Vies solitaires...

Et rêve partagé [Privé Lukrèce]

[ Hors timeline ]

Aedelrik


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(vide)

...Tout son monde n'était plus que cendre. Le ciel, la terre, tout avait la couleur grise du manque et de la solitude. Il sentit le sol sous ses pieds s'effriter, puis céder. Il tomba...

« Tu as encore rêvé. » lui déclara sobrement Doklas, après avoir relevé le nez de sa lecture.

Aedelrik chercha frénétiquement de ses doigts le contact avec sa chouette d'argent et ne se détendit que lorsqu'il la trouva, dans un pli de sa chemise. Plongé dans l'obscurité, personne ne vit la goutte de sueur qui glissa le long de sa joue. Le vieux était trop occupé à déchiffrer ces vieux manuscrits, Yoren à se raser et son cousin Kliv à gratter les deux cordes restantes à sa mandoline abîmée. Le Renard remercia les dieux que Kaaris n'ait pas été là. La Sheikah avait quelque chose de protecteur avec lui, et aurait sûrement remarqué son état. Or, malgré leur proximité assez grande, la dernière chose qu'il désirait c'était bien qu'elle le voit ainsi.


« Quand sommes nous ? » Demanda t'il, se relâchant sur le matelas mou de son lit, en proie à une fatigue accablante. Sa question dût rester vague car, sous terre, impossible de connaître les heures exactes, encore moins la nuit. Seul une petite ouverture barrée d'une grille en fer au plafond éclairait en partie le repaire souterrain, la journée. Or, aucune lueur n'en venait. Doklas confirma ses soupçons en répondant, dans un bâillement mais sans décoller les yeux de son bouquin, « Minuit n'est pas loin, on vient de le dépasser. Rendors toi, si tu le peux. »

Plus facile à dire qu'à faire, évidemment, mais Aedelrik ne pouvait pas lui répondre ainsi sans aiguiser la curiosité du vieil homme. Le voleur appréciait déjà qu'il n'ait pas tâché d'en savoir plus à son réveil, hors de question de tendre le bâton pour se faire battre. Aussi se contenta t'il d'afficher son scepticisme avant de quémander, « Un petit coup de main ne serait pas de refus. » Son ami daigna enfin lui accorder un regard, sévère, et sembla étouffer une réprimande. Puis, il ouvrit un des tiroirs de son établi et en sortit une fiole qu'il jeta sans précaution au voleur, avant que son attention ne soit captée par Kliv qui venait de faire sauter une nouvelle corde de son instrument. Le Renard attrapa au vol le précieux cadeau et considéra son contenu avec satisfaction. « Merci bien. » Suite à quoi il l'engloutit d'un coup, trop heureux de pouvoir plonger dans un profond sommeil. Après un bref instant, la potion commença à faire effet, et malgré la douleur de l'ingestion dans tous son corps, Aedelrik sentit celui ci se détendre et ses sensations se brouiller.
La dernière chose qu'il entendit avant de sombrer fut un bruit de chaise renversée et Doklas qui lui disait
« Une goutte seul...ent, malheur... ! » En fait, il venait même de le lui hurler.
* * *

« Attention, ne va pas trop vite ! Salicar ! »

Réagissant au surnom que lui donnait toujours le vieux, Aedelrik se retourna sur sa luge mais partit juste d'un grand éclat de rire en voyant son oncle aussi mal à l'aise sur le jouet que lui s'y sentait bien. Après des heures à poncer le bois au village, en prévision de l'hiver, il connaissait l'engin par coeur et sentait quand et comment peser sur la neige pour la manier selon son envie. Sveinir, lui, manquait de tomber à chaque virage un peu serré et freinait constamment quand la pente s'accentuait. Fidèle à lui même, incapable de lâcher prise, même pour s'amuser ! « Rendez vous après la forêt, le vieux ! »
Il l'entendit lui crier une nouvelle mise en garde mais le Renard des neiges n'en avait que faire, déjà occupé qu'il était à prendre de la vitesse et à sauter sur une bosse, survolant un tronc d'arbre affaissé. Il ne prit pas un instant pour souffler à l'atterrissage et poursuivit sa course effrénée, au travers des arbres, évitant chacun d'entre ceux qui semblait vouloir l'arrêter en se plaçant sur sa route. La vitesse le grisait, comme rarement et il riait aux éclats, trop heureux d'avoir encore trois bons moins devant lui pour profiter de ces sensations fortes. Peut être même serait il autorisé à glisser sur des skidak, comme Trauvild les appelait, pour la première fois. Le garçon s'imaginait déjà comme les hommes du village, glissant debout sur des planches de bois le long de pans entiers de montagnes. Jusqu'ici, la réponse de Sveinir à toutes ses suppliques était résumable par un simple « Quand tu seras plus grand. ». Grand, il l'était devenu, mais le vieux en était il conscient ?

« Hey ! » Eut il le temps de crier avant qu'un arbre trop discret ne le percute. Au dernier moment, Aedelrik vira sec et poussa du pied sur l'obstacle au moment où il le dépassait. De trop prés, néanmoins. L'arrière de la luge rencontra le bois du sapin et le garçon faillit être désarçonné de son engin. Il parvint in extremis à se rétablir mais se faisant, il ne put anticiper la suite. Au delà des arbres l'attendait un promontoire, qui donnait sur du vide, puis une nouvelle pente, mais plusieurs mètres plus bas. A cette vue, son souffle s'arrêta et il se tétanisa. Il se vit alors jaillir dans les airs, puis chuter, sa luge d'abord en dessous de lui puis plus rapide que lui. En criant, il tomba un temps qui lui parut infini, achevant sa chute dans une profonde couche de neige poudreuse.
Le Renard mis un certain temps à se relever, le corps entier douloureux. Légèrement sonné et désorienté, il regarda autour de lui mais ne reconnu rien de familier dans le paysage. La forêt ne débouchait pas sur cet endroit d'ordinaire. Il eut soudain froid, sans que l'hiver y ait quelque chose à voir. Il eut froid dans le dos, car de sombres histoires des veillées au village lui revenaient en mémoire. Des contes à propos des soeurs des bois qui aimaient perdre les enfants pour mieux les enserrer dans leurs filets. Mais lorsqu'il posa le regard sur sa luge, il eut un soupire de soulagement. Dans ces histoires, les enfants perdus s'en sortent toujours en gardant auprès d'eux un souvenir du vrai monde. Les bras tendus comme pour s'en saisir malgré la distance, il courut la récupérer.


Néanmoins, alors qu'il s'en approchait, Aedelrik sentit soudain le sol trembler sous ses pieds. En fait, c'étaient toutes les montagnes qui vibraient comme sous l'effet d'un de ses murmures de géants dont on lui avait parlé, qui détruisaient des villes entières. Puis, ce fut la neige qui commença à onduler, et les arbres après elle. Le monde entier vacillait autour de lui, comme la surface une mare où on aurait lancé une grosse pierre. Il se dépêcha alors de récupérer sa luge mais remarqua qu'elle n'était plus là. A sa place se trouvait une immense maison de pierre, avec des tours hautes, comme les forteresses ducales à l'entrée des cols de montagne, plus au sud. Poussé par la curiosité, le garçon s'approcha pour finalement remarquer une porte ouverte, à la base de la bâtisse. Il franchit le seuil avec précaution mais sans grande peur. Après tout, aucune histoire ne parlait d'un monstre de forteresse. Il fit un pas à l'intérieur, et appela, « Y a quelqu'un ? ». Il sentit aussitôt une présence, proche.


Luka

Le Changelin

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(vide)

Quelque part dans l'entre-deux-jours, au bout de la nuit ou du petit matin, la comédienne s'endormait enfin. Le visage à moitié enfoui dans l'oreiller de fortune qu'Aalis lui avait confectionné il y avait de cela bien des lunes, la comédienne se laissait sombrer dans le royaume de ses songes, qu'elle connaissait désormais comme une extension d'elle-même. Son unique refuge.

Ses nuits s'écourtaient progressivement, depuis qu'elle alternait continuellement entre les deux rôles qu'elle s'était inventée. Luka le jour, Lucrèce la nuit. Luka le barde au sourire solaire, plus gai qu'un pinson en vol. Lucrèce l'hétaïre aux airs lunatiques, plus féroce qu'une belette. Mais comment pouvait-elle regretter la fatigue, la vigilance constante, lorsqu'elle pouvait enfin
choisir qui être à chaque journée naissante, sans jamais avoir à se fixer un genre, une identité définie ?

Profondément plongée dans le monde onirique, la comédienne ouvrit les yeux. Son palais de mémoire l'accueillit dans toute sa splendeur, et sans mot dire, seule en ce lieu qu'elle avait recréé à sa manière, elle s'installa à l'ombre d'un tilleul. Encore une fois, son esprit l'avait déposé dans les jardins du château, à quelques pas des murailles qui dominaient la mer turquoise. Mais alors même qu'elle attendait, l'agacement finit par l'emporter sur sa patience, et elle s'aventura dans les corridors baignés de lumière.
Aalis ne viendrait pas ce soir non plus, visiblement. La comédienne avait beau l'attendre à chaque heure de sommeil qu'elle s'autorisait, Lis ne rêvait pas. Ou bien, Lis ne dormait pas. Puisqu'elle ne pouvait pas l'attirer de force dans le monde des songes, elle s'était résignée à attendre encore, bien que la fébrilité l'empêchait de rester en place. Alors, rageuse mais impuissante, elle s'enferma dans son boudoir, afin de se préparer un peu.

Soigner sa toilette était désormais devenu un rituel quotidien dans la plupart de ses rêves, car s'occuper de son apparence toute féminine avait quelque chose d'habituel et de rassurant. Une action aussi simple que celle de démêler sa chevelure - chevelure bien plus longue qu'elle ne l'était dans le monde réel - et choisir son ensemble finissait toujours par la rendre plus pensive. Elle prenait le temps de faire le tri dans ses réflexions, et l'impatience finissait forcément par céder au calme, grâce au côté répétitif de ses gestes.


« Un intrus est à la porte, » énonça pourtant une voix monocorde au seuil de son boudoir, brisant ainsi toute tentative de sérénité qu'elle avait cherché à imposer sur elle-même.

Le peigne d'or et d'ivoire qu'elle passait dans ses cheveux lisses cessa de descendre dans sa course habituelle, et la main qui tenait l'objet se crispa brièvement sur le manche décoré. La respiration régulière de la jeune femme se troubla un instant, alors même qu'elle constatait dans le miroir que sa chevelure avait viré noir corbeau. Il n'y avait pas l'ombre d'un doute : avec cela, la teinte si définitive que la glace lui renvoyait de ses yeux désormais fauve suffisait bien à lui prouver que son visiteur impromptu la connaissait telle qu'elle était à ce jour. Pas Negaï, ni même une fréquentation de Luka, car sinon, elle se serait retrouvée dans ses vieilles fripes de ménestrel ambulant. Or elle n'avait toujours pas quitté ses attraits de femme : c'était donc un invité qui la connaissait sous les traits de Lucrèce.


« Princesse ? »

« Ne m'appelle pas comme ça, » intima-t-elle froidement à Fritz qui était venu l'avertir, sans lever les yeux vers lui. Elle savait bien que l'homme armé qui la fixait à travers la glace de sa coiffeuse - l'homme à la barbe soigneusement taillée, qui la scrutait avec tant de vigilance - n'était qu'une projection de son subconscient. Son cousin - son homme - son cousin avait disparu à Cocorico, il n'y avait pas de doute là-dessus.
(Disparu ou mort, même combat. Ne restait plus qu'un souvenir, qui parfois venait hanter ses rêves comme du remord.)

Sans rien ajouter de plus, sans un regard vers l'homme armé, elle rangea le peigne dans un des tiroirs de sa coiffeuse, et finit par quitter son tabouret de velours. D'un geste fluide et habitué, elle se mit à nouer ses cheveux en une couronne tressée, avant de les recouvrir d'un voile léger. Une femme respectable n'exposait jamais sa chevelure.
Ce faisant, la chemise de nuit blanche qui la recouvrait se resserra brièvement à sa taille avant de changer subitement de forme : elle troqua son déshabillé pour une robe d'apparat, quelque part entre le magenta et le rouge carmin, comme si elle ne parvenait pas elle-même à décider.


« Laisse-moi passer, » lança-t-elle à Fritz qui lui bloquait le passage. Il n'était que l'ombre d'un homme qui n'existait plus, le reflet de son subconscient, une sorte de mécanisme de sécurité dans le cas où le rêve tournerait mal, mais elle appréhendait tout de même son apparition. Maintes et maintes fois déjà, la projection qui était censé la protéger des intrusions s'était elle-même transformée en l'objet de ses cauchemars. Fritz et ses yeux d'enfant perdu, qui savaient la faire céder. Fritz et ses mains calleuses d'épéiste, qui savaient la forcer. Il avait beau être sorti de sa vie, il restait une entité à double-tranchant dans ses rêves. Fritz le sauveur. Fritz le bourreau.
Le risque était là, omniprésent : il pouvait à tout moment passer de chevalier-servant à dragon-geôlier. La frontière restait toujours indéterminée - une zone grise constante, même dans ses songes.

Cependant, cette fois-ci, la projection lui céda le pas. Sans doute parce qu'il n'y avait pas une once d'hésitation dans l'ordre qu'elle lui avait imposé. Aussi, sans s'attarder, la jeune femme traversa les antichambres pour parvenir jusqu'à l'escalier principal.
« Disparais, tu me gênes, » décocha-t-elle à la projection qui la suivait comme son ombre, le ton plus cinglant que jamais. Fritz s'évapora à l'instant même où elle atteignit le hall d'entrée. La porte principale était ouverte, signe que l'intrus était déjà rentré... et curieusement, des flocons de neige parvenaient à franchir le seuil, comme si le rêve hivernal de l'invité s'entremêlait au songe clos de la comédienne.

« Y a quelqu'un ? » La question fit écho entre les arches de pierre, et la jeune femme s'arrêta brièvement, dissimulée dans l'ombre d'un pilier. Son visiteur impromptu avait une voix décidément bien juvénile... C'est alors non-armée qu'elle sortit de sa cachette, désireuse de ne pas effrayer son invité.

Les talons de ses bottines claquèrent contre les pavés lorsqu'elle s'approcha de l'autre rêveur. Elle détailla son visiteur d'un oeil critique, parcourant tout du regard - de sa chevelure de renard d'hiver à ses yeux clairs comme les feuilles d'un cyprès. Elle ne reconnaissait pas le garçon qui lui faisait face. Etait-ce un adulte retombé à l'état d'enfant ? Etait-ce un leurre, une fausse apparence, un piège tendu spécialement pour elle ? Elle conserva une distance respectable avec son invité, avant d'incliner légèrement la tête. Le ton impérieux, mais sans venin :
« Veuillez m'excuser ce retard, jeune homme. Je ne m'attendais pas à recevoir de la visite aussi tôt. »

Tout en saisissant un pan de sa robe, elle le salua de la manière la plus courtoise qu'il soit : une jambe recourbée dernière l'autre, elle plia le genou comme une dame devant son cavalier, et son bras libre effectua un arc de cercle gracieux sur le côté. « Bienvenue dans mon château de pierre. Vous seriez-vous égaré sur votre chemin, à tout hasard ? »

Si le garçon n'en était pas réellement un dans l'autre monde, mieux valait ne pas le brusquer, et continuer dans l'illusion. La dernière fois que la comédienne avait tenté d'expliquer à quelqu'un qu'ils étaient en train de rêver, son invité avait balayé tout son royaume onirique d'une vague de panique, et le songe avait laissé place au cauchemar. Elle ne souhaitait pas réitérer la même erreur, cette fois-ci, bien qu'elle ne blâme pas Negaï pour l'angoisse qu'il avait éprouvé alors. Les émotions fortes étaient difficilement contrôlables dans cet univers, et d'autant plus si son invité se percevait encore comme un enfant.

Un instant d'égarement suffisait : sans s'annoncer, la voix de Fritz revint à la charge, aussi brusque qu'un coup de tonnerre.

« Qui c'est ? Tu le connais ? »

La jeune femme détailla les environs, mais nul signe visible de son protecteur. Sans flancher, la tête légèrement tournée vers le côté, vers le grand escalier de marbre qui se dessinait derrière elle, elle répliqua à sa projection : « Tu vois bien que ce n'est qu'un enfant, pas un assassin. Qui plus est, c'est mon invité. Alors laisse-nous tranquille. » Mais le doute subsistait, peu importe combien elle essayait de le chasser. Soupirant, profondément lasse, elle reporta son attention sur son visiteur impromptu. « Excusez mon fiancé, il ne pense pas à mal. Il est simplement méfiant. » Après un instant d'hésitation, elle offrit son bras au jeune garçon, comme pour l'inviter à l'accompagner. « Une tasse de thé, ça vous dirait ? »


Aedelrik


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(vide)

Le jeune Aedelrik observait les yeux grands ouverts le décor aussi intrigant que méconnu de la bâtisse. L'enfant se souvenait plus ou moins bien avoir séjourné quelques temps dans une des forteresses, au sud des montagnes, un été où la horde au nord s'agitait. Mais l'amas de pierraille qui l'avait abrité lui et le vieux, ce château de Kear Troth dont il apercevait parfois le donjon depuis le sommet du mont gris ne ressemblait en rien à ce qu'il observait autour de lui alors. Pas de gardes, pas de râteliers pour les armes, pas d'ordres criés par des voix rauques ou de vacarme provenant de lames entrechoquées... Cette bâtisse immense qui n'aurait pas dû être là restait silencieuse, comme le vieux tertre pour les morts où le vieux l'emmenait parfois se recueillir sur la stèle de ses parents.
Aedelrik n'aimait pas cet endroit. Il ne s'y sentait pas à sa place, voire même s'y pensait indésirable. Bien que vivant sur les marges du duché, il savait bien que seuls les nobles pouvaient habiter pareils endroits. Il n'était pas noble, ni même un homme libre. Un enfant n'avait rien à faire là, pensa t'il. L'enfant allait faire demi tour quand, en se retournant, il remarqua que la porte de bois avait laissé place à un mur de cette pierre froide, lisse et unie. Une boule d'angoisse naquit alors au fond de lui lorsqu'il entendit un bruit de pas s'approcher.

Alors il la vit. Une dame, comme il n'en avait jamais vu mais telle que les histoires en parlaient. Il se souvint alors des mots du vieux Guénol, lorsqu'il parlait d'une de ces dames avec qui il aurait eu une aventure ;
"On aurait dit l'éclat du soleil et la beauté de la lune réunis dans un diamant". Aedelrik ne doutait plus de ces mots, car devant lui s'en tenait la parfaite incarnation. La jeune femme était parée d'atours qui lui semblèrent royaux, mieux apprêtée que la plus jolie des filles de bal du village, et son regard avait quelque chose d'incroyable, de pénétrant, de noble. Il eut soudainement l'envie de baisser les yeux, puis se souvint de ce que disait souvent le vieux. Puisque les grands gens du duché ne savaient pas les défendre, les gens des montagnes ne leur devaient rien. Le vieux n'aurait pas aimé qu'il baisse les yeux, alors il les leva, l'air effronté, croisant les bras sur sa poitrine.
Néanmoins, le garçon se relâcha lorsque la dame s'inclina légèrement. Ayant attendu de l'orgueil, il ne sut trop réagir devant du respect, et se contenta de l'imiter maladroitement après un instant d'hésitation, lorsqu'elle le salua avec plus encore de manières. Son essai ne devait pas manquer de ridicule, mais il n'allait pas la froisser alors qu'il se trouvait chez elle. Et puis... Elle avait une jolie voix.


« Bienvenue dans mon château de pierre. Vous seriez-vous égaré sur votre chemin, à tout hasard ? » Demanda t'elle doucement. Aussitôt, Aedelrik sentit le barrage de sa méfiance emporté par le torrent de ses peurs et de sa détresse. Il lui répondit, rapidement et s'emmêlant légèrement dans ses mots et ses pensées, « Ou... Oui ! Je faisais de.. de la luge avec le vieux.. enfin mon père ! Et puis j'ai tapé dans un arbre, et j'ai pas vu le trou devant moi. Et je suis tombé ! Et il y a eu un grand... trembement, tout a vibré dans les montagnes ! Et puis le château était là. Et je sais pas comment rentrer ! » Il avait parlé de plus en plus vite, avalant des syllabes, s'attardant sur tous les détails pour être sûr de ne rien manquer de dire à cette dame qui incarnait dés lors son espoir de rentrer chez lui. Mais à peine avait il achevé son récit que Aedelrik entendit une voix forte, sombre, retentir dans le hall de pierre. Brusqué par le ton de l'homme, le garçon avait fait un pas en arrière, et trébuché sur une dalle brisée. Il manqua de peu de chuter mais toute son attention restait concentrée sur le soldat en armes, qui parlait sèchement à la dame et le fixait d'un regard mauvais. Quelque chose en lui détestait cet homme, profondément. Ca n'était pas simplement de la peur. Un sentiment bien plus sombre couvait au fond des tripes du garçon.

Il n'en fut que plus réconforté par le ton sec qu'employa la dame à son égard. Au moins semblait elle partager en partie sa défiance. Aedelrik lui accorda même son premier sourire lorsqu'elle lui demanda d'excuser l'homme. Il avait manqué de tiquer, et de tirer une belle grimace, devant la révélation qu'il s'agissait de son fiancé. Mais il pensa que les affaires des nobles ne concernaient qu'eux et il se contenta de répondre à l'invitation de la dame par un, « Oui, s'il vous en plait. » qu'il espéra correct et pas trop ridicule.

Elle ouvrit la marche dans le château et Aedelrik lui emboîta le pas, aussitôt suivi par l'homme en armes, qui continuait à l'observer avec méfiance. Ils remontèrent un long couloir, sur les murs duquel le garçon observa des cadres de tableaux vides. Il lui sembla que seuls perduraient quelques bribes des toiles, aux bords calcinés. Sans doute avait on peint des visages sur celles ci, mais on n'en voyait hélas plus rien. Poussé par la curiosité, l'enfant demanda à son hôte, « Excusez moi, ma dame. Votre famille, elle est là depuis longtemps ? Comment s'appelle t'elle ? Comment vous appelez vous ? » L'énigme était d'autant plus grande pour lui qu'il avait toujours cru qu'aucun noble ne possédait de terres au delà du Bois-aux-hêtres. Or, à présent, il ne pouvait plus nier l'existence de ce château, qui lui paraissait ancien. « T'occupes ! » Lui répondit sèchement le fiancé, en lui envoyant une claque sèche sur le sommet du crâne. Aedelrik glapit sous l'impact et jeta un regard noir au rustre. Le sentiment de haine était toujours là, bien qu'il ne put en deviner les raisons profondes. Cependant, il décida de l'ignorer et poursuivit le chemin.

Ils arrivèrent finalement dans une petite pièce, du moins petite par rapport avec le reste du château. C'était un endroit qui semblait effectivement prévu pour recevoir, avec une bouilloire sur la cheminée, une table modeste et quelques chaises... Quelques livres trônaient même sur de confortables pupitres. Le garçon considéra avec admiration ces objets d'autant plus mystérieux qu'il ne savait pas lire lui même. Pourtant, certaines choses l'étonnaient. Nul serviteur ne vint faire le service, certains détails de la salle laissaient penser qu'elle n'était plus très utilisée, et surtout, il vit quelques traces de suie, signe d'un incendie. Etait ce pour cela qu'il n'avait pas entendu parler de ce château avant ? Un feu l'avait détruit et cette dame était revenue récemment reprendre ses biens ? Tout cela lui parut étrange mais il ne chercha pas plus à comprendre et s'assit à l'invitation de la dame sur l'un des sièges.
Ce ne fut qu'après que l'homme ait saisit la lourde bouilloire de fer et ait rempli une théière plus petite qu'Aedelrik s'autorisa à parler de nouveau. C'est que la situation lui pesait tout de même, malgré l'accueil remarquable qu'une noble donnait à un simple enfant des montagnes. Il déclara alors,
« Madame, quand pourrais je repartir ? Mon père va s'inquiéter, il faut que je retourne vers lui. Votre générosité... C'est trop pour moi. Mais si vous restez et que cela vous plait, je vous promet de revenir, souvent ! » Il avait fini par s'emporter dans son exaltation, et s'était doucement emparé de la fine main de la dame, entre ses doigts malhabiles. Ce fut apparemment trop pour quelqu'un.

« Assez ! C'en est trop ! » Le cri de l'homme le fit bondir hors de son siège, comme une bête sauvage. Aedelrik commençait à comprendre. Le visage du soldat, cramoisi par la colère avait pris une autre forme à ses yeux, qu'il mis quelques instants à reconnaître. Puis, finalement, la vérité éclata au grand jour. Le monde se mis à nouveau à trembler, tandis que le jeune homme roux d'une quinzaine d'années observait avec rancoeur et une rage intense le fiancé de la dame se muer en l'homme qui avait tué le vieux, son père adoptif, cinq années auparavant. « Enfin tu sors de ton trou. », déclara avec une jouissance malsaine le jeune homme. Tirant sa dague de gamin des rues, Aedelrik se prépara à l'assaut du soldat, qui sortit son épée et se jeta en avant. Aussi vif qu'il le put, le Renard se décala et frappa d'estoc, vers l'épaule. Il parvint à éviter le coup mais ne put toucher également. Kratz se retourna alors, toujours en proie à une grande colère et chargea à nouveau. Cette fois, le rouquin ne put s'esquiver à temps. La masse du soldat le percuta de plein fouet et il fut éjecté tout prés de la cheminée encore allumée. Sonné, il n'entendait plus la dame ni ne faisait attention à elle. Tout ce qui importait, c'était de faire rendre gorge à cette enflure qui lui avait tout pris.

Ses doigts crispés sur la poignée de son arme, il attendit froidement que le meurtrier s'approche. Celui ci le saisit, comme Aedelrick l'avait prévu, au col afin de le relever. A ce moment où la garde de Kratz était inexistante, il frappa à l'aisselle gauche, en direction du coeur. Le vieux soldat eut le souffle coupé par le choc et la douleur. Le garçon en profita aussitôt pour, le faire trébucher. L'être haït s'effondra alors, la tête dans les braises ardentes. Hurlant de souffrance, il tenta de s'en extraire mais le Renard l'y maintint, savourant chaque instant et chaque détail de sa vengeance accomplie. Il lui criait, ivre de violence,
« Alors ça fait quoi de crever, raclure ? Hein ?! »

Puis, il sentit que quelque chose n'allait pas. Le corps entier de Kratz s'embrasa... Puis le sol et les murs de pierre. Rien de tout cela n'était possible, et pourtant l'incendie se répandait. Les livres, pourtant à l'autre bout de la pièce, brûlaient ardemment. Aedelrik se releva alors et se dirigea vers la dame en lui criant, « Courrez ! Ne restez pas là ! » Arrivé à sa hauteur, il lui tendit sa main. Et en la regardant, une impression étrange lui vint.


Luka

Le Changelin

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(vide)

Fritz les suivait. Peu importe les regards noirs que la comédienne lui décochait, Fritz les talonnait sans rien dire, et quelque chose d'étrange (de trop imposant peut-être) dans sa démarche troublait la jeune femme. Elle ne parvenait pas à pointer du doigt ce qui la perturbait tant dans celui qui restait une simple projection de son subconscient, mais quelque chose d'imprévu était là, quelque chose qui ne lui appartenait plus exclusivement. Du coin de l'oeil, elle jaugea l'enfant qui ne la quittait plus, désireuse de savoir si l'influence extérieure qu'elle sentait sur son royaume onirique provenait de lui. Cela semblerait logique.

Le garçon contemplait en silence les tableaux qui ornaient le long corridor tapissé de velours noir. En l'observant ainsi, la comédienne ressentit une brève bouffée de tendresse pour son petit compagnon. Elle n'avait pas encore réussi à déterminer son identité, mais cette version miniature de lui (s'il ne s'agissait pas d'un véritable enfant dans le monde réel) avait quelque chose de touchant. Quelque chose de profondément sincère, dans la manière dont il scrutait ses alentours. Un renardeau qui découvrait pour la première fois le monde, au-delà de sa tanière.


« Excusez moi, ma dame. Votre famille, elle est là depuis longtemps ? Comment s'appelle-t-elle ? Comment vous appelez-vous ? »

La demoiselle ralentit le pas, et elle eut un mouvement infime de la tête lorsqu'elle pivota vers lui. Son port altier ne la quittait pas. Son visage conservait son impassibilité, mais en réalité, elle cherchait une réponse à lui fournir. D'un air à la fois hermétique et courtois, elle finit par lui répondre : « En réalité, je ne suis pas... »

Mais la voix brutale de Fritz l'interrompit sans concession : « T'occupes ! » Aboya-t-il au garçon, et le malaise que la jeune femme ressentait à l'égard de son protecteur s'accrut. Cela ne lui ressemblait pas... D'autant plus qu'il n'y avait rien de directement menaçant dans la question de l'enfant. Estomaquée, mais n'osant pas contrarier son fiancé plus que de raison (pas lorsqu'elle sentait qu'il s'échappait de son emprise, au compte-goutte ; pas lorsqu'elle sentait que son invité surprise imprégnait le rêve qui d'origine lui appartenait), elle reprit sa route.

Ses pas les menèrent tous les trois jusqu'à son petit salon féminin, qui n'était de toute évidence pas aussi orné que la plupart des salons de réception, mais qui montrait tout le confort d'une pièce fréquemment utilisée.
« Je vous en prie, asseyez-vous, » intima l'aristocrate à son jeune visiteur, et tout en surveillant Fritz du regard, elle s'installa à la chaise adjacente. Une fois qu'elle s'était assurée que la projection préparait bien l'eau bouillante le dos tourné, au-dessus de l'âtre, elle se permit de sourire au garçon. Une oeillade complice, comme pour lui assurer qu'elle était de son côté, lorsque le fiancé se montrait de plus en plus acariâtre.

« Madame, quand pourrais je repartir ? » Finit-il pourtant par demander, après s'être visiblement contenu pendant un temps. Sans doute que le visage plus ouverte de son hôtesse avait fini par l'enhardir. « Mon père va s'inquiéter, il faut que je retourne vers lui. Votre générosité... C'est trop pour moi. Mais si vous restez et que cela vous plait, je vous promet de revenir, souvent ! » Et sur ce, avec tout le naturel d'un enfant, il saisit la main pâle de la jeune femme entre les siennes.

Elle n'eut pas même le temps de répondre. A ce seul contact, quelque chose d'intangible jusqu'alors s'épaissit dans l'air. Un changement d'ambiance, qui lui fit l'effet d'un tremblement de terre. Bouleversée, la rêveuse sentit nettement la seconde précise où son songe céda à celui de son invité : Lorsque Fritz bondit de son siège, son visage se brouilla et ondula brièvement, comme la surface de l'eau sous un ricochet, avant de laisser place aux traits d'un inconnu. « Assez ! C'en est trop ! » Hurla le soldat, tout en se jetant sur le garçon. Mais alors même qu'elle tournait la tête vers son invité, horrifiée, elle s'aperçut que celui-ci n'avait plus rien d'un enfant.

Le garçon avait pris quelques années de plus, en l'espace d'un battement de cil. Sans doute en réaction à l'apparition du soldat. Un événement marquant ? Une lente prise de conscience du monde onirique ? La comédienne n'en savait rien, et n'avait pas le temps de tergiverser : elle recula, se colla dos contre la tapisserie, afin de ne pas être blessée par les deux hommes qui s'affrontaient dans son salon. Un coup de masse particulièrement violent vint heurter le jeune homme, et elle vit celui-ci se recroqueviller à terre, momentanément sonné. Furieuse, et bien qu'en sachant qu'elle n'avait plus le contrôle complet sur ce rêve commun, elle se dressa telle une divinité vengeresse, une dague effilée soudain en main, et fondit sur le soldat. Il n'était qu'une ombre, qu'un homme fantasmé par son invité : il n'était pas réel. Aussi tenta-t-elle de lui percer un oeil, suffisamment pour l'entraver, le temps de lui porter un second coup.

Mais c'était oublier que son rêve n'était plus exclusivement le sien ; elle n'avait pas autant de puissance sur la projection de son invité. Aussi, le soldat dévia son offensive avec aisance, et lui tordit le bras pour qu'elle lâche son arme. Impuissante, elle se sentit projetée face contre terre. La rage, la crainte et l'humiliation prirent en son sein comme un incendie, et le temps qu'elle se redresse, le feu avait déjà littéralement commencé à gagner les étagères du petit salon. Evidemment, dès que les émotions négatives l'emportaient, le rêve virait au cauchemar.

Par rapport aux flammes qui rongeaient de plus en plus furieusement les coins de la pièce, la scène qui se déroulait sous ses yeux n'était pas moins morbide. Car alors qu'elle s'était laissée distraite, le jeune homme à peine sorti de l'adolescence l'avait emporté sur le soldat, et appuyait désormais son crâne contre les charbons ardents de l'âtre. Le feu s'embrasait de plus belle, au fur et à mesure qu'il venait y frotter le visage de sa victime. Médusée, elle contempla la scène, tout en essayant de réguler l'horreur qui la frappait en pleine poitrine à chaque battement de coeur. Il fallait qu'elle se calme ; elle savait bien que même les plus terribles des cauchemars avaient un système bien défini. Elle savait comment s'en sortir. Elle savait.

Le cadavre du soldat s'enflamma brusquement, et à ce moment précis, le garçon releva la tête. Leurs yeux se croisèrent, brièvement, et ce que la jeune femme découvrit dans ses pupilles vertes, rendus ambrées sous les lueurs toujours plus vives de l'incendie, manqua de la faire flancher. C'était lui. Le Renard. Ce n'était qu'à cet instant là qu'elle le reconnut, au-delà des traits de l'adolescent qui lui laissait deviner sa véritable identité. Un mélange étonnant d'angoisse et de profond soulagement manqua de la submerger, car désormais, elle savait qu'elle avait un allié fiable. Mais dans le même temps, elle dévoilait forcément plus d'elle-même qu'elle ne l'aurait voulu...


« Courrez ! Ne restez pas là ! » L'injonction d'Aedelrik la tira brusquement de ses réflexions, et sans une seule seconde d'hésitation, elle saisit la main qu'il lui tendait. C'était un peu surprise qu'elle se rendit compte qu'elle lui faisait confiance - suffisamment, du moins, pour qu'il ne la laisse pas périr inutilement. Dans tous les cas, un allié qui savait manier une lame n'était jamais de refus, et elle avait besoin de la coopération de l'autre rêveur. Aussi, elle se laissa entraîner vers la porte qui menait au corridor aux tableaux, tout en tenant de sa main libre les pans de sa longue robe. Ses habits de femme aurait pu la ralentir dans le monde tangible, mais dans le songe, qui plus est dans son château, le geste relevait plus de l'habitude que du pragmatisme réel.

Cependant, alors qu'ils atteignaient l'antichambre, à une pièce seulement de l'entrée principale, une dizaine de soldats armés déboulèrent dans la porte qu'ils devaient franchir pour atteindre la sortie. La jeune femme tira sec sur le bras du Renard, tout en lui intimant froidement :
« C'est un coup d'état. Suis-moi, je connais un autre chemin. » Et cette fois-ci, ce fut elle qui entraîna son compagnon. Tout le long du couloir aux tableaux, alors même que les soldats les poursuivaient, le sol s'effrita, ne laissant derrière les pas des fugitifs qu'un vide béant. Les limites du rêve pouvaient s'entrevoir dans cette ouverture sans fond, et une fois que les poursuivants y furent engloutis, ils n'en ressortirent plus.

Pour autant, elle ne s'arrêta pas. Sans un seul regard pour le petit salon enflammé qu'ils retraversèrent en sens inverse, elle mena son allié dans le corridor opposé. Ils manquèrent de peu une embuscade d'ennemis plus divers (des soldats, des hommes sans nom, sans visage) lorsqu'ils traversèrent la grande salle de réception, mais à la dernière minute, la jeune femme bifurqua. Ils empruntèrent un escalier rustique, qui les amena directement dans les cuisines du château. Ce n'est qu'à ce moment qu'elle osa lâcher la main de son coéquipier. Une fois avoir claqué et barré la porte d'une lourde planche de bois, elle se dirigea, impérieuse et sûre d'elle-même, vers un pan du mur de pierre, juste derrière les fourneaux. Elle tâtonna un instant avant de trouver le coin qui achoppait, et tout en poussant dans la bonne direction, elle dévoila un passage secret.

Elle leva les yeux vers le jeune Renard, les lèvres pincées, et l'air tellement sévère qu'elle ne put que rappeler Lucrèce-l'hétaïre, malgré ses nobles atours.
« Ce passage devrait nous mener à l'extérieur. » Dans tous les cas, ils n'avaient pas d'autres issues. Autant jouer le jeu : même si elle n'aurait plus plein-pouvoir une fois qu'ils auraient tous deux rejoint le rêve d'Aedelrik, elle aurait de quoi se débrouiller.

Mais leurs ennemis sans visage abattaient déjà la porte à coup de haches. Alors, sans grande finesse, la jeune femme poussa son compagnon dans le passage souterrain, et s'assura d'être bien passée avant de refermer le battant sur eux. Ils se retrouvèrent dans le noir le plus complet.
Tout en s'assurant d'être le plus discret possible, ils naviguèrent dans la pénombre presque sans encombre. Pour une raison qui lui était inconnue, le Renard semblait parfaitement à l'aise dans l'obscurité, et s'y mouvait sans aucune difficulté, malgré les quelques obstacles qu'ils pouvaient rencontrer. Tout au contraire, elle trébucha suffisamment avant de se décider à talonner son compagnon. Mieux valait se heurter au dos d'une personne plutôt que de se cogner encore une fois les orteils à quelque chose qu'elle ne pouvait, de toute façon, pas discerner dans les ténèbres.

Le passage secret débouchait sur une trappe. Lorsque celle-ci aurait pu mener à une écurie dans le monde réel, le château onirique de la jeune femme restait incomplet, et ils émergèrent directement dans le paysage du précédent songe d'Aeldelrik. Une fois sortie, elle s'assura de bien refermer le battant de la trappe avant de se détendre un peu. A l'ombre des arbres les plus noirs, elle se sentait enfin protégée... Bien que le froid qu'elle ressentit très vite ne manqua pas de la faire déchanter. Elle profita d'une seconde d'inattention de la part du Renard pour faire apparaître sur ses épaules un manteau d'hermine. Après tout, les rêves avait une certaine part de logique dans toute l'illogique dont ils pouvaient faire preuve parfois, et le climat ne faisait pas exception.


« Bien, » souffla-t-elle dans l'air libre, tout en prenant le temps d'examiner la buée vaporeuse qui s'élevait de sa bouche jusqu'au ciel nocturne ; la lune pouvait à peine se deviner entre les épais branchages. Elle déposa son regard sur son compagnon, évaluatrice, mais confiante. « Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? »


Aedelrik


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(vide)

« C'est un coup d'état. Suis-moi, je connais un autre chemin. »

Les yeux d'un Aedelrik à la barbe d'adulte s'ouvrirent grands devant la déclaration de la dame. Un coup d'état... des hommes en armes courant dans les couloirs d'un château... Ilayna ! Terrifié pour sa duchesse, il fut envahi par la nécessité de la rejoindre, de la protéger de ces traîtres et de leur violence vengeresse. Cette demeure lui était inconnue, et pourtant le Renard savait que son grand amour était en danger. Mais le barrage de soldats était trop épais, le chemin bloqué, et il ignorait où aller ensuite pour la retrouver. Il se résolu donc à suivre la dame et à s'en remettre à elle pour l'instant, sa main dans la sienne. Ils firent tous deux demi-tour, et Aedelrik n'eut le temps que d'entendre le cri des hommes qui chutaient dans le trou sans fond qui s'ouvraient derrière eux. Pris un instant par le vertige, il s'interdit de se retourner et se concentra sur le chemin devant eux, qui devait le mener à Ilayna.
Au moment où il franchit la porte du salon en flamme, celle ci s'écroula sous le poids de poutres calcinées et le feu continua à se répandre. Le voleur de Ciudarea n'y faisait même plus attention, malgré les crépitements de l'incendie, malgré la fournaise que devenait son environnement... Courir était la seule chose à faire, la seule qui puisse l'amener jusqu'à elle.

« Attention ! » Devant l'embuscade que des soldats leur tendaient, Aedelrik avait saisit le bras de la dame mais celle ci bifurquait déjà, comme si elle s'attendait au piège. Avant de la suivre, le Renard eut néanmoins un instant pour observer leurs visages. Tous vides, dépourvus d'yeux, de lèvres, de nez... Excepté un. L'un d'eux avait le visage de Ser Runrik le jeune. Obligé de poursuivre sa route, le voleur ne se plia à cette nécessité qu'à grande peine. Son coeur lui hurlait de s'arrêter, et de faire face. D'affronter cette enflure comme il venait d'affronter Klars. L'instinct de survie fut plus fort. Seul contre une dizaine d'hommes en armure, ses chances étaient nulles.
Lui et la dame - curieusement, sa silhouette commençait à taquiner la mémoire d'Aedelrik - parvinrent finalement dans les cuisines. Là, elle lui lâcha la main, et étrangement, son contact lui manqua aussitôt. Mais elle avait fort à faire tandis que lui était trop perdu dans ses sentiments de peur, d'amour et de haine pour réagir logiquement. Elle s'employa alors à barrer la porte par laquelle ils étaient venus, protection assez vaine d'après ce que le Renard en savait. Et la pièce n'avait pas d'autres issues. La dame - qui se déplaçait avec une autorité et une grâce assez admirables - voulait donc vendre cher sa peau, faire un dernier carré avec lui. Cette pensée le réconforta, tant l'idée de fuir Runrik lui était détestable. Il tira son épée, le dernier cadeau d'Ilayna, et allait se poster devant l'issue bloquée quand il entendit un bruit étrange. En se retournant, il découvrit un chemin secret, qu'elle venait sans doute d'ouvrir dans le mur.


« Ce passage devrait nous mener à l'extérieur. », lui apprit elle. A cet instant quelque chose frappa Aedelrik, au plus profond de lui. Il eut soudain plusieurs certitudes. Ilayna n'était pas là. Elle était déjà morte. Runrik aussi, de sa main. Il n'était pas dans le château de Cuidarea. Toutes ces vérités se révélèrent à lui comme autant de poings lancés dans son ventre, de poignards plantés dans son coeur, de becs de corbeau crevant ses yeux. Il se sentait défaillir quand elle le poussa à l'intérieur, sans doute pour le préserver des hommes sans visages qui s'en prenaient à la porte. Une question l'assailli aussitôt : Si ce coup d'état n'était pas dirigé contre lui, contre qui... ?
Il voulu poser son regard à nouveau sur la dame, tenter de lever pour de bon le voile si fin qui l'empêchait de trouver la solution de l'énigme, mais le noir complet l'en empêchait. Depuis quelques minutes, sa mémoire cherchait frénétiquement mais il semblait à Aedelrik qu'elle le faisait mal, comme à rebours. Pourtant cette impression était forcément fausse. On ne peut pas se souvenir du futur.


Malgré l'obscurité totale, le Renard put rapidement trouver quelques marques. Un léger souffle d'air, un point légèrement moins sombre dans son champ de vision, une odeur plus fine que celle de ce souterrain renfermé. Il commença à avancer, lentement afin de ne pas perdre la dame mais aussi de se prémunir contre une chute qui lui aurait fait perdre ses repères. Après qu'elle ait trébuché plusieurs fois, Aedelrik sentit que la dame se décidait à le coller de prés. Et lorsqu'il devait changer de direction ou rencontrait un obstacle, il prenait le temps de s'arrêter pour qu'elle ne fut pas perdue. Ces contacts impromptus lui plurent assez, et il eut envie de prendre la main de la dame dans la sienne. Cependant, la pénombre était trop traître pour qu'il entrave un de ses membres.
Il finit par déboucher sur un mur, maçonné, devant lui et sur les côtés. En tâtonnant, le voleur découvrit une échelle, qui menait sans doute à une trappe. Après avoir saisit les mains de la dame et lui avoir montré tactilement la sortie, il la laissa passer, restant quelques instants dans le tunnel. Son esprit n'avait pas cessé de chercher mais il était au moins arrivé à une conclusion : rien de tout cela n'était réel. Le château, l'attaque, ce passage et son obscurité... Mais la dame ? Elle restait la grande énigme.


Lorsque Aedelrik fut sorti, elle referma la trappe derrière lui, tandis qu'il observait le lieu. Ils se trouvaient à nouveau dans ses montagnes, celles de son enfance. Il en reconnu les pins, les cimes pointues où la neige ne fondait jamais, les cris d'oiseaux d'altitude, le bleu d'un ciel d'hiver... Alors, le voleur fut victime d'un nouveau flash, et il se souvint d'une nouvelle partie de l'histoire. Il se souvint être revenu là, après la tragédie, et de ce qu'il y avait trouvé. Sa mine se fit plus sombre encore. C'est alors qu'une voix brisa le silence, « Bien. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? » Il se tourna vers elle, un regard inquisiteur, sans doute trop froid pour être poli... Mais le mystère qui entourait la dame lui pesait de plus en plus. Il remarqua sur ses épaules un manteau d'hermine, ne sut qu'en penser. Cela faisait trop pour son esprit simple. Il était un Renard, pas un singe savant.
Alors, son regard se détourna vers une des montagnes, plus douce que les autres, et le versant ouest de cette cime. D'une voix sombre, il répondit,


« Nous allons retrouver mon passé. » Le chemin ne serait pas long, mais il était pressé d'en savoir plus. Aussi se mit il aussitôt en route, ignorant le froid de la neige à travers ses bottes de ville et la force du vent qui remontait la vallée. Il connaissait bien ce souffle glacé, il avait apprit à lui résister. Sans être ralenti par le manteau blanc de l'hiver, Aedelrik avançait, imperturbable... Du moins en apparence. A l'intérieur, il était toujours autant tourmenté. Et à mesure qu'ils s'enfonçaient dans la forêt, et que le sol montait en pente, sa patience fondait comme neige au soleil. Au moment où ils allaient sortir du sous bois, pour la partie haute du versant, en suivant un petit chemin serpentant vers le sommet, il se retourna vers la dame et lui déclara, « Expliquez moi. » Il s'approcha d'elle, raide comme un piquet, un accent de colère dans la voix. « Qui êtes vous ? Je peux presque retrouver un souvenir de vous mais à chaque fois que je l'effleure, il s'évanouit. Rien ne me paraît réel ici, si ce n'est vous et... »

« Aedelrik ! » Le Renard se retourna brusquement, comme frappé au coeur. La voix qui venait de l'appeler... C'était celle du vieux. Ce qu'il vit alors le poignarda à nouveau, plus fort et profondément qu'il ne l'aurait cru possible. Sur la pente de la montagne, il vit leur maison, et à côté, une silhouette floue mais qu'il aurait reconnue entre mille. Le vieux était cabossé, ses gestes lents mais c'était bien lui. Il tendait un bras vers lui et l'appelait, un de ses sourires incroyables sur son visage ridé. Les yeux embués, Aedelrik tendit le bras en retour et allait se mettre à courir vers lui lorsqu'il vit un petit garçon, tout aussi flou, passer à travers lui et se précipiter vers le vieux. Le garçon avait une dizaine d'années, il était roux comme un renard en été. Aussitôt, le bras d'Aedelrik retomba, comme vidé de sa vie.
Plus muet qu'une tombe, le visage s'interdisant toute expression, le voleur vit les fantômes se rejoindre, disparaître dans une rafale de vent. Derrière eux, il vit la maison abandonnée, en ruines... Il fit alors l'effort de la rejoindre, chaque pas lui arrachant un peu plus son masque. Lorsqu'il parvint devant la porte du foyer, il s'effondra dans la neige, à genoux et considéra les restes de son enfance avec une lassitude et une mélancolie infinie. Il répéta alors la question de la dame, d'une voix rouillée,
« Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? »

Et en se tournant vers elle, il eut enfin la réponse qu'il attendait, « ...Lukrèce ? »


Luka

Le Changelin

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(vide)

« Expliquez moi, » siffla le Renard, tout en se tournant vers elle pour la première fois depuis qu'ils étaient entrés dans les bois. Anxieuse, la jeune femme jeta un regard à la dérobée aux alentours. Plus ils avançaient, plus elle s'éloignait de son rêve, elle le sentait : son pouvoir s'affaiblissait à chaque pas. Elle sentait ses talons s'enfoncer dans la neige toujours plus épaisse, et à chaque fois qu'elle sentait ses jambes la lâcher, elle devait faire un effort de volonté pour se remettre d'aplomb. Cendrillon qui luttait pour ne pas perdre sa précieuse pantoufle de verre.

« Qui êtes vous ? » Finit par s'enquérir son compagnon. Il se rapprochait d'elle, en quête de vérité, et la colère que l'incompréhension créait en lui décuplait la force de son rêve. La jeune femme ne put que fuir son regard inquisiteur. Alors le Renard continua : « Je peux presque retrouver un souvenir de vous mais à chaque fois que je l'effleure, il s'évanouit. Rien ne me paraît réel ici, si ce n'est vous et... »

Ne t'entête pas trop, voulut-elle lui répliquer, car elle n'avait pas peur de lui. Ou prétendait ne pas avoir peur de lui ; elle-même ne savait plus trop. Elle avait pu se reposer sur lui jusque-là, mais le Renard restait un homme, et elle se méfiait depuis trop longtemps des hommes pour baisser sa garde face à quelqu'un qui voulait savoir. Quelqu'un d'assez tenace pour la confronter de face.
Lui rappeler qui elle était, que cela soit Luka-le-joueur ou Lucrèce-la-frigide, c'était déjà trop en dire. C'était admettre qu'ils n'étaient pas aussi réels que la personne qui se tenait devant lui à cet instant précis, entre le songe et la réalité. C'était se mettre à nu face à quelqu'un d'autre qu'elle-même. Et elle n'était pas assez naïve pour croire qu'il ne s'en servirait pas contre elle.

Mais avant même qu'elle puisse trouver de quoi répondre aux interrogations de son compagnon, la voix d'un homme fait interpella ce dernier. Redressant la tête au même moment que Aedelrik, elle vit un montagnard appeler son fils. La nuit tombait, le vent se levait ; il était temps de rentrer. Saisie par une émotion qui n'était pas la sienne, la jeune femme entrevit la silhouette floue d'un jeune garçon traverser son compagnon bien réel, pour pouvoir rejoindre sa seule famille. Sa maisonnée confortablement nichée entre les pins. Sans même voir le visage du Renard, elle sentit le coup que cela lui porta. Alors lorsque celui-ci se remit en route, de nouveau muette, elle le suivit.

Quand ils gravirent enfin la dernière pente, elle put constater que l'ancienne demeure si accueillante avait laissé place à une bâtisse en ruines. Comme si enfin, Aedelrik prenait en compte la réalité. Soudain consciente qu'elle empiétait dans des souvenirs qui ne lui revenaient pas de droit, elle ne s'approcha pas tout de suite, et laissa l'homme se recueillir devant la porte de sa demeure. Elle finit toutefois par avancer vers lui lorsqu'elle constata qu'il s'était effondré à genoux, comme en prière devant un lieu autrefois saint.
« Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? » Répéta-t-il après elle, la voix cassée. La voix brisée.

Quelque chose d'infime se souleva en elle, à ces mots. Quelque chose comme de la compassion. D'instinct, sa main blanche vint se déposer sur l'épaule du Renard, hésitante d'abord. Puis elle resserra doucement ses doigts, et la certitude prit le dessus. Elle ne le regardait pas lui, mais fixait la porte en ruine lorsqu'elle répondit :
« Lève-toi, et reprenons la route. »

Elle sentait qu'il tournait le visage vers elle, à la recherche de son regard. Alors, elle baissa les yeux vers lui, et laissa son compagnon lire son visage comme un livre ouvert.
A cela, Aedelrik écarquilla les yeux, tel un homme qui atteignait enfin la vérité du monde. Une lueur vive de reconnaissance, qui lui éclaircissait le regard, lorsque celui-ci croisa le sien. Comme s'il avait été soudain frappé par la foudre.
« ...Lucrèce ? » Souffla-t-il, le doute si infime qu'il était désormais presque inexistant. Et à l'entente de ce seul mot, la jeune femme sentit son apparence physique céder sous le poids du nom.

Métamorphosée, emprisonnée dans une identité trop bien définie. Ses beaux atours - sa robe pourpre, son manteau d'hermine, ses petits talons de verre - tout cela laissait place à une chemise grossière et des jupons maculés de cendre. Malheureuse Cendrillon, que le sort avait décidé de retransformer en souillonne. Lucrèce la fille des bas-quartiers, Lucrèce qui n'avait de sourire pour personne, pas même pour soi. Lucrèce l'aigrie, la sans-le-sou, qui se vendrait bien si cela lui permettrait de manger le soir.

Mais elle était toujours elle-même, lorsque sa main se raffermit contre l'épaule du Renard. Comme une confirmation. (Car elle était Lucrèce, et qu'une partie d'elle-même, bien avant qu'elle ait donné un nom à ce nouveau visage, avait toujours été Lucrèce.)
« Aedelrik, » lui répondit-elle, et quelque chose s'était adouci sur son visage d'ordinaire toujours si froid, comme pour rendre à l'homme toute la vulnérabilité qu'il lui avait montré par inadvertance jusqu'alors. « C'est bien moi. Partons d'ici, veux-tu ? » Et sans attendre de réponse de sa part, impérieuse comme toujours, elle se pencha sur lui pour pouvoir le prendre par le bras.

Elle l'accompagnait lorsqu'il se remit sur pied. Et même une fois debout, elle conserva son bras noué au sien, comme une dame tiendrait son cavalier de bal.
« Tu dois t'en souvenir assez pour que je t'en dise plus, je crois, » dit-elle sur un ton affable. « Je te dois des explications, et quelque chose me dit que tu es prêt à les entendre maintenant. » Tout en le poussant gentiment à rebrousser chemin avec elle, ils entamèrent la pente descendante pour retourner dans la partie plus boisée de la forêt enneigée.
Mais ce n'était qu'une fois bien à l'abri sous les branchages qu'elle s'arrêta. A mi-chemin entre le rêve du Renard et le sien.


Lucrèce prit une longue inspiration, avant de se lancer : « Nous sommes dans un rêve, Aedelrik. Tout ce que tu vois, tout ce que tu viens de vivre n'est pas réel. Nous sommes les seuls à vraiment exister, ici. » Elle déposa sa main libre sur l'avant-bras de son compagnon des songes, comme pour l'ancrer dans la dure vérité de ses propos. « Je suis désolée. Je suis une rêveuse d'ordinaire lucide, mais nos songes ont fusionnés... Je ne sais pas comment. » Sa poigne se raffermit brusquement sur lui. « Ne panique pas. Plus les émotions sont négatives, plus le rêve tourne au cauchemar. C'est pour ça que tes souvenirs défilent si violemment depuis tout à l'heure : parce qu'ils te sont trop douloureux, et que je n'ai pas les moyens de les stopper. »

Le poids de sa main dans le creux de son coude était aussi rassurant qu'il était ferme. Elle insista alors, le ton décisif : « Il faut continuer. Nous sommes dans ton cauchemar plus que dans le mien, sans doute parce que tu ne parviens pas à surmonter quelque chose. Mais même un cauchemar est régi par des lois strictes... » Et à ces mots, elle lui sourit discrètement, comme un signe d'encouragement. Presque complice. « ...alors il nous suffira de les briser une par une. »


Aedelrik


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(vide)

Lucrèce... c'était bien elle. La dame en son château, orgueilleuse, noble, que Aedelrik avait rencontré peu de temps auparavant, lorsque Luka le garçon chanteur s'était éclipsé. Le voile s'était finalement levé pour en dévoiler le souvenir, sans que la situation ne soit beaucoup plus compréhensible pour le Renard. Que faisait elle ici ? Quel lien y avait il entre elle et ces montagnes ? En l'espace d'un instant, il y eut une rupture nouvelle autour d'eux, inédite. Le monde qui les entourait ne fut pas secoué comme précédemment par une sorte d'impulsion, il perdit simplement de sa couleur, de sa netteté. Le soleil lui même s'affadit à vue d'oeil, sa lumière réverbérée sur la neige cessa d'aveugler les yeux du rouquin. Il cherchait encore la logique de tout cela lorsque Lucrèce se baissa pour l'aider à se relever.

Aedelrik failli résister à cette main autour de son bras, soudainement envahi qu'il était par des sentiments brusques et violents. Un cri manqua de naître au fond de sa gorge, qui ordonnait à Lucrèce de foutre le camp, de le laisser à sa peine, de cesser de le tourmenter là où il se trouvait être le plus vulnérable. Le criminel détestait l'idée d'avoir été observé dans tout ce que sa vie comptait de blessures et de chagrin. Enfin, pas tout, fort heureusement. Mais une pensée lui vint, qui désarma sa colère. Ce château, cette fuite, ça ne lui appartenait pas. Si ça n'étaient pas de simples chimères inventées par son esprit... Son regard vint rencontrer celui de la noble dame aux traits plus doux que d'ordinaire, et il abandonna l'idée de la repousser. Elle lui semblait légèrement différente de celle qu'il avait trouvé après avoir franchi la porte. Quelques détails infimes, un maintien plus raide, une expression plus affirmée. Aedelrik apprécia son contact, prenant conscience d'à quel point il en avait manqué dans ces occasions dramatiques qui l'avaient chaque fois enfermé dans une humeur sinistre pour de nombreux mois. Presque imperceptiblement, feignant la fatigue, il se laissa légèrement pencher contre elle. De toute façon, elle aussi conservait son bras autour du sien, à la manière des nobles.
Tout comme ses muscles dans la descente, le renard se relâcha. S'éloigner de ce lieu qui le blessait le plus l'aidait à encaisser la peine que cela avait fait remonté du fond de lui même. D'autant plus que l'aspect changeant du monde oeuvrait à le persuader que ce qu'il vivait ne ressemblait pas à la réalité. Concrètement, il avait l'impression de n'observer que des reflets dans une eau trouble. Restait que Aedelrik haïssait l'idée de s'être relâché devant une connaissance, si elle n'était pas elle aussi une illusion, bien sur.

Comme si Lucrèce pouvait lire en lui, elle lui déclara alors devoir l'informer de ce qui restait non-dit jusque là. Quand à ce qu'il l'empêchait de le faire avant, lui n'en savait rien mais il tâcha de pas s'en offusquer. Le voleur ignorait encore si sa compagne était bien réelle, et faire des reproches à une ombre aurait frisé le ridicule. Il s'était déjà trop compromis à ses propres yeux pour ce jour. Aedelrik se contenta d'une simple pique lancée sans grande méchanceté,
« Si tu me juge digne, qui suis je donc pour te contredire ? »? Leurs pas les avaient finalement mené jusqu'à la lisière des arbres, qui était étrangement restée identique alors que, d'un coup d'oeil en arrière, le renard remarqua que la maison disparaissait déjà sous la neige.
L'évidence le frappa un battement de cil avant que les mots de Lucrèce ne quittent ses lèvres,


« Nous sommes dans un rêve, Aedelrik. Tout ce que tu vois, tout ce que tu viens de vivre n'est pas réel. Nous sommes les seuls à vraiment exister, ici. » Lui déclara t'elle, sa seconde main posée sur le bras du renard. Ce dernier écoutait tout en faisant glisser son regard autour de lui. Effectivement, à bien y regarder, certaines feuilles des arbres se mouvaient n'importe comment, l'écorce de plusieurs arbres lui apparaissait floue, et la lumière du soleil agissait parfois étrangement. Tout était en train de s'éclairer dans son esprit. Toutes les questions qui le taraudaient trouvaient leurs réponses... Sauf une.

« Tu... Tu es vraiment là ? C'est vraiment toi ? » Lui demanda t'il, en passant sa main dans la chevelure noire de la jeune femme, comme afin de vérifier qu'il ne s'agissait pas d'un reflet comme les autres. Mais alors que la neige qui entourait ses bottes ne lui provoquait aucune sensation de froid, le contact doux des cheveux de Lucrèce renforça la foi d'Aedelrik en ses paroles.
Heureusement, avant qu'il ne l'assaille de ses questionnements intérieurs, elle poursuivit ses explications, sans qu'il n'y comprenne beaucoup plus. "Rêveuse lucide" ? Le renard ignorait bien ce que cela signifiait. Il y soupçonnait néanmoins de la magie, et cela provoquait un profond malaise en lui. Il le souvenait encore du serpent qui avait crevé les yeux de l'officier corrompu, cette nuit là. La magie... Jamais il n'avait semblé y montrer un quelconque talent. Pourtant, le sujet le fascinait depuis longtemps, tout en l'effrayant pareillement. Il commençait à manifester des signes d'inquiétudes quand la poigne de Lucrèce se resserra brusquement.
Il la considéra avec un regard inquiet tandis qu'elle lui intimait de se calmer, au motif que sa peur pourrait faire du rêve paisible bien que triste un cauchemar bien moins plaisant. Il tiqua lorsqu'elle évoqua ses souvenirs douloureux. La mine basse et de l'amertume sur le visage, Aedelrik murmura,
« Alors tu as vu. »

Elle ne parut pas le remarquer, car elle essaya de le motiver à reprendre la route à travers le songe. Lucrèce ne parut pas voir le rictus qui tendit subitement le visage de son compagnon, lorsqu'elle évoqua "quelque chose" qu'il ne parvenait pas à surmonter. Lui, vit son sourire mais il n'y répondit pas. Malgré l'avertissement, Aedelrik laissait une émotion dangereuse monter en lui. Brusquement, il se dégagea de la prise de la jeune femme sur son bras, lui envoyant sèchement au visage, « Je m'en sortirais seul. Merci. »

Il fit un pas en avant et puis regretta aussitôt ses mots. Ses épaules s'affaissèrent, sous le coup de la profonde lassitude qui leur tomba dessus, mais il n'osa pas se retourner vers Lucrèce quand il se reprit, « Ca n'est pas contre toi. Mais ce que je t'ai partagé, c'est déjà trop. Ces souvenirs... Je ne voulais pas y penser. Ni les revivre. Encore moins accompagné. Je ne veux pas de quelqu'un d'autre. » Son regard se perdait sur cette neige qui n'en était pas tandis que les mots sortaient, difficilement. C'est douloureux à dire, encore plus à admettre, mais Aedelrik préférait jouer seul, depuis son exil. Même Doklas ne pouvait se vanter d'approcher la proximité que le Renard avait connu avec ses anciens associés. Des frères, qu'ils étaient ! Ca leur avait réussi tiens. Il se retourna vers elle, pour lui dire, avec un léger sourire triste, « Rentre dans ton rêve, Lucrèce. Je me débrouillerais seul. On se reverra dans le réel. »

Mais au moment où il avançait en s'éloignant, tiraillé entre la promesse faite à lui même et sa profonde tristesse de se retrouver seul - celle ci accentuée par ses pires souvenirs - le renard sentit quelque chose d'étrange lui enserrer le coeur. Comme une griffe glaciale, acérée comme un rasoir. Devant lui, la forêt s'obscurcit à vue d'oeil, comme si la nuit elle même venait y déposer un sombre voile. Dans sa poitrine, Aedelrik se sentit brusquement si compressé qu'il tomba à genoux, dans la neige. Haletant sous la douleur, le voleur tressailli d'effroi en entendant s'élever au loin le chant d'un loup. Alors qu'il levait lentement la tête pour se rendre compte par lui même de l'horreur dans lequel lui et Lucrèce allaient être plongés, il la vit. Elle lui apparut lentement, de derrière un nuage, ronde et pâle comme d'ordinaire. Terrifié, le renard se tourna vers sa compagne de rêve et lui ordonna le plus fort qu'il put, c'est à dire en étouffant, « Cours ! Fuis ! Vite ! »

A peine les mots étaient ils sortis, à grande peine, que Aedelrik se sentit partir. Au dessus de lui, la lune avait virée au rouge, signe funeste entre tous. Car la transformation n'avait rien de commun avec ce qu'il avait vécu en compagnie de Keith, plusieurs semaines auparavant. La lune rouge annonçait une nuit de malheurs, et pour lui, une nuit de sauvagerie sans comparaison. Au départ, son corps muta bien vers ce qui pouvait ressembler à un loup... Mais assez vite, le processus se déforma, et il dégénéra en quelque chose de malsain, et d'effrayant aux yeux de ceux qui auraient pu le rencontrer. Le loup et Aedelrik s'était mélangés, et le résultat était un prédateur à tête d'animal et au corps velu mais à la stature d'un humain. L'abomination était massive, puissante, et sans doute sans compétiteur dans le monde sauvage.
La bête leva alors le museau et poussa un long et sublime chant adressé à la lune, comme pour l'implorer tout en célébrant sa beauté. Puis, le hurlement se tût, et ses oreilles se dressèrent, en quête d'une proie. Il avait faim.


Luka

Le Changelin

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(vide)

« Je m'en sortirais seul. Merci. »

Les mots cinglants que lui décocha le Renard lui firent l'effet d'une claque. Alors même qu'il se dégageait de sa prise, Lucrèce perdit son petit sourire. Sans le contact qu'ils avaient maintenus jusque-là, la jeune femme le sentait bien, le rêve d'Aedelrik se faisait moins stable. Plus perméable aux émotions qui agitaient son compagnon. Déjà, alors même qu'un poids semblait se déposer sur les épaules de celui-ci, Lucrèce manqua de laisser une vague de lassitude la submerger. Ce n'était pas à elle. Pas ce ressenti-là. Alors, sur un effort de volonté, elle releva la tête.

Quelque chose s'adoucit dans le ton d'Aedelrik, et elle n'eut pas à observer son visage pour pouvoir le constater. Quelque chose d'étrangement plus vulnérable aussi, lorsqu'il se reprit :
« Ce n'est pas contre toi. Mais ce que je t'ai partagé, c'est déjà trop. Ces souvenirs... Je ne voulais pas y penser. Ni les revivre. Encore moins accompagné. Je ne veux pas de quelqu'un d'autre. »

Cette fois-ci, la colère que Lucrèce sentit poindre en elle lui appartenait à elle, et à elle seule, comme le début d'un incendie. Une colère que la compréhension aurait dû apaiser... mais Lucrèce n'avait jamais été femme à raisonner, lorsqu'il lui était si simple de se montrer implacable. « Tu ne veux pas de quelqu'un d'autre, » répéta-t-elle à voix basse, avec toute la fureur froide et contenue d'une dame d'honneur qu'on aurait mortellement froissée. « Parce que tu crois que je voulais te voir fouiner dans mon château, sans doute. Parce que tu crois que j'ai pris plaisir à te montrer un peu de moi-même. C'est vrai, je dois être le genre de femme qui n'a rien à cacher. C'est pour ça que je me fripe comme un homme à longueur de journée. » Un tout petit sapin, à quelque mètres derrière elle, se mit d'un seul coup à flamber. Signe extérieur qu'elle perdait le contrôle d'elle-même. Mais tout aussitôt, elle tendit sa main en arrière, et la referma d'un geste sec et habitué : la flamme s'éteignit, et Lucrèce soupira.

Le ton plus posé, cette fois-ci, elle reprit :
« Ce cauchemar n'est pas seulement le tien, Renard. Et je t'assure, je préfère partager un peu trop de moi-même et avoir une chance d'échapper à mes démons, plutôt que de continuer seule et me noyer dans mes vieux souvenirs. » Ses propres mots lui crispèrent la mâchoire, mais elle garda la tête droite. Cela relevait presque d'une confession, d'un aveu de faiblesse de sa part, et elle détestait ça. Mais elle était sincère, car elle connaissait comme personne le monde des songes... et les dangers qu'ils encourraient à continuer seuls.

« Rentre dans ton rêve, Lucrèce, » insista cependant son compagnon - car la blessure était trop vive, et ses souvenirs trop frais pour qu'il puisse vouloir autre chose qu'une solitude absolue. « Je me débrouillerais seul. On se reverra dans le réel. »

Lucrèce ne pouvait pas lutter contre ça. Alors, elle baissa les épaules et expira fort. « D'accord, » finit-elle par lui concéder, car elle se rendait enfin compte qu'il se sentait menacé par sa présence. Comme si elle avait empiété un domaine qui, jusque-là, était resté inviolable. Son jardin secret tout personnel.
Mais alors même qu'elle le laissait partir, et qu'elle-même tournait les talons pour retrouver son domaine onirique, la forêt perdit en clarté. Les arbres, qui jusque-là avaient représenté pour elle un environnement rassurant, semblèrent se courber en leur direction, laissant le ciel nocturne apparaître dans leur champ de vision.

Elle leva la tête. Juste à temps pour laisser son visage baigner dans la lueur blême de la lune. Une lune immense, et d'une rondeur presque parfaite... C'est à ce moment précis qu'elle entendit le loup hurler dans la nuit noire.
Muée d'un très mauvais pressentiment, elle pivota d'un seul tenant vers son compagnon de rêve. Mais il était déjà trop tard : celui-ci la fixait, les pupilles dilatées par la terreur - et par quelque chose d'autre, quelque chose d'incontrôlable, qui semblait le ronger de l'intérieur.
« Cours ! Fuis ! Vite ! » Lui siffla-t-il d'une voix étouffée par l'angoisse et la douleur. Et sans même qu'elle ait pu faire un seul geste en sa direction, il se replia sur lui-même. Sous les yeux ébahis de la jeune femme, un long pelage le recouvrit, et son visage laissa place à une gueule animale telle qu'elle n'en avait jamais vue. Ce n'était pas un Renard, se dit-elle dans un bref moment d'étourdissement : c'était une Bête informe, une monstruosité sans pareille. Un lycanthrope, tel qu'on pouvait trouver dans les contes à effrayer les enfants.

« Déesses-mères, » chuchota Lucrèce, les yeux écarquillés par la peur et la stupéfaction. Mais déjà, la Bête levait son museau au ciel afin de pousser un long hurlement. Une promesse de mort violente. Alors elle ne perdit pas une seconde de plus, et détala dans la direction opposée.

Elle n'était pas stupide : elle ne faisait pas le poids contre un tel monstre. Mais elle avait quelque chose en sa possession que la Bête, lui, n'avait pas : elle avait sa magie. Alors sans plus tarder, et ce sans jamais cesser de courir, elle porta sa main à ses lèvres et elle souffla fort. Tout de suite, le vent se leva, et ce dans la direction de sa course effrénée. Non seulement était-elle portée par la bise glaciale, mais le loup ne pouvait la traquer par son simple odorat.
Lui restait encore la vue : elle s'empressa alors de conjurer un épais brouillard tout autour d'elle. Très vite, la forêt entière s'imprégna tout de blanc. Un lourd silence s'abattit sur leur univers, seulement ponctué par le craquellement des feuilles mortes sous les talons de la jeune femme.


« Ça suffira pas, tu sais, » lui glissa une voix bien familière à l'oreille, et Lucrèce sursauta tout en tournant de la tête. Mais ce n'était pas tant la Bête que son imbécile de fiancé - ou du moins, une nouvelle projection de celui-ci. Fritz le revenant. Un adjuvant inattendu. « Il est bien plus rapide que toi. »

« Je ne suis pas idiote, » lui répliqua-t-elle vertement. Et tout en esquissant un mouvement violent du bras, de bas en haut, des ronces se mirent à pousser dans la même direction, juste derrière ses pas. Elle tentait d'obstruer l'espace entre les arbres, afin de ralentir du mieux qu'elle pouvait son poursuivant. Même si cela ne suffirait pas à l'arrêter, cela lui permettrait de prendre un peu d'avance sur lui.

Fritz courait à sa hauteur, comme s'il désirait l'escorter.
« Tu sais, » lui dit-il sur un ton affable, comme s'ils n'étaient pas en train de fuir pour sauver leur peau, « mêmes les bêtes les plus féroces sont impuissantes face au feu.
- Hors de question. » Lucrèce était catégorique. « Je ne veux pas l'acculer, ça empirerait le cauchemar. Et tu sais combien j'ai peur du feu. Je finirais pas ne plus rien contrôler.
- Alors arrête-toi, » et à ces mots, Fritz la saisit par le poignet. Si fermement que ses ongles s'enfoncèrent dans sa peau, une poigne à laquelle elle ne pouvait pas échapper. « J'ai une épée. Je te protégerai. »

Lucrèce rit. Lucrèce rit fort, les cheveux au vent, et derrière elle, les ronces s'épaissirent en même temps que la brume. D'un coup sec et définitif, elle tira sur son bras, et rompit la prise que Fritz tentait de garder sur elle. « Oh, chéri, » lui dit-elle en le fixant droit dans les yeux, presque affectueusement. « Cela fait une éternité que je n'ai plus besoin de toi. »

A cela, elle s'avança jusqu'à son ex-fiancé, et le saisit doucement par le collet pour rapprocher son visage du sien. « Tu veux te rendre utile ? Très bien, » lui siffla-t-elle alors, la voix basse et le ton mordant. « Reste ici. Ne bouge pas. Et laisse-le te tuer. » Il n'y avait aucune pitié dans ses yeux que la lune rouge, très rouge au-dessus d'elle, rendait cramoisis. « C'est moi qu'il veut. Je suis la seule chose d'un peu réel dans ce monde où tout n'est qu'illusion. Tu ne lui serviras que d'amuse-bouche, mais tu me feras gagner du temps. Alors c'est un ordre : attends-le ici, et laisse-toi faire. Ne le blesse pas, jamais, tu m'entends ? » Et, parce que les pas du Loup se rapprochaient, même au-delà de la barrière de ronces qui commençait à céder (Lucrèce le sentait), elle n'attendit pas plus. Elle lâcha prise, et sans voir si la projection suivait vraiment ses ordres, elle repartit aussi vite qu'elle put.

Mais elle savait ce qui restait à faire. Sans céder à la panique qui n'avait cessé de marteler contre sa poitrine, elle visualisa très fort une cachette bien précise. Lorsqu'elle pivota vers la gauche pour déraper dans un renfoncement du sol, elle trouva enfin le refuge qu'elle s'était imaginée : une toute petite antre creusée entre deux rochers, à peine capable de contenir une seule personne. Cela lui suffirait, alors sans plus attendre, elle s'y faufila. Après tout, puisqu'elle ne pouvait pas emprisonner la Bête, c'était elle-même qu'elle plaçait dans une cage.

Ses jupons s'accrochèrent à la pierre irrégulière alors qu'elle rampait tout au fond de son refuge, mais elle tira d'un coup sec et elle se colla dos contre la paroi lisse de sa petite tanière. Le loup-garou qu'était devenu Aedelrik était immense, et elle l'avait bien pris en compte lorsqu'elle avait visualisé sa cachette : la Bête pouvait passer le museau ou le bras dans l'entrée escarpée, mais il ne pourrait rentrer tout entier. Il pourrait bien dévorer la projection de son fiancé, cela ne lui suffirait pas ; une ombre seule ne pouvait pas le laisser repu. Un être réel, en revanche... Elle comptait bien sur cette certitude pour l'attirer jusqu'à elle.

Pas besoin d'un chevalier-servant : si elle avait ne serait-ce qu'une chance minime de salut, elle ne pouvait compter que sur elle-même. Et s'il y avait bien une chose qu'elle avait appris au contact de la magie, c'était ceci : tous les sortilèges ont un prix. Toutes les malédictions peuvent être brisées.
« Tu veux m'avoir ? » Lança-t-elle dans le vent, en espérant que la brise porterait ses mots jusqu'au lycan. « Alors viens me chercher. »
Quelque chose remuait dans le creux de son corset, pile au niveau de son coeur. Là où d'ordinaire elle dissimulait toujours son poignard, dans le monde réel. Sans mot dire, mais satisfaite de sa création, Lucrèce s'installa de pied ferme dans son antre, et attendit.


Aedelrik


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(vide)

Ses yeux voyaient le monde en blanc, en noir et en rouge.
Le loup savait que quelque chose n'allait pas chez lui. Il avait l'habitude de renifler à ras du sol, et son museau se retrouvait bien plus haut. D'ordinaire, il courrait avec agilité et souplesse sur ses quatre pattes, alors que là tout son corps le poussait à n'user que ses pattes arrières. Avant, le vent lui servait à couvrir son odeur afin de mieux bondir sur sa proie sans être annoncé. Maintenant, le souffle le heurtait en pleine poitrine et le ralentissait dans sa course.

Si n'étaient toutes ces anomalies, le loup l'aurait déjà sûrement rattrapée, elle. La proie, celle qui l'avait fuit et dont il avait écouté les bruits de pas dans la neige, salivant d'avance à l'idée de pouvoir lui sauter à la gorge, de déchirer sa chair et rompre ses os... Pas de lapins ni même de cerf ce soir. Il ferait un festin avec une humaine. Si il parvenait à la rattraper.
Le vent qui s'était levé n'avait rien de naturel, le loup le sentait bien. Trop pur, trop parfait. Mais l'effet en restait le même : en soufflant dans sa direction, il empêchait la bête de sentir la moindre odeur. Restait les traces de pas dans la neige sauf que, déjà ralenti, il devait souvent s'arrêter pour observer à nouveau et que cela l'obligeait à rester les yeux collés sur le sol. Très vite, comme si cela ne suffisait pas, un épais brouillard tout aussi étrange que le vent se leva, masquant tout ce qui se trouvait à plus de quelques pas. Impossible de garder les yeux en haut. Le loup s'était donc mis à courir sur ses quatre pattes, mais avec ce corps étrange, le mouvement était disgracieux, et plus fatigant que rapide. Restait son endurance. C'était ça qui ferait la différence, comme toujours. Chaque fois qu'une proie pensait le semer en détalant, lui gardait un rythme plus tranquille... des jours entiers. Et à un moment, tôt ou tard, la cible finissait par tomber de fatigue, quand lui commençait à entamer ses véritables forces.

Le loup le vit avant de le sentir, ce qui le fit stopper net. Devant lui, à quelques pas seulement se dressait un homme. Son allure lui parut familière mais ces souvenirs ne lui appartenaient pas, il le sentit aussitôt. La bête grogna. Elle détestait être surprise de la sorte, soudainement mise en contact avec un danger. Et pourtant, la piste était claire : il lui fallait continuer tout droit, et donc passer sur cet obstacle. Si possible le neutraliser...
Il avança, lentement, à ras du sol, essayant du mieux possible de rester invisible aux yeux du gêneur. Mais à mesure qu'il s'approchait, le loup fit victime d'un phénomène étrange. L'apparence de l'homme changeait. Comme lorsqu'il jetait des cailloux dans un étang, sa figure et sa silhouette ondulait à chaque pas, elle se transformait. Et bientôt, il reconnu Lanre. Le pire des Lanre, celui avec une planche cloutée dans une main et sa dague enchantée dans l'autre. Celui qui lui jetait un regard mauvais et violent. Et sa voix... Sa voix était terrifiante.
« Alors, t'attends quoi ? Viens ! Ou c'est moi qui vient te chercher ! »

Soudainement empli de colère et d'un sentiment étrange, sur lequel il n'arrivait pas à mettre des images, le Loup bondit hors de la neige, montrant les crocs et brandissant ses immenses griffes. Son grognement fit trembler les arbres et des monceaux de neiges chutèrent de leurs ramures. Ce qui l'enrageait ainsi, lui même ne le comprenait pas. C'était comme si Keith avait décidé d'un coup de l'attaquer. Mais quel rapport entre elle et Lanre ? La réponse lui vint de quelque part, au fond de lui, d'un endroit inconnu, « Ami. »
Au moment où il aurait dû percuter l'homme de plein fouet, et essayer de percer sa gorge avant que ses terribles armes ne viennent le blesser, Lanre se relâcha, laissa retomber ses bras comme si il acceptait sa mort... et disparu. Surpris à nouveau, le loup retomba maladroitement dans la neige. Incrédule, il regarda un instant autour de lui, sans comprendre, puis il vit à nouveau la piste. L'appel de la faim fut plus fort que tout le reste, il poursuivit sa traque sauvage. Comme pour lui répondre, il entendit le vent porter des mots, « Tu veux m'avoir ? Alors viens me chercher. » Il n'aurait pas dû comprendre, mais sa rage n'en fut que décuplée.

Assez rapidement, il la trouva.
Malgré la brume, malgré le vent, la bête sentit à nouveau son odeur et vit ce qu'il cherchait. Un instant, il avait cru la dénicher dans les branches d'un arbre, comme l'aurait fait un idiot. Mais la piste menait à une cachette dérisoire, un espace entre deux rochers. Grognant de satisfaction, le loup avança précautionneusement, afin de voir un éventuel piège avant qu'il ne se déclenche. Mais de toute évidence, sa proie était réellement hors d'état de lui faire du mal. Alors, un fin filet de bave commença à couler le long de sa babine retroussée sur deux rangées de crocs acérés. Un festin s'annonçait, peut être même de quoi satisfaire sa faim.
Lorsqu'il la vit enfin, elle était recroquevillée au fond de son trou, petite et vulnérable. La bête saliva de plus belle. Il y avait quelque chose de profondément excitant dans cette proie acculée, sans échappatoire, à sa merci. Il avança alors, ses yeux pétillants d'amusement mauvais lorsque... il se sentit bloqué, ayant à peine pu enfoncer son museau dans l'antre. Ce fut à ce moment là qu'il réalisa : son corps étrange, bien plus massif, ne lui permettait pas ce qu'il avait cru possible car habitué à sa forme normale. Le loup grogna, puis hurla un chant violent, agressif. Un chant de prédateur contrarié. Alors, il considéra ses pattes de devant, et eut une idée : si maladroites qu'elle fussent pour courir, elles semblaient à même de rentrer dans l'abri de l'humaine, et de l'en tirer.

Il s'approcha donc à nouveau, et avança son bras, progressivement, peu habitué à ce geste si étrange pour lui. Peu à peu, le loup dépliait ses muscles, avançait dans l'étroit corridor vers sa proie, ses griffes tendues vers elle. Et finalement, il l'attrapa. Il sentit le contact si particulier des vêtements humains et tira vers lui. La prise vint, sans aucune difficulté, et ce fut en sortant sa patte qu'il comprit : il n'avait tiré qu'un bout de vêtement, qui s'était déchiré sur un rocher. Et pourtant, il était allé très loin. Le loup dût se rendre à l'évidence, elle avait trouvé une bonne cachette. Mais tout comme sa propre faim le tourmentait, elle finirait bien par vouloir sortir, poussée en cela par le manque. Le manque qui torture et qui tourmente, qui creuse à l'intérieur du corps et empêche de réfléchir. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de prendre son mal en patience.
La bête attendit donc. D'abord devant l'antre, prête à bondir, les muscles tendus. Puis, s'étant lassé, elle se coucha au dessus, sur les deux rochers qui abritait sa proie. Elle manqua de s'endormir une fois. Cette idée l'effrayait, car l'humaine profiterait sans doute de son sommeil pour s'échapper. Le loup eut un regard mauvais vers cette insolente qui refusait d'accepter sa fin. Il décida de forcer un peu le destin. Profitant de son nouveau corps, de sa taille et de sa force, il descendit sur le sol, prit de l'élan et couru vers un des rochers, qu'il percuta de toute sa hauteur. Le choc fut lourd, mais rien ne se passa. Sans se décourager, il continua, répétant le geste jusqu'à ce que son épaule fut trop douloureuse. Peut être avait il fragilité l'abri, mais pas plus. Presque découragé, mais toujours tenu par la faim, il revint à l'entrée de l'antre et darda à nouveau son regard ensanglanté sur la femme, qu'il voyait tout en rouge. Son museau un peu enfoncé dans le trou, il attendit pendant qu'une petite voix insupportable lui répétait, de loin,
« Amie. Amie. Amie... »


Luka

Le Changelin

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(vide)

La Bête était terrifiante. Tassée comme elle l'était tout au fond de sa cachette, Lucrèce gardait les yeux rivés sur la fente qui lui servait d'entrée, et périodiquement, elle entrevoyait une partie du corps massif de l'animal. Le museau pointu que la monstruosité avait gardé du loup ; ses babines retroussées qui laissaient échapper un grondement sourd, perpétuel ; Un oeil rouge sang qui luisait parfois à travers l'ouverture, comme pour s'assurer qu'elle était toujours là, toujours en vie, toujours à sa merci. Il n'avait rien gardé d'Aedelrik, sinon une teinte de fourrure qui pouvait vaguement rappeler celle de sa chevelure... Autrement, Lucrèce ne le reconnaissait pas.

A la place du coutelas qu'elle gardait toujours en temps réel dans le creux de son corset, une vipère s'agitait. Celle-ci dardait parfois la tête hors de son chemisier, la gueule béante, humant l'air en silence... mais Lucrèce ne pouvait se résoudre à l'envoyer mordre son compagnon, aussi métamorphosé qu'il soit. Elle décida finalement de garder le reptile contre son coeur, dernier rempart contre la Bête si jamais ils devaient en arriver là. Et pendant ce temps, elle s'accrochait aux aspérités de sa paroi, tandis que son prédateur tentait de la déloger de son refuge. Il avait beau se cogner aussi fort qu'il pouvait contre les rochers qui la protégeaient, elle renouvelait la solidité de la pierre à chaque à-coup.

Il pensait pouvoir l'avoir à l'usure, mais Lucrèce était forte à ce petit jeu-là.


« D'accord, » énonça-t-elle à voix haute, d'abord plus pour elle-même que pour le monstre qui revenait pointer son museau à l'entrée de sa tanière - car l'endroit commençait à se faire exigu, et elle avait besoin d'extérioriser afin de ne pas céder à l'hystérie. Mais progressivement, elle releva le menton, et brava enfin la pupille écarlate de la Bête. « D'accord, j'ai compris. Tu as faim. Et moi, je ne compte pas sortir tant que tu me montres d'aussi grandes dents. Alors passons un peu le temps ensemble, tu veux ? »

Lucrèce n'attendait pas vraiment de réponse. Mais elle se rendit compte que le simple fait de parler lui permettait de reprendre possession de ses moyens. Cela eut le mérite de lui tirer un petit sourire évasif. Un sourire de vagabond, que d'ordinaire seul Luka-le-ménestrel était en mesure de revêtir. Et soudain, sans quitter ni son chemisier ni son corset, la jeune femme troqua ses jupons pour des chausses et des bottines de garçon. Le rêve avait cela de perméable aux fluctuations de son identité : après tout, Elle et Lui avaient toujours été la même personne.

Un soupir lui échappa, mais elle s'assit en tailleur, le dos toujours contre la paroi. La vipère contre son coeur dardait de temps à autres sa langue fourchue, mais elle n'y prêta pas attention. Ses yeux fauve observaient fixement la Bête. Elle s'humecta les lèvres avant de reprendre, le ton tout sauf hésitant : « C'est une sacré malédiction qui te ronge là. J'ai rarement vu aussi violent, et pourtant on peut dire qu'en matière de magie, j'ai eu ma petite dose d'aventures. » Ses yeux semblaient hantés par un souvenir qu'elle ne pouvait formuler. « Une petite histoire, ça te dirait ? J'ai tout un répertoire. Ma tantine m'en racontait souvent quand j'étais mioche. »

D'un mouvement vif et décisif, elle tira le serpent de son corselet et le tendit droit devant elle. En une fraction de seconde, le reptile se transforma en mandoline. Un instrument tout neuf, joliment décoré, tel que ne l'avait jamais été la mandoline qu'elle possédait dans le monde réel. Il fallait bien se consoler comme on pouvait.
Cette fois-ci, il y eut quelque chose de plus sincère et de plus pensif dans le sourire qu'elle décocha à son geôlier. Tout en calant son instrument de musique contre sa cuisse, elle en chatouilla les cordes, pour une musique de fond qui ne soit pas trop intrusif. Suffisamment, cependant, pour instaurer une ambiance plus posée. Elle tentait à sa manière de distraire la Bête, à travers les notes qu'elle égrenait. Elle tentait de tirer ce qui restait encore de l'homme hors de la fourrure du monstre.


« Il était une fois, » commença-t-elle alors d'une voix presque douce, « Il était une fois une femme un peu naïve, que le Destin avait fiancé à un Chasseur. C'était un mariage qui convenait à tout le monde, car le Chasseur était beau, et avait fait mille et une promesse à la femme, afin de la défendre toujours contre les Loups qui rôdaient dans la forêt obscure. Aussi, lorsqu'il lui offrit un très joli petit chaperon rouge au soir de leur union, la femme accepta de le porter constamment sur elle, afin de lui rendre comme elle pouvait toutes les belles choses qu'il lui avait promises. » A cela, elle s'humecta les lèvres. Elle savait déjà comment continuait l'histoire. « Mais plus les jours passaient, plus le chaperon rouge pesait lourd sur ses épaules, et plus elle attirait les regards réprobateurs sous cet accoutrement, car la couleur était trop vive, et les hommes étaient nombreux à vouloir entrevoir ce que la femme gardait si précieusement sous le costume qui la recouvrait. Alors, elle incita le Chasseur à reprendre son cadeau. Mais celui-ci refusa.

Quelle désillusion, lorsqu'elle constata enfin la vraie nature de son fiancé. En effet, lorsqu'elle retirait son chaperon au soir venu, celui-ci refusait de lui adresser ne serait-ce qu'un seul regard. Car le chaperon avait fini par devenir le seul attribut qui l'intéressait chez elle, et déjà, tout le monde dans le village commençait à la désigner sous ce seul nom : le Petit Chaperon Rouge. Aussi, elle tenta de satisfaire son époux, en se conformant aux règles que lui seul avait prescrites, et elle sentit leur union se détériorer de jour en jour.

Mais un soir où elle allait puiser de l'eau au puits, toujours vêtue de son éternel chaperon rouge, un homme qu'elle ne connaissait pas tenta de la convaincre de le suivre. Elle refusa poliment, et tenta de prendre le chemin inverse. L'inconnu finit alors par user de la force pour l'entraîner derrière lui, et elle eut beau s'époumoner et se débattre de toutes ses forces, le Chasseur ne l'entendit pas. Après tout, il ne savait chasser que les Loups dans les bois, et n'avait jamais promis qu'il la protégerait des hommes du village. C'est à ce moment qu'elle comprit : une femme comme elle n'avait pas sa place en ce monde. Alors, elle négocia avec son agresseur, mais cette fois-ci en ses propres termes : elle fit semblant d'accepter l'union forcée qu'il tentait d'entreprendre avec elle, le temps de se défaire de son chaperon. Mais en dessous, elle portait une chemise de nuit d'enfant, immaculée comme la neige fraîchement tombée, et elle parut si jeune dans cet accoutrement que l'inconnu eut un bref instant d'hésitation. Cela lui suffit pour prendre les jambes à son cou, et sans se poser de question, elle s'enfonça dans les bois qui bordaient le village, malgré toutes les interdictions que le Chasseur lui avait posé - car elle ne craignait plus tant les Loups que les menteurs aux jolis sourires et aux viles intentions. »


Lucrèce fit une pause, le temps d'imaginer la suite. Elle acheva le morceau mélancolique qu'elle avait lancé à la mandoline, avant de faire naître entre les pincements des cordes une mélodie plus vive et plus sombre à la fois, comme si elle cherchait à illustrer le décor dans laquelle sa protagoniste progressait. Elle finit par reprendre : « La nuit tombait dans la forêt obscure, et la femme fatiguait. Son agresseur s'était enfoncé dans les bois à sa suite, cette fois-ci accompagné d'un ami aux intentions tout aussi mauvaises, et elle savait qu'elle ne pouvait plus leur échapper indéfiniment. Mais alors même que l'espoir la lâchait, un loup affamé surgit des buissons, et se jeta à la gorge de son premier poursuivant. Profitant alors de la distraction, elle asséna un croche-pied au second homme, et celui-ci n'eut pas même le temps de se relever que le Loup était déjà sur lui.

La femme était terrifiée, bien entendu, mais s'il y avait bien une chose qu'elle avait apprise en côtoyant son Chasseur, c'était que les Loups étaient intelligents, parfois plus intelligents que les hommes mêmes. Alors, quand le Loup pivota vers elle, elle ne chercha pas à s'enfuir. Elle se contenta de le fixer droit dans les yeux - les animaux détestent ça - et elle lui dit : "Mon bon monsieur, vous vous êtes déjà assez gavé pour une soirée. Que diriez-vous de conclure un marché avec moi ? Puisque vous m'avez sauvé la vie ce soir, je me mets à votre service. Vous ne pourrez me dévorer tant que je ne vous ai pas rendu cette dette. Mais en échange, j'ai beaucoup à vous proposer. Je peux, par exemple, attirer d'autres humains dans ces bois, ou construire des petits pièges pour animaux, ce que vous ne pouvez pas faire avec vos pattes. Je peux aussi retirer des échardes de votre gueule s'il vous arrivait de vous piquer, et je peux vous soulager des démangeaisons que vous ne pouvez autrement pas atteindre sans main."

Quelle ne fut sa surprise lorsque le Loup s'inclina devant elle, comme pour lui signifier qu'il acceptait son marché ! Il avait beau agiter la queue d'un air agacé, il la laissa tout de même approcher sa main de son museau, et la renifla longuement avant de reprendre sa route. Pas trop vite, cependant, car il semblait tolérer sa présence.
Très vite, la femme se mit à marcher au même pas que la Bête. Et si la compagnie des hommes lui manquait parfois, elle ne songea jamais à retourner dans son village. Car une dette était une dette, et personne ne pouvait plus la tromper tant qu'elle raisonnait par comptes à rendre. Et nul n'était plus honnête que les animaux lorsqu'il s'agissait de remplir un contrat de vie. »


C'était sur cette étrange morale que Lucrèce acheva son histoire, le souffle court, le bout des doigts brûlants après avoir tant joué de sa mandoline. Et malgré tout, elle souriait. Le sourire qu'elle aurait dû accorder au Renard lorsque celui-ci l'avait invitée à faire partie de sa famille souterraine, mais qu'elle s'était bien retenue de montrer face à ses associés de l'ombre qu'elle ne connaissait pas. « Je ne sais pas si tu t'en souviens à présent, vu l'état dans lequel tu te trouves. Mais j'ai trois dettes envers toi, Aedelrik. Et tu ne me dévoreras pas tant que je serai à ton service, car même les Loups ont un sens de l'honneur, et de la pitié pour les autres bêtes. » Et à ces mots, sans crainte ni hésitation, elle tendit sa main pâle en direction de son museau, la paume ouverte, comme si elle souhaitait qu'il la renifle. S'il la mordait, tant pis : c'était un risque à prendre, pour ce qu'elle s'apprêtait à faire.

Et en effet, il approchait à peine ses crocs de ses doigts que déjà, ses ongles se refermaient autour de sa gueule, comme pour l'emprisonner dans une muselière de chair et d'os. Ce faisant, Lucrèce se glissa tout près de la Bête, pour lui souffler tout près de la mâchoire :
« Tu m'as tiré des griffes des gardes à la taverne, en m'entraînant par le passage secret. C'était la première fois que tu sauvais ma vie, ma première dette envers toi. Alors ce soir, c'est elle que je te rends. » Et Lucrèce déposa ses lèvres au coin de la gueule du Loup, sans se soucier de la salive et de la canine qu'elle y frôlait. Car c'était au niveau de sa bouche, au niveau de son souffle de vie que sa magie était la plus puissante. Car toutes les malédictions, aussi tenaces qu'elles soient, pouvaient toujours être défaites.

Au contact direct des lèvres retroussées de la Bête contre les siennes, Lucrèce se sentit frappée de plein fouet par la violence du lien qu'Aedelrik entretenait avec le Loup en lui. Les deux entités ne se contentaient plus d'un simple côtoiement respectueux : ils avaient fusionnés là où ils n'auraient jamais dû s'entremêler, et à cette sensation, elle sut qu'elle ne pouvait pas aisément couper le pont entre les deux êtres. Alors, tout simplement, elle ferma les yeux. Elle visualisa l'Homme et la Bête en Aedelrik comme deux composantes distinctes, telles que l'air et l'éther, et comme si elle cherchait à tirer une longue bouffée de sa pipe ordinaire, elle inspira par la bouche. Lorsqu'elle ne put contenir plus de souffle, elle rompit l'étrange baiser, le temps d'expirer dans le vent tout ce qu'elle avait pu inhaler du Loup.

Avait-il l'air plus humain, à présent ? Lucrèce n'en était pas sûre. Mais elle revint inspirer contre la gueule de la Bête, et souffla à nouveau dans le vent une fois qu'elle ne put aspirer plus. Et à chaque fois qu'elle reculait, elle tournait suffisamment de la tête pour lui exposer son cou, volontairement. Car ils étaient de la même meute, elle et lui, et elle était déterminée à le lui prouver.


Aedelrik


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(vide)

Le loup avait cessé de grogner.
Toujours tendu sur ses appuis, il ne bougeait pas d'un pouce. Le vent glacé s'engouffrait dans sa fourrure sans le perturber, la fatigue engourdissait ses pattes et le froid lui donnait envie d'aller s'abriter, mais il restait planté là. La faim l'y poussait. Depuis l'appel de la lune, elle ne le lâchait pas. A la manière d'un autre prédateur, elle avait planté ses crocs dans son ventre et déchirait ses tripes. La bête ne parvenait pas à la faire taire. Même en se concentrant uniquement sur sa proie, la douleur ne cessait de l'envahir. La faim agissait comme la mer sur une plage, rongeant l'endurance du loup, vague après vague. Il le supportait un peu moins à chaque instant qui passait, mais l'animal n'y pouvait rien. L'objet de son désir bestial restait bien à l'abri, au fond de son trou. Ainsi, bloqué dans une impasse qui le torturait, le loup était devenu une statue... Prête à bondir et mordre à la première occasion. Que la jeune fille la lui offre, et c'en était fini. D'elle, de la faim, des tourments qu'il vivait. Alors, résigné à l'attente, il ne put s'empêcher d'entendre.


« Ue pte itore, a e diai ? Ji tu u retoie. »

Entendre n'était pas écouter, et le loup ne comprenait rien. Les humains avaient quelque chose de commun avec les oiseaux dans leurs manières de dire par des sons éclatants et chantants. Le loup trouvait à leur étrange langage une poésie complexe. Moins belle que les chants des siens à la lune, mais dotée de mélodies harmonieuses. En plus, la jeune fille avait une jolie voix. Tout le contraire du serpent lové contre sa poitrine, que le loup observait avec une crainte mêlée d'une profonde hostilité. Un reptile pareil peut tuer en une morsure, aucun animal ne l'ignorait et surtout pas l'amoureux de la lune, qui dardait en permanence sur lui son regard fauve, prêt à bondir en arrière à la moindre attaque sournoise.
Aussi, le soulagement du loup fut intense de voir son ennemi se transformer en objet de bois tandis que la voix de la jeune fille s'élevait à nouveau, encore plus chantante qu'à l'ordinaire. Il y avait réellement quelque chose de troublant dans ces sons harmonieux et doux qui semblaient lui être adressés. Lorsque les doigts de l'humaine pincèrent les cordes de l'objet, et qu'une musique d'un autre genre en jaillit, le loup se braqua un instant et grogna, surprit. Mais devant le calme imperturbable de sa proie et l'absence évidente de danger, il s'apaisa et écouta.

Un long moment, il ne fit qu'entendre encore. Quelque chose, très lointain en lui, semblait résonner particulièrement mais lui ne faisait qu'apprécier les sensations que lui provoquaient ces notes si finement assemblées. A l'écoute de cette chanson, le reste de ses tourments s'effaçaient. Le vent, le froid... Seule restait la faim, qui s'agrippait toujours à lui, ses crocs fermement plantés dans le creux de son ventre. Cependant, la rage qui l'avait animé contre l'autre humain plus tôt l'avait quitté. Les oreilles courbées, le loup appréciait la musique. Et il laissait son esprit vagabonder, navigant sur le flots des souvenirs et des sensations évoquées par cette mélodie triste.
Puis, il y eut quelque chose d'
anormal. Peu à peu, la bête comprit. Il n'en pris pas conscience aussitôt. Mais lentement, il cessa de déambuler dans des forêts infinies comme il le faisait toujours, pour entrevoir une jeune femme habillée d'un rouge vif éclatant. Il la vit avancer vers un puits, et un autre homme avancer contre elle. Il le vit la forcer, et elle s'enfuir en courant. Comme poussé par un sentiment inconnu, l'oreille troublée par le changement de mélodie, le loup la suivit pour la retrouver à bout de forces, acculée, face à des agresseurs. Alors, quelque chose d'anormal grandit à nouveau en lui et, sortant des fourrés, le loup se jeta sur le premier homme, droit vers sa gorge qu'il déchira d'un puissant coup de ses crocs. Puis, il profita de la chute du second pour en faire lui aussi un sac de viande, mort.

Lorsqu'il se retourna vers elle, le loup avait faim, toujours faim. Plus de vent glacé, plus de fatigue, mais encore et toujours la faim. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de lui ouvrir la gorge, à elle aussi. De maculer de sang son chaperon déjà écarlate, et il pourrait enfin faire festin ! Mais quelque chose dans son regard l'en empêchait, de trop fort pour lui. Alors, elle lui parla. Et il comprit. Ce qui n'était avant qu'un amas de sons assemblés devinrent des syllabes, des mots, des phrases qu'il parvenait enfin à écouter. L'expérience l'affola et il se blottit contre le sol, plein d'une méfiance renouvelée. Mais ce qu'elle lui dit lui sembla juste, et équitable. Ca ressemblait à ce qu'il aurait pu promettre au chef de sa meute si il n'avait été solitaire. Un pacte de loups. Il s'inclina...

La vision disparut de l'esprit du loup, comme balayée par le vent et les dernière notes de musique. Il avait mal, à l'intérieur de son crane, comme si des cerfs s'y combattaient à grands coups de bois. Son regard troublé s'attarda sur l'objet à cordes de la jeune femme, puis sur elle. Lorsqu'il trouva ses yeux et qu'elle lui rendit son regard, le loup grogna, par peur et par incompréhension. Il ne parvenait pas à saisir ce qui venait de changer en lui mais il le sentait instinctivement. Soudain, une violente nausée s'empara de lui, et avec elle une violente envie de rendre ce que son estomac ne contenait de toute façon pas.


« Je ne sais pas si tu t'en souviens à présent, vu l'état dans lequel tu te trouves. Mais j'ai trois dettes envers toi, Aedelrik. Et tu ne me dévoreras pas tant que je serai à ton service, car même les Loups ont un sens de l'honneur, et de la pitié pour les autres bêtes. »

Aedelrik. Ce nom, qu'il pouvait enfin entendre, ne fit qu'accentuer son malaise. L'humaine parlait de choses qu'il n'aurait pas dû comprendre... pitié, honneur, service... Et pourtant, le loup en saisissait le sens. Il les comprenait, et en comprenait la valeur, l'importance. En proie à une tempête intérieure, il secouait le museau, se cognait contre les parois d'un abri qui en était venu à l'enserrer complètement entre ses arrêtes coupantes. Immobilisé, il s'érafla sur la pierre, se mit à saigner, s'affola de plus belle, se mis à gémir. C'est alors qu'il sentit le contact, doux, de sa main sur la robe blanche de son museau. La jeune femme s'approcha, de très prés. La faim du loup hurlait comme une bête déchaînée, elle lui ordonnait de jeter ses crocs contre sa gorge fragile, de déchirer sa chair et faire couler le sang... Mais Aedelrik était fasciné par le contact auquel Lucrèce se risquait. Alors, elle lui souffla ces paroles,

« Tu m'as tiré des griffes des gardes à la taverne, en m'entraînant par le passage secret. C'était la première fois que tu sauvais ma vie, ma première dette envers toi. Alors ce soir, c'est elle que je te rends. »

Le loup encaissa ces mots difficilement. Enfin, il prenait conscience de ce qu'il était. Ni pleinement l'animal, ni pleinement l'autre. Un peu entre les deux, un peu des deux. L'humain ne s'imposa pas, il se révéla. Il avait toujours été là mais enfin le loup le réalisait. Et Lucrèce, aussi, à sa manière, était comme lui. Plurielle, et liée par le pacte. A cet instant, le loup se laissa reposer contre la louve et s'apaisa pleinement. La faim qui le tiraillait et qu'il avait cru tournée vers la chair et le sang s'envola. Les contours de l'abri, de la forêt, du monde devinrent flous et Aedelrik s'endormit.

« Merci, mon amie. »

* * *


« Hey, Renard ! Suis mon doigt du regard. »

Aedelrik s'efforça d'ouvrir un peu plus les yeux et entraperçut difficilement ce qui ressemblait à un doigt se mouvoir devant son visage. Reconnaissant un des trucs de Doklas, il s'exécuta du mieux qu'il put tout en sachant que ça ne devait pas être très probant. Il entendit alors son ami constater, un brin de soulagement dans la voix,

« Bon, le pire a l'air derrière nous. »

Le Renard fut tenté de refermer les yeux mais il savait risquer de replonger dans un sommeil troublé. Aussi tenta t'il de s'habituer du mieux possible à la lumière des torches qui écorchait ses yeux habitués aux ténèbres. Un détail le frappa très vite : il était débout et non allongé. Le voleur tenta alors de bouger pour réaliser aussitôt que quelque chose le maintenait ainsi, quelque chose qui tintait comme du métal. Des chaînes.
A cet instant, tout s'assembla dans son esprit. La fiole de Doklas, qu'il avait avalé d'un coup contre toute prudence, les effets que cela avait dû avoir sur lui pendant son sommeil... Si il s'était transformé comme dans son rêve, le vieux l'avait sans doute transporté dans le
placard. C'était ainsi qu'ils appelaient une salle souterraine, au plus profond niveau de leur planque des catacombes. On y accédait par trois portes de fer blindées pour y trouver une immense espace presque vide, uniquement occupé par des chaînes au centre de la pièce, fixées au plafond et au sol, assez fortes pour maintenir un démon... ou une bête enragée.

« Ca... Ca s'est passé comment ? »

C'était la quatrième fois que Aedelrik finissait dans cette cellule qu'il s'était spécialement aménagée et comme à chaque fois, sa première question concernait les dégâts éventuels qu'il avait pu causé. Par "dégâts", entendons le nombre de vies prises par le loup, comme les dommages matériels comptent fort peu dans ce genre de situations. Doklas était néanmoins plus serein que les fois précédentes, ce qui rassura le Renard, avant même qu'il ne réponde,

« Aucun mort. On est pas passés loin du désastre avec Yoren, qui m'a aidé à te ferrer. Tu as commencé à te transformer alors que la dernière chaîne n'était pas fixée. A quelques secondes prés, tu l'ouvrais en deux. »

Aedelrik souffla de soulagement. Massacrer des passants inconnus dans une ruelle mal fréquentée, c'était un malheur somme tout surmontable, surtout risqué pour sa personne. Mais si il devait un jour s'en prendre à un des siens... Il savait qu'il ne se le pardonnerait jamais. Le Renard était las de devoir constamment jouer avec le feu, le dit feu étant lui même. Se garder d'un ennemi n'avait rien de très éprouvant, sauf quand l'ennemi pouvait jaillir n'importe quand et se montrer capable du pire. Alors que Dolkas s'approchait, il le retint d'un geste et ordonna,

« Ne me détache pas. Va trouver Lucrèce, la noble. Et ramène la ici. »

De tout son coeur, le Renard espérait que son rêve n'était qu'une divagation provoquée par la drogue, et pas une expérience commune, partagée. Ce qu'il avait vécu là bas... Il voulait que cela reste englouti dans les neiges du rêve.


Luka

Le Changelin

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(vide)

La Bête s'affaissa contre Lucrèce. Par instinct, la jeune femme entoura le lycan de ses bras fermes, comme pour le réceptionner dans sa chute. Du coin du regard, elle entrevit un oeil rouge, immense, qui s'étrécissait progressivement : le loup laissait place à l'homme, enfin. « Merci, mon amie, » lui glissa Aedelrik en un souffle éphémère. Sa paupière cilla brièvement avant de se rabattre une bonne fois pour toutes, et le poids presque rassurant qu'il exerçait contre elle s'allégea d'un seul coup. Il s'endormait, elle le savait. Ou non : plutôt, il s'éveillait enfin. Bientôt, ne restait qu'un pelage inerte entre les mains de la Rêveuse. Comme un souvenir de leur aventure commune.

« Alors ça y est, » déclara sa propre ombre, tout près de l'entrée désormais dégagée. « Il est parti. Tu l'as libéré. »

Lorsqu'elle pivota sur ses talons, Fritz s'était à nouveau matérialisé dans son monde onirique - ce rêve qui lui appartenait à nouveau, rien qu'à elle. Son éternel fiancé semblait examiner la peau de la Bête, curieux comme un enfant ; Lucrèce se contenta d'un haussement d'épaules, avant de passer la fourrure autour de ses épaules. Peau-d'Âne qui se terrait sous le pelage d'un loup. « Ce n'était qu'un cauchemar, » lui rétorqua-t-elle sur un ton désinvolte. « Sa malédiction n'était pas réelle. Je n'ai rien fait pour lui. »

« Tu es sûre ? » Lui demanda la voix traître de son fiancé, une voix qui se déformait progressivement - et soudain, lorsqu'elle releva la tête, elle se retrouva confrontée à son propre reflet. Fritz avait laissé place à Luka : ce jeune homme qu'elle était lorsqu'elle le voulait, quand elle voulait. Le ménestrel qui ne valait rien avait adopté une posture presque accusatrice, et elle eut un instant de vertige en voyant son propre visage la foudroyer du regard. « Ne le nie pas, tu as senti sa dualité, tu l'as comprise mieux que personne. Parce que tu es comme lui. Je suis comme lui : informe et multiforme. Et toujours moi-même. »

Le doute s'empara d'elle. D'un seul coup, dans ces manières bien propres aux rêves, elle ne savait plus par quel point de vue elle observait le monde : était-elle davantage Lucrèce, confrontée à son propre déni ? Ou était-elle Luka, son subconscient accusateur, celui qui n'en démordrait pas tant qu'elle n'admettait pas la réalité de ce qu'elle venait de vivre ?
Une voix continuait : la sienne. Mais désormais, elle était incapable de dire d'où celle-ci provenait.
« Ce n'était pas juste un rêve. Il n'y a jamais rien eu de plus réel que la Bête, tout comme il n'y a jamais rien eu de plus réel que moi-même. Le revers de la médaille. Deux facettes de la même pièce. »

Le rêve s'effilocha. Et alors même qu'elle se sentait emportée par la sensation si familière de la chute, la gravité reprenant enfin le dessus sur l'imaginaire, elle prit conscience que les mots traversaient ses propres lèvres. Car après tout, Luka comme Lucrèce n'étaient que des noms empruntés. Qu'un peu de poudre aux yeux, afin de faire oublier au reste du monde qu'une personne bien réelle se terrait sous ces deux masques. Une seule identité, que les deux autres tentaient de dissimuler une bonne fois pour toutes. L'ombre effacée d'une jeune fille qui aurait dû mourir depuis déjà bien longtemps.
L
Y
N
D
-

Le monde réel l'arracha si brutalement de son royaume onirique qu'elle se redressa sur son lit, le coeur palpitant. La sueur dégouttait le long de sa nuque, comme si elle venait tout juste d'échapper aux griffes de la mort. Ce n'était qu'un rêve, se dit-elle sans jamais parvenir à se convaincre. Juste un rêve. Elle n'avait jamais rien risqué.

Lorsqu'elle baissa enfin les yeux, ses mains se crispèrent, comme par automatisme, et son sang se figea.
Entre ses doigts glacés gisait une touffe de poils blancs et épais.
La fourrure de la Bête.

*

Le matin tardait à venir. L'aube pointait à peine le bout de son nez lorsqu'elle acheva son déguisement quotidien. Alors, et alors seulement elle put sortir, apprêtée des jupons de Lucrèce et le visage fardé, dissimulé par le châle qui lui voilait la tête et les cheveux. A une telle heure, dans d'autres quartiers mieux fréquentés, d'honnêtes travailleurs devaient sans doute déjà s'affairer à leurs ateliers et leurs fourneaux... Mais dans le trou-à-rats où séjournait la Rêveuse, ces ruelles où il ne faisait pas bon vivre d'être une femme, seuls quelques ivrognes et quelques mendigots flânaient encore. Lucrèce n'eut aucun mal à raser les murs, plus discrète qu'une souris. Depuis le temps, peu importe sous quelle identité elle (il) se présentait, elle avait appris à se faire oublier.

C'était sans compter sur l'imbécile qui chercha à l'accoster depuis le trottoir d'en face, alors même qu'elle atteignait les quartiers moins populaires. Elle devait encore traverser la place centrale afin de rejoindre le cimetière près du Temple, celui qui dissimulait adroitement les catacombes, là où le Renard se terrait en compagnie de sa meute... Si seulement personne ne la suivait à la trace. Agacée, Lucrèce tenta de semer son poursuivant en s'engouffrant dans une ruelle adjacente... Mais c'était peine perdue, car l'homme commençait déjà à courir après elle. La jeune femme manqua de céder sous la panique, et sa main se posa brièvement sur le manche de son coutelas dissimulé... lorsqu'elle se rendit brusquement compte que son poursuivant criait son nom. Surprise, elle osa enfin se retourner afin de dévisager son opposant.
Opposant qui n'en avait rien d'un, puisqu'elle reconnut tout de suite ce visage qui lui décochait un sourire trop large.
« Yoren, » siffla-t-elle sans aucune aménité à l'associé d'Aedelrik.

Le voleur ne semblait pas s'offusquer de la froideur de son ton. Tout au contraire, il semblait content de la retrouver, quoiqu'un peu hagard.
« Lucrèce. Dis voir, ça fait un bout de temps que je t'appelle, c'est quoi le problème ? La tête dans les nuages ? »

« Pas plus que toi on dirait, » lui rétorqua-t-elle sans venin réel. « T'as pas l'air d'avoir dormi. »

« T'aimerais bien savoir pourquoi, hein ? » Et à ces mots, l'Hylien eut le culot de lui adresser un clin d'oeil salace. Lucrèce ne releva pas, et grand bien lui fasse, car son manque de réaction sembla dégriser le criminel. « Non en fait, c'est urgent, » reprit-il l'air soudain plus grave. « C'est le Renard. Il demande à te voir, et vite. »

Plus par instinct que par pure compassion, Lucrèce tendit la main vers le visage de Yoren. Celui-ci présentait quelques hématomes, et quelque chose lui disait que cela n'avait rien à voir avec une soirée de beuverie. Elle se retint juste à temps de lui frôler la joue, et sa main retomba, inerte, contre ses jupons rapiécés. Elle avait comme un mauvais pressentiment. « Qu'est-ce qui s'est passé cette nuit, » demanda-t-elle d'une voix vacillante, et elle eut une brève pensée pour les poils de loup qui parsemaient sa couche lorsqu'elle s'était éveillée au bout du petit matin. Ce cauchemar qui n'en était pas un.

Yoren l'observait étrangement. Comme s'il avait été surpris par son geste avorté. Comme s'il n'osait pas trop en dire.
« Viens avec moi, et tu verras, » se contenta-t-il de souffler, avant de tourner les talons vers le Temple. Et cette fois-ci, Lucrèce ne se fit pas prier pour lui emboîter le pas.

Lorsqu'ils parvinrent enfin aux catacombes, Yoren l'incita à presser le pas. Sans s'attarder dans les pièces principales, que Lucrèce connaissait déjà, ils s'enfoncèrent au plus profond des souterrains, si loin que pendant quelques temps, la jeune femme rechigna à avancer davantage. Quelque part, elle ne savait pas si elle pouvait faire confiance à l'autre associé du Renard. Après tout, elle n'avait juré allégeance qu'à Aedelrik ; qui pouvait lui assurer que tout ceci n'était pas un piège ?
Son doute s'alourdit alors même que Yoren la poussait à traverser trois lourdes portes blindées. Elle refusa catégoriquement d'y mettre pied, d'un seul coup persuadée que le voleur voulait porter atteinte à sa vie. Mais c'est à ce moment précis que Doklas déverrouilla la dernière porte de fer de l'intérieur. Le vieillard leur décocha un regard promptement désapprobateur, comme s'il leur en voulait de le faire patienter.


« Dépêchez-vous, je vais pas tenir la porte toute la journée. »

Sa paranoïa apaisée, Lucrèce finit par avancer dans la dernière salle. Une pièce étroite et vide, qui aurait pu aisément paraître suffocante si seulement la vision de l'homme enchaîné au mur ne l'avait pas distraite de toute autre pensée. Sans même prêter gare à Doklas qui refermait les portes derrière eux, elle s'avança vers le Renard, le visage fermé. Sans mot dire, elle détailla chaque partie de son corps, comme à la recherche d'une preuve tangible de sa transformation.

« Alors, ce n'était pas un rêve, » finit-elle par lui lancer, avant de jeter un bref coup d'oeil aux hommes derrière elle. Ce fut seulement à ce moment qu'elle constata que Yoren n'était pas passé par la dernière porte en même temps qu'elle. Sans doute avait-il d'autres tâches à accomplir, maintenant qu'il l'avait escortée jusqu'au Renard.
Le regard évaluateur de Lucrèce s'attarda longuement sur Doklas. Il devait savoir, ils devaient tous savoir, Yoren comme lui : l'existence d'une telle salle le prouvait bien assez. Alors, sans ambages, elle questionna le médecin :
« Qu'est-ce qui s'est passé ? Il s'est transformé ? C'est pour ça que vous l'avez accroché là ? »

Mais très vite, son attention revenait à Aedelrik, comme si elle ne parvenait pas à comprendre. « La nuit est passée, tu es de nouveau toi-même. Pourquoi ne pourrait-on pas te détacher ? On pourrait discuter plus calmement... » Et les yeux de Lucrèce dardèrent à nouveau vers Doklas, plus discrètement cette fois, comme pour l'indiquer au Renard, alors même qu'elle continuait : « ...sans autre compagnie que nous-mêmes. Même si tu préfères les chaînes d'ailleurs, qui serais-je pour te juger ? » Et à ces mots, un sourire espiègle passa brièvement sur le visage de l'hétaïre. Un petit vestige de Luka-le-ménestrel. « Nous avons beaucoup à échanger, toi et moi. »


Aedelrik


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(vide)

L'attente fut aussi longue qu'insoutenable. Les chaînes l'enserraient au point que chaque mouvement de l'acier frottait durement contre sa peau. Un de ses fers était mal refermé et lui écrasait la cheville. Ne pas pouvoir ne serait ce que fléchir ses genoux l'épuisait. Sa bouche le tourmentait, comme en proie à un brasier ardent. Ses yeux ne pouvaient s'empêcher de se fermer, agressés par la trop forte lueur des torches, alors qu'il craignait encore de se rendormir. Ses poings irradiaient de douleur, indice de la violence qu'il avait dû déployer lorsque le loup avait pris le dessus. Tout, mouvement ou immobilisme, silence ou murmure, n'était qu'une même longue et ignoble torture nécessaire. Mais par dessus tout, le Renard souffrait de rester seul à seul avec lui même. Une sacrée putain de mauvaise compagnie.

« Encore une fois t'as bien merdé. » S'envoya Aedelrik en pleine face, comme il avait l'habitude de faire lorsque son esprit travaillait si vite que parler devenait un besoin vital. Se juger lui même et s'envoyer des reproches lui permettait d'apprendre, et de ne pas répéter ses erreurs. Et de toute manière, qui d'autre aurait eu le cran de le faire ?

« Tu aurais pu sortir, te changer les idées, boire jusqu'à t'effondrer par terre, te frapper le crâne contre un mur... » ... Tout cela aurait été préférable à ce qui venait de se passer. Si le voleur ne se trompait pas sur l'expérience étrange qu'il avait vécu, Lukrèce arriverait bientôt en s'en souvenant autant que lui, voire plus. A travers le loup, il n'avait que semi-vécu la poursuite. Tout le reste lui restait en mémoire avec une clarté pure comme de l'eau de source. Et si il en était de même pour elle... « Que feras tu ? Tu l'as appelé "amie" sans même la connaître ! Elle en a vu trop. »

C'était cela qui le tourmentait. Plus que les chaînes, plus que les coups ; Le dilemme auquel Aedelrik se trouvait confronté le terrifiait. A chaque fois que le destin lui avait imposé un choix, il s'était débrouillé pour choisir le pire, celui chargé de fumée et de sang. Lukrèce pouvait elle vivre ? Les questions les plus simples sont toujours les plus difficiles, celle là ne faisait pas exception. Au fond, le Renard l'aimait bien, cette jeune fille qui pouvait changer de masque aussi aisément qu'une actrice de théâtre. Et elle l'avait bien aidé cette nuit là, avec les gardes à la solde de Cass'dos. Mais le visage de Leshy lui revenait en permanence à l'esprit, à présent, attaché à celui de Lukrèce. Deux femmes aussi différentes que la nuit et le jour, avec un point commun : elles en savaient assez pour lui nuire. Aedelrik revit le sourire de Leshy, et il se mordit la lèvre inférieure jusqu'à en saigner, en proie à une violente envie d'arracher ses chaînes. « Tu ne sais pas. Pourtant, tu devrais avoir tiré la leçon de ce qui s'est passé. »

Doklas entra alors dans la pièce, et fit comme si il n'avait rien entendu. Le vieil homme avait cela d'arrangeant qu'il ne s'intéressait pas spécialement aux lubies de son associé. Plusieurs fois, il l'avait entendu Aedelrik s'engueuler lui même, sans que son attitude n'en soit en rien changée. Le fait que cet ancien médecin ait soigné des fous auparavant pouvait expliquer beaucoup de son flegme à cet égard. Il s'était à peine approché pour inspecter l'état du Renard quand on frappa à la porte, la troisième donc. Le voleur sentit l'angoisse monter d'un coup dans son estomac en même temps que son coeur s'accélérait. Doklas, lui, paraissait en proie à des émotions bien moins intenses. Son agacement habituel devant tout ce qui lui semblait inconsidéré tonna dans sa voix lorsqu'il intima aux arrivants « Dépêchez-vous, je vais pas tenir la porte toute la journée. »

Lukrèce entra, et le monde s'arrêta de tourner.
Aedelrik et elle échangèrent un regard où ils se dirent déjà ce que les mots de la jeune femme vint confirmer : tous deux se souvenaