Posté le 26/08/2015 23:50
La Bête était terrifiante. Tassée comme elle l'était tout au fond de sa cachette, Lucrèce gardait les yeux rivés sur la fente qui lui servait d'entrée, et périodiquement, elle entrevoyait une partie du corps massif de l'animal. Le museau pointu que la monstruosité avait gardé du loup ; ses babines retroussées qui laissaient échapper un grondement sourd, perpétuel ; Un oeil rouge sang qui luisait parfois à travers l'ouverture, comme pour s'assurer qu'elle était toujours là, toujours en vie, toujours à sa merci. Il n'avait rien gardé d'Aedelrik, sinon une teinte de fourrure qui pouvait vaguement rappeler celle de sa chevelure... Autrement, Lucrèce ne le reconnaissait pas.
A la place du coutelas qu'elle gardait toujours en temps réel dans le creux de son corset, une vipère s'agitait. Celle-ci dardait parfois la tête hors de son chemisier, la gueule béante, humant l'air en silence... mais Lucrèce ne pouvait se résoudre à l'envoyer mordre son compagnon, aussi métamorphosé qu'il soit. Elle décida finalement de garder le reptile contre son coeur, dernier rempart contre la Bête si jamais ils devaient en arriver là. Et pendant ce temps, elle s'accrochait aux aspérités de sa paroi, tandis que son prédateur tentait de la déloger de son refuge. Il avait beau se cogner aussi fort qu'il pouvait contre les rochers qui la protégeaient, elle renouvelait la solidité de la pierre à chaque à-coup.
Il pensait pouvoir l'avoir à l'usure, mais Lucrèce était forte à ce petit jeu-là.
« D'accord, » énonça-t-elle à voix haute, d'abord plus pour elle-même que pour le monstre qui revenait pointer son museau à l'entrée de sa tanière - car l'endroit commençait à se faire exigu, et elle avait besoin d'extérioriser afin de ne pas céder à l'hystérie. Mais progressivement, elle releva le menton, et brava enfin la pupille écarlate de la Bête. « D'accord, j'ai compris. Tu as faim. Et moi, je ne compte pas sortir tant que tu me montres d'aussi grandes dents. Alors passons un peu le temps ensemble, tu veux ? »
Lucrèce n'attendait pas vraiment de réponse. Mais elle se rendit compte que le simple fait de parler lui permettait de reprendre possession de ses moyens. Cela eut le mérite de lui tirer un petit sourire évasif. Un sourire de vagabond, que d'ordinaire seul Luka-le-ménestrel était en mesure de revêtir. Et soudain, sans quitter ni son chemisier ni son corset, la jeune femme troqua ses jupons pour des chausses et des bottines de garçon. Le rêve avait cela de perméable aux fluctuations de son identité : après tout, Elle et Lui avaient toujours été la même personne.
Un soupir lui échappa, mais elle s'assit en tailleur, le dos toujours contre la paroi. La vipère contre son coeur dardait de temps à autres sa langue fourchue, mais elle n'y prêta pas attention. Ses yeux fauve observaient fixement la Bête. Elle s'humecta les lèvres avant de reprendre, le ton tout sauf hésitant : « C'est une sacré malédiction qui te ronge là. J'ai rarement vu aussi violent, et pourtant on peut dire qu'en matière de magie, j'ai eu ma petite dose d'aventures. » Ses yeux semblaient hantés par un souvenir qu'elle ne pouvait formuler. « Une petite histoire, ça te dirait ? J'ai tout un répertoire. Ma tantine m'en racontait souvent quand j'étais mioche. »
D'un mouvement vif et décisif, elle tira le serpent de son corselet et le tendit droit devant elle. En une fraction de seconde, le reptile se transforma en mandoline. Un instrument tout neuf, joliment décoré, tel que ne l'avait jamais été la mandoline qu'elle possédait dans le monde réel. Il fallait bien se consoler comme on pouvait.
Cette fois-ci, il y eut quelque chose de plus sincère et de plus pensif dans le sourire qu'elle décocha à son geôlier. Tout en calant son instrument de musique contre sa cuisse, elle en chatouilla les cordes, pour une musique de fond qui ne soit pas trop intrusif. Suffisamment, cependant, pour instaurer une ambiance plus posée. Elle tentait à sa manière de distraire la Bête, à travers les notes qu'elle égrenait. Elle tentait de tirer ce qui restait encore de l'homme hors de la fourrure du monstre.
« Il était une fois, » commença-t-elle alors d'une voix presque douce, « Il était une fois une femme un peu naïve, que le Destin avait fiancé à un Chasseur. C'était un mariage qui convenait à tout le monde, car le Chasseur était beau, et avait fait mille et une promesse à la femme, afin de la défendre toujours contre les Loups qui rôdaient dans la forêt obscure. Aussi, lorsqu'il lui offrit un très joli petit chaperon rouge au soir de leur union, la femme accepta de le porter constamment sur elle, afin de lui rendre comme elle pouvait toutes les belles choses qu'il lui avait promises. » A cela, elle s'humecta les lèvres. Elle savait déjà comment continuait l'histoire. « Mais plus les jours passaient, plus le chaperon rouge pesait lourd sur ses épaules, et plus elle attirait les regards réprobateurs sous cet accoutrement, car la couleur était trop vive, et les hommes étaient nombreux à vouloir entrevoir ce que la femme gardait si précieusement sous le costume qui la recouvrait. Alors, elle incita le Chasseur à reprendre son cadeau. Mais celui-ci refusa.
Quelle désillusion, lorsqu'elle constata enfin la vraie nature de son fiancé. En effet, lorsqu'elle retirait son chaperon au soir venu, celui-ci refusait de lui adresser ne serait-ce qu'un seul regard. Car le chaperon avait fini par devenir le seul attribut qui l'intéressait chez elle, et déjà, tout le monde dans le village commençait à la désigner sous ce seul nom : le Petit Chaperon Rouge. Aussi, elle tenta de satisfaire son époux, en se conformant aux règles que lui seul avait prescrites, et elle sentit leur union se détériorer de jour en jour.
Mais un soir où elle allait puiser de l'eau au puits, toujours vêtue de son éternel chaperon rouge, un homme qu'elle ne connaissait pas tenta de la convaincre de le suivre. Elle refusa poliment, et tenta de prendre le chemin inverse. L'inconnu finit alors par user de la force pour l'entraîner derrière lui, et elle eut beau s'époumoner et se débattre de toutes ses forces, le Chasseur ne l'entendit pas. Après tout, il ne savait chasser que les Loups dans les bois, et n'avait jamais promis qu'il la protégerait des hommes du village. C'est à ce moment qu'elle comprit : une femme comme elle n'avait pas sa place en ce monde. Alors, elle négocia avec son agresseur, mais cette fois-ci en ses propres termes : elle fit semblant d'accepter l'union forcée qu'il tentait d'entreprendre avec elle, le temps de se défaire de son chaperon. Mais en dessous, elle portait une chemise de nuit d'enfant, immaculée comme la neige fraîchement tombée, et elle parut si jeune dans cet accoutrement que l'inconnu eut un bref instant d'hésitation. Cela lui suffit pour prendre les jambes à son cou, et sans se poser de question, elle s'enfonça dans les bois qui bordaient le village, malgré toutes les interdictions que le Chasseur lui avait posé - car elle ne craignait plus tant les Loups que les menteurs aux jolis sourires et aux viles intentions. »
Lucrèce fit une pause, le temps d'imaginer la suite. Elle acheva le morceau mélancolique qu'elle avait lancé à la mandoline, avant de faire naître entre les pincements des cordes une mélodie plus vive et plus sombre à la fois, comme si elle cherchait à illustrer le décor dans laquelle sa protagoniste progressait. Elle finit par reprendre : « La nuit tombait dans la forêt obscure, et la femme fatiguait. Son agresseur s'était enfoncé dans les bois à sa suite, cette fois-ci accompagné d'un ami aux intentions tout aussi mauvaises, et elle savait qu'elle ne pouvait plus leur échapper indéfiniment. Mais alors même que l'espoir la lâchait, un loup affamé surgit des buissons, et se jeta à la gorge de son premier poursuivant. Profitant alors de la distraction, elle asséna un croche-pied au second homme, et celui-ci n'eut pas même le temps de se relever que le Loup était déjà sur lui.
La femme était terrifiée, bien entendu, mais s'il y avait bien une chose qu'elle avait apprise en côtoyant son Chasseur, c'était que les Loups étaient intelligents, parfois plus intelligents que les hommes mêmes. Alors, quand le Loup pivota vers elle, elle ne chercha pas à s'enfuir. Elle se contenta de le fixer droit dans les yeux - les animaux détestent ça - et elle lui dit : "Mon bon monsieur, vous vous êtes déjà assez gavé pour une soirée. Que diriez-vous de conclure un marché avec moi ? Puisque vous m'avez sauvé la vie ce soir, je me mets à votre service. Vous ne pourrez me dévorer tant que je ne vous ai pas rendu cette dette. Mais en échange, j'ai beaucoup à vous proposer. Je peux, par exemple, attirer d'autres humains dans ces bois, ou construire des petits pièges pour animaux, ce que vous ne pouvez pas faire avec vos pattes. Je peux aussi retirer des échardes de votre gueule s'il vous arrivait de vous piquer, et je peux vous soulager des démangeaisons que vous ne pouvez autrement pas atteindre sans main."
Quelle ne fut sa surprise lorsque le Loup s'inclina devant elle, comme pour lui signifier qu'il acceptait son marché ! Il avait beau agiter la queue d'un air agacé, il la laissa tout de même approcher sa main de son museau, et la renifla longuement avant de reprendre sa route. Pas trop vite, cependant, car il semblait tolérer sa présence.
Très vite, la femme se mit à marcher au même pas que la Bête. Et si la compagnie des hommes lui manquait parfois, elle ne songea jamais à retourner dans son village. Car une dette était une dette, et personne ne pouvait plus la tromper tant qu'elle raisonnait par comptes à rendre. Et nul n'était plus honnête que les animaux lorsqu'il s'agissait de remplir un contrat de vie. »
C'était sur cette étrange morale que Lucrèce acheva son histoire, le souffle court, le bout des doigts brûlants après avoir tant joué de sa mandoline. Et malgré tout, elle souriait. Le sourire qu'elle aurait dû accorder au Renard lorsque celui-ci l'avait invitée à faire partie de sa famille souterraine, mais qu'elle s'était bien retenue de montrer face à ses associés de l'ombre qu'elle ne connaissait pas. « Je ne sais pas si tu t'en souviens à présent, vu l'état dans lequel tu te trouves. Mais j'ai trois dettes envers toi, Aedelrik. Et tu ne me dévoreras pas tant que je serai à ton service, car même les Loups ont un sens de l'honneur, et de la pitié pour les autres bêtes. » Et à ces mots, sans crainte ni hésitation, elle tendit sa main pâle en direction de son museau, la paume ouverte, comme si elle souhaitait qu'il la renifle. S'il la mordait, tant pis : c'était un risque à prendre, pour ce qu'elle s'apprêtait à faire.
Et en effet, il approchait à peine ses crocs de ses doigts que déjà, ses ongles se refermaient autour de sa gueule, comme pour l'emprisonner dans une muselière de chair et d'os. Ce faisant, Lucrèce se glissa tout près de la Bête, pour lui souffler tout près de la mâchoire : « Tu m'as tiré des griffes des gardes à la taverne, en m'entraînant par le passage secret. C'était la première fois que tu sauvais ma vie, ma première dette envers toi. Alors ce soir, c'est elle que je te rends. » Et Lucrèce déposa ses lèvres au coin de la gueule du Loup, sans se soucier de la salive et de la canine qu'elle y frôlait. Car c'était au niveau de sa bouche, au niveau de son souffle de vie que sa magie était la plus puissante. Car toutes les malédictions, aussi tenaces qu'elles soient, pouvaient toujours être défaites.
Au contact direct des lèvres retroussées de la Bête contre les siennes, Lucrèce se sentit frappée de plein fouet par la violence du lien qu'Aedelrik entretenait avec le Loup en lui. Les deux entités ne se contentaient plus d'un simple côtoiement respectueux : ils avaient fusionnés là où ils n'auraient jamais dû s'entremêler, et à cette sensation, elle sut qu'elle ne pouvait pas aisément couper le pont entre les deux êtres. Alors, tout simplement, elle ferma les yeux. Elle visualisa l'Homme et la Bête en Aedelrik comme deux composantes distinctes, telles que l'air et l'éther, et comme si elle cherchait à tirer une longue bouffée de sa pipe ordinaire, elle inspira par la bouche. Lorsqu'elle ne put contenir plus de souffle, elle rompit l'étrange baiser, le temps d'expirer dans le vent tout ce qu'elle avait pu inhaler du Loup.
Avait-il l'air plus humain, à présent ? Lucrèce n'en était pas sûre. Mais elle revint inspirer contre la gueule de la Bête, et souffla à nouveau dans le vent une fois qu'elle ne put aspirer plus. Et à chaque fois qu'elle reculait, elle tournait suffisamment de la tête pour lui exposer son cou, volontairement. Car ils étaient de la même meute, elle et lui, et elle était déterminée à le lui prouver.