préférait danser avec une partenaire déjà toute trouvée. La voir délaisser l'équipement, pourtant en bon état, que contenait la précédente cache qu'ils avaient visité n'avait fait que renforcer son sentiment, sans que rien ne soit à aucun moment évoqué. Le maraudeur n'avait jamais été de ceux-là ; qui s'évertuaient corps et âmes à arracher des confidences de leurs compagnons. Homme de silence autant que de solitude, il aimait autant entendre les murmures de l'écorce fatiguée plutôt que d'aller à l'encontre de la volonté d'une amie ; du moins en ce sens.
Le bras reposant toujours sur le genou, accroupi devant les restes de la bête, le Ceald soupira. Son instinct l'incitait à d'autant plus de méfiance que le maître des lieux ne s'était toujours pas présenté à eux. «
Hm-m », commença-t-il, comme pour signaler à son amie qu'il l'écoutait encore et ne l'avait pas oubliée. Son raisonnement ne lui paraissait pas dénué de sens ; d'autant moins qu'il savait son talent dès lors qu'une lame reposait au fond de sa paume. «
Ca se tient. » Fit-il simplement, laissant son regard vagabonder, caresser les quelques pistes qu'il n'avait pas encore exploré jusqu'à présent. Le soleil tombant rendait l'analyse plus complexe, mais il lui semblait que certains arbustes portaient des stigmates étranges. Çà et là, certaines feuilles – parfois même certaines branches – se paraient de teintes rougeâtres, virant plus au noir mat, éclairci de carmin, qu'au vermillon. «
Et moi qui croyait que la grande Swann ne craignait rien ni personne ! » Siffla-t-il, adressant un regard et un sourire faussement moqueur à la jeune femme toujours debout derrière lui. Il la savait fière — beaucoup trop, peut être même, parfois. Et s'il n'était pas des plus taquins, il lui arrivait parfois de venir chercher quelques uns de ses proches, quand la situation s'y prêtait. Ce qui, à l'évidence, n'était pas vraiment le cas... mais il n'avait jamais tant aimé les interdictions. Les yeux fichés dans ceux vairons de la Belle de Villarreal, il finit par se relever à son tour ; quand la jeune femme exprimait son désir d'un peu plus de calme et son appréhension à l'idée d'un nouveau combat qui pouvait être évité. Se contentant d'abord d'un hochement de tête, il fit ensuite craquer ses doigts, cherchant davantage à se dérouiller la main qu'à se préparer véritablement à un affrontement. «
Très bien. », ajouta-t-il en détournant le regard, s'approchant des buissons qu'il avait repéré plus tôt. Le sang avait séché sur les rameaux mais ne laissait que peu de doutes.
Cela me semble aussi être la meilleure solution. » Un animal blessé ne promettait rien sinon un défi plus rude encore. Et la taille de celui-ci l'incitait autrement plus à la prudence qu'une meute de loups assez affamés pour attaquer un homme. Sans un mot de plus, sa camarade visiblement déçue harnacha son étalon et remonta en selle. Avant de la rejoindre, il prit le temps de récupérer l'arc et les traits qu'elle avait décochés lors de son entrainement. Trois d'entre eux furent assez simple à retrouver, bien que perdu dans les sous-bois, mais le dernier essai avait été plus fructueux : en tirant sur la hampe de la flèche, profondément fichée dans le rondin il brisa le projectile. «
Naais'en ...! — », siffla-t-il comme un grincement entre ses dents. Tenté de jeter les restes du dard dans les fourrés, il n'en fit rien néanmoins.
Continuant leur route, les deux compagnons finirent par gagner un cours d'eau. Du plat de la main, le rouquin vint flatter l'encolure de la jument qu'il s'était choisie, le souffle comme le coeur bien loin d'Hyrule et de ses paysages tantôt sauvages, tantôt domptés de hautes murailles de pierres. Voyager avec Swann avait parfois un côté hors-du-temps, apaisant, qui lui offrait le loisir de moments d'égarement. Avant même qu'il ne s'en aperçoive réellement, il était assailli de souvenirs. Ses doigts se refermèrent un peu plus sur le licol de son animal. Le cuir de son gant grinça, sans qu'il ne l'entende. Dans ses oreilles sifflaient les vagues avant de s'écraser sur le rivage ; porté par les chants de Jonna et de ses esprits. Il ferma les yeux, alors que le vent lui griffait les joues, jetant ses cheveux sur son visage. Son monde lui manquait.
Aina lui manquait.
Blanche également ; de même qu'
Aaricia. Tout lui semblait à la fois si loin et pourtant, tout demeurait si proche. Réalisant que la jolie brune avait pris un peu d'avance, alors que le vert de ses yeux s'enfonçait dans l'ombre du massif qui sommeillait au pied d'une chaîne de petits sommets escarpés, il talonna doucement sa jument. L'animal se remit en route, sans que les images qui défilaient devant ses yeux ne s'effacent. Abandonnant l'animal près de la source d'eau, il entreprit de décharger leurs maigres possessions, mais son amie lui fit rapidement savoir qu'elle aurait davantage besoin de son aide pour allumer un feu. Après un rapide hochement de tête toujours aussi absent, le va-nu-pied s'exécuta. Rares étaient les heures où le coeur lui pesait si lourd ; ou la nostalgie s'emparait de lui. Sans un mot, il s'éloigna vers le petit sous-bois qu'ils avaient passé plus tôt, afin d'y récolter tout ce dont il aurait besoin pour monter un bivouac.
