Posté le 27/10/2015 12:39
Déambuler dans le Castel Royal n'avait pas manqué de raviver des souvenirs nostalgiques chez Abigaïl. Depuis que le convoi de l'armée avait escorté avec succès leurs prisonniers du Fief jusqu'à la demeure de la Souveraine, les soldats de Cocorico s'étaient temporairement joints à ceux de la Citadelle, puisqu'ils avaient été invités à séjourner avec eux pendant un temps. Avant de reprendre leur route jusqu'au bercail, sans doute. Mais les deux corps d'armée s'étaient tant et si bien entendues que nul ne rechignait à l'idée de traîner quelques jours de plus... d'autant plus que les lieux étaient sujet à respect et admiration. Et si le château en lui-même recelait bien des splendeurs, la vieille salle de gardes était un lieu de vie et d'animations tel que Cocorico ne connaissait pas, notamment en raison de la ségrégation plus marquée entre les différentes ethnies qui s'y côtoyaient. Hormis cela, les quartiers des soldats de la Citadelle n'avaient pas changé d'un pouce, et leurs tablées se montraient tout aussi bruyantes qu'autrefois. Et c'était avec une certaine surprise qu'Abigaïl prit conscience de toute l'affection qu'il portait encore à ces lieux. Ce château et ses gardes qui, autrefois, l'avaient accueilli comme un des leur.
Cela ne faisait à peine que quelques années depuis que l'ex-Garde Royal avait été démis de ses fonctions premières, pour reprendre un grade moins remarquable au Fief de Cocorico suite à une blessure à la jambe. Et pourtant, il lui semblait qu'une éternité s'était écoulée depuis son dernier passage au Château de la Reine. Abigaïl n'était pas un grand sentimental, mais il ressentit malgré tout un certain émoi à parcourir ces couloirs qu'il avait si bien connus. Tout avait paru plus vifs, plus colorés dans ses souvenirs, mais peut-être que le château avait encaissé le passage du temps - ou peut-être alors avait-il lui-même été plus impressionnable dans sa jeunesse. Quelle importance ? Les remparts se dressaient toujours autour de l'édifice, droits et fiers. Tout comme lui-même, en tant que soldat.
L'attaque du Ranch, il y avait des années de cela, avait suffit à le mettre à terre une fois. Mais le propre de l'homme était de pouvoir se remettre sur pied, peu importe la hauteur de sa chute. C'était ainsi qu'Abigaïl se tint ce jour-là, campé sur ses jambes fermes, face au lourd portail qui le menait à la salle du Trône. Le jeune garde qu'il avait été quelques années plus tôt aurait laissé sa nervosité l'emporter sur son sang-froid, mais l'homme qu'il était devenu ne céderait plus à l'impatience, bien qu'il ait toujours la gorge nouée. Sa Majesté l'avait gracieusement convié à une audience, sans doute sur la proposition du général des armées hyliennes. Rétrospectivement, Abigaïl comprenait bien que Llanistar n'était pas venu lui adresser gratuitement quelques mots sur leur victoire à Cocorico, lors de leur trajet du Fief jusqu'aux geôles de la Citadelle. Peut-être que son supérieur avait cru bon le prévenir, par voie indirecte, de l'entretien qui s'ensuivrait avec leur digne souveraine.
« Sa Majesté la Reine est prête à vous recevoir, messire, » lui glissa poliment le serviteur à travers l'entrebâillement de la double porte. L'instant d'après, celle-ci pivota sur ses gonds, actionnée par deux gardes de service dans la salle. Le soldat de Cocorico n'avait jamais apprécié la théâtralité qu'une audience requérait, mais c'était le jeu, et la Cour avait ses règles. Alors, il s'avança sans rechigner, le pas ferme et cadencé. Au lieu de son armure, il s'était apprêté d'une tunique civile assez austère, sans motifs ni broderies, mais toute sa carrure présentait un militaire que des accoutrements simples ne dissimulaient pas.
Abigaïl n'eut pas même un regard pour les aristocrates installés de part et d'autre de la salle d'audience. Non pas qu'il les méprisait particulièrement : seulement, il avait levé la tête vers sa Souveraine, et plus rien dans cette salle ne comptait plus, tandis qu'il s'avançait vers elle. Sans doute en raison de ses anciennes fonctions, et même s'il était désormais un soldat de l'Armée avant d'être le soldat de la Reine, Abigaïl savait que sa loyauté pour la dirigeante du pays était si profondément ancrée en lui qu'elle faisait désormais partie de ses racines, au même titre que les devoirs qu'il portait à sa terre, à sa famille. Sur le tapis bleu roi brodé d'or, le soldat de Cocorico s'avança sans hésiter, et mit promptement genou à terre lorsqu'il fut suffisamment proche du trône pour se faire entendre sans hausser la voix. « Votre Majesté, » prit-il le soin de bien articuler, les yeux baissés en signe de déférence. « C'est un honneur. »
Plier le genou devant la souveraine lui paraissait aller de fait. Il ne se redresserait pas avant qu'elle ne le lui commande, et bien au-delà d'un simple signe de soumission, il voulait lui assurer son allégeance. Abigaïl était profondément pieux, mais sa fidélité à toute épreuve ne venait pas de sa foi. La Reine était l'Elue de Nayru, bien entendu, mais elle était surtout une personne qui se dévouait corps et âme à ses fonctions. La trahison du Prince Dun avait été un coup d'autant plus difficile à encaisser pour le soldat de Cocorico qu'il savait exactement combien leur dirigeante était isolée au sein-même de son propre château. Combien de fois avait-il retrouvé la Princesse de la Destinée endormie à sa table à force de travailler, ou pire encore, combien de fois l'avait-il retrouvée éveillée, déambulant dans les bibliothèques royales comme une âme en peine, aux heures les plus sombres de la nuit ? Même entourée d'amis comme elle l'était, le poids de la gouvernance pesait sur ses épaules comme un lourd manteau qui ne la quitterait jamais. La dévotion que la Reine dédiait à son royaume ne pouvait inspirer que la plus grande fidélité de ses sujets.
Abigaïl attendit patiemment que la souveraine lui demande de se relever. Suite à cela, directement mais sans couper la parole à sa souveraine, le soldat de Cocorico s'enquit sans faire de détours : « Est-ce que vous voulez entendre mon rapport sur les événements de Cocorico ? » Son manque de tact pouvait bien choquer les membres de la noblesse, il savait que sa Reine ne s'en préoccuperait pas. Pour lui, cette franchise était l'occasion d'offrir à la Cour une version non pas embellie de la réalité, mais une approche concrète qui ne permettrait pas d'ériger Abigaïl en une sorte de héros. Non, de Héros, il n'y en avait qu'un seul, et le soldat voulait s'assurer de ne pas en créer un second par inadvertance.
Car la royauté n'était pas le seul manteau qui pouvait contraindre une personne à ses devoirs, jusqu'à l'étouffer par moments. Des années plus tôt, bien avant même qu'il devienne Garde Royal, Abigaïl avait pu constater ce que l'héroïsme faisait de l'homme : lorsque son frère aîné Lessandre, un simple soldat parmi tant d'autres, avait sacrifié sa vie lors de la toute première attaque du Castel Royal, l'armée en avait fait un exemple pour tous les autres. Et pourtant, qu'avait-il fait hormis son devoir ? Longtemps, la question avait hanté le soldat de Cocorico comme une plaie qui refusait de guérir : Pourquoi les Hyliens avaient-ils donc besoin de figures héroïques ? Pourquoi Lessandre, et pas un autre ? Abigaïl, en raison de la renommée post-mortem de son frère, avait pu recevoir une somme importante d'argent en guise de dédommagement. Mais pourquoi le privilégier, lui et sa famille, lorsqu'une autre ayant perdu son mari soldat durant la même bataille recevait moitié moins ?
Bien sûr, la Reine Zelda n'avait sans doute pas été au courant de ce qui s'était tramé à ce moment-là, dans leur valeureuse armée. Cette dernière avait toujours fonctionné comme une instance à part, tout du moins avant l'arrivée du général Llanistar. Le vieux Cerscastel lui-même, plus âgé que Sa Majesté et grand homme d'expérience, n'avait peut-être pas eu son mot à dire. Difficile de poser la responsabilité sur le dos d'une seule personne, et Abigaïl n'allait pas s'aventurer à accuser qui que ce soit, et encore moins une autre instance que la sienne (la trésorerie royale, par exemple). Mais si le fait était dépassé depuis longtemps, l'interrogation, elle, était restée. Et désormais, si le soldat de Cocorico estimait grandement le seul Héros qui comptait à ses yeux, il se méfiait des surhommes que l'armée hylienne pouvait se créer dans les moments les plus opportuns.