*
Le braséro ronronnait doucement, tandis que le couteau mordait gentiment dans le bois d'un cerf qu'ils avaient croisé il y a déjà quelques jours. Les flammes éclairaient son visage, ses mains et le petit ouvrage qu'il entreprenait, comme pour mieux se raccrocher aux souvenirs qui persistaient à le hanter... autant qu'il ne souhaitait les chasser. Depuis sa prise, après des mois (ou des années, il n'aurait su le dire désormais) de guerilla ; depuis la capture d'
Aina et de tous ceux qui, dans son clan, avaient osé s'opposer au monde qu'on souhaitait leur imposer... — depuis le temps des arènes, des révoltes et des vengeances, le temps des galères et des mutineries ; il n'avait trouvé le temps de penser. Sans vraiment chercher à savoir s'il l'avait eu et l'avait évité ou s'il avait toujours eu l'esprit trop occupé pour s'accorder une plongée au plus profond des regrets, Lanre appuya une nouvelle fois l'acier sur le petit pendentif. Généralement, les Torcs étaient faits de métal, mais il n'avait jamais su le travailler et n'en avait de toute façon pas sous la main. Sous ses doigts, encore un peu gourds de l'opération qu'il avait mené chez Aedelrik, le bois se vrillait doucement ; jusqu'à adopter cette forme, tantôt hélice et tantôt spirale, traditionnelle. Les braises rougeoyantes coloraient son oeuvre et son bras d'une jolie lueur, tandis qu'il laissait son regard remonter le long des jambes – d'abord – de la jeune femme qui s'approchait du feu. Il la laissa prendre place face à lui, s'interrogeant sur l'animal qu'il sculpterait au bout de l'anneau-de-cou, conscient qu'il ne pourrait de toute façon pas le porter. Trop étroit pour sa nuque, trop large pour son poignet en dépit de filins qui dépassaient encore grossièrement. «
La leçon, vraiment ? » S'enquit-il, alors que la Traitre-Lionne cherchait en vain son regard. D'humeur toujours plus maussade, il n'avait guère envie d'improviser de faux sourires. Pour autant, il déposa le Torc inachevé sur la lamellaire qui sommeillait à sa gauche ; avec l'arc, le carquois, la lame et l'ensemble de ses vêtements à l'exception de la paire de braies qu'il avait gardé. Dans le dos de Swann, l'astre du jour finissait paresseusement sa course, pendant qu'elle expliquait un peu plus son idée. Un instant, il pensa à décliner l'invitation à la joute de sa camarade, mais finalement il affronta son regard. «
Mettons. », fit-il simplement, tandis qu'il ramenait ses deux mains sur ses genoux en tailleurs, arrondissait le dos alors qu'il se rapprochait de la fleur du désert de quelques pouces. Les langues-de-feu lui léchaient presque le menton. Sa paume droite vint épouser l'épaule gauche, toujours sous le cataplasme, massant la plaie encore douloureuse. «
Se dérouiller n'a jamais fait de mal. — » Il essayait tant de se convaincre que s'arracher à des souvenirs de plus en plus vifs.
Qu'il l'accepte ou non ; la ressemblance avec
Aina et leurs entraînements devenait de plus en plus frappante. Il y avait chez les deux femmes la même audace, qu'il n'avait jamais su qu'apprécier. Se saisissant du bâton qu'elle lui tendait, il se releva non sans le soupeser. L'arme improvisée était légère – bien trop – et un peu courte pour simuler une véritable lame, mais il ne s'en offusqua pas : ça n'était tout simplement pas le propos. Ils feraient avec les moyens du bord, comme il avait toujours fait. «
Très bien. » Il coupa Swann sans qu'elle ne s'arrête, alors qu'elle étiquetait les règles, passablement amusé par la remarque qu'elle s'autorisait : en matière de sournoiseries elle était maître, et plus que ça, surpassée par personne. En dehors, peut-être de quelques guivres et autres serpents dont le propre était la fourberie. «
Pourquoi deux cibles différentes ? » Questionna-t-il, mais déjà la jeune femme s'était éloignée. Alors que le vent venait griffer sa gueule, sa gorge et son torse, le Ceald appréciait le contact de la terre fraiche sous la plante de ses pieds. Les bottes étaient une nécessité dont il ne saurait plus se passer aussi bien que Blanche mais dont il se séparait dès que lui en venait l'occasion. Passant la main sous sur son visage, le sauvageon moucha son nez brusquement, crachant le peu de sang qui lui obstruait la narine. D'un moulinet, il chercha le regard vairon ; juste avant que Swann ne s'élance.
De la terre sèche s'éleva un imposant nuage de poussière parfois rouge, parfois grisonnante, alors qu'ils entamaient la danse. D'un pas de côté, le malandrin s'arracha à l'assaut de la Lionne, juste assez pour lui tourner autour et exposer son dos. L'espace d'un instant, il envisagea un coup de pied pour la jeter au sol, mais n'en fit rien. Au lieu de quoi, il se contenta d'un second moulinet, laissant au joli oiseau de nuit le temps de se remettre en position. Leurs regards croisèrent le fer une nouvelle fois avant le deuxième assaut. Il n'aurait su dire d'où il venait précisément, mais il se retrouva rapidement à stopper la course d'un coup de tranche visant quelque part entre sa gorge et son épaule. Avant de permettre une riposte à la danseuse, il attrapa son poignet de sa main libre, la contraignant à maintenir sa position. Sa paume et ses doigts se refermèrent sèchement – comme une mâchoire – sur son avant-bras. Il ne lui laissa pas l'occasion de se débattre, pas plus qu'il ne saisit celle qu'il avait de frapper et la repoussa violemment en arrière. Il ne savait trop pourquoi il se laissait aller à un tel attentisme qui demeurait pourtant contraire à ce que lui ordonnait son instinct. L'opportunité dont il aurait pu rêver s'effaçait doucement à mesure que le combat reprenait sans qu'il ne la regrette ou ne cherche à rompre cette presque-passivité qui le caractérisait dans cet affrontement.
Le troisième assaut fut plus brutal, bien qu'encore une fois il n'aurait su dire qui de lui ou de Swann avait véritablement initié la passe. L'estoc aurait été une vraie menace si la jeune femme avait pu se battre avec sa lame d'ivoire. De la main ouverte, il tenta d'arrêter le coup porté par la brune mais l'écorce griffa le ventre de son avant-bras, à moins d'un pouce des points de suture. Pour un peu, la jeune femme aurait pu en faire sauter un ou deux, avant d'érafler son flanc nu, dans le même mouvement. Elle n'avait pas encore touché le coeur, mais une fois de plus elle s'appuyait sur son impressionnante capacité à renverser le court d'un affrontement d'une seule et unique botte. Sans plus attendre, il bloqua le bras de la bretteuse entre son thorax et son biceps, jouant de force brute. Il était presque sûr qu'elle ne saurait se dégager de son étreinte quand il jongla avec sa propre lame, inversant sa garde à la manière de certains guerriers d'Orient. D'un coup d'épaule, il vint se caler contre elle, transformant l'affrontement en un corps-à-corps littéral. Son torse écrasé contre le sien, il sentit le souffle de son amie dans son cou, alors qu'il les jetait tout deux au sol. «
Hmpf... — » Grogna-t-il alors que le choc le laissait un tant soit peu tremblant. Quelques pouces sous lui, Swann avait du souffrir d'un atterrissage violent également. Elle murmura quelque chose qu'il ne comprit pas immédiatement — pas avant de sentir le petit rondin contre son pectoral. Le sien demeurait bien loin du genou de sa camarade d'infortune, cachée derrière son dos, à la naissance de sa colonne vertébrale. «
Velæ... », siffla-t-il bon joueur, libérant la Traitre-Lionne avant de se relever, puis de l'aider à en faire de même.
Ses doigts montèrent assez vite à la recherche du pendentif que la reine lui avait demandé de ne pas quitter, alors qu'il se débarrassait de la lame de bois, en la jetant dans les fourrés. La gorge sèche, il s'approcha du feu, conscient qu'aucun des assauts qu'il aurait pu tenter ne lui aurait apporté la victoire. Pour autant, le succès de Swann ne relevait en rien d'un triomphe volé, ni même donné. La jeune femme avait gagné à la loyale, et maîtrisait vraisemblablement mieux la lame que lui ; ce qui n'avait rien de véritablement étonnant au fond. Une seconde fois elle avait prouvé son mérite et le bien-fondée de son titre de Championne d'Aegis. Cependant, le duel n'avait probablement pas été aussi difficile que leur dernier échange, en cela qu'il peinait encore et toujours à s'arracher à un monde passé. «
Dis moi..., fit-il d'abord, en se penchant dans le sac de provisions à la recherche de quoi étancher sa soif,
cette femme, celle qui nous a laissé partir, tu la connais ? » Sans grand ménagement, il envoya vers son amie une outre pleine d'une ale d'autant plus fraiche que la nuit tombait. Lui s'était choisi un breuvage susceptible de lui faire oublier le casse-poitrine d'alcool à désinfecter qu'il avait avalé dans les sous-sols de la Ville-Close. La vodka inonda bien vite son gosier, après qu'il ait invité Swann à s'installer non loin du feu. «
Tu semblais inquiète, tout à l'heure. » Reprit-il, cherchant le regard du Cygne. Il n'avait pas manqué le silence qui avait suivi le soupir, alors qu'elle jetait un regard vers l'Ouest. «
Quelque chose ne va pas, là-bas ? » Du menton, il désigna la direction générale du Désert, dont ils ne voyaient rien pour l'heure, avant d'avaler une nouvelle goulée. S'il y avait quelque chose qu'il devait savoir, il aimait mieux l'apprendre maintenant ; avant d'arriver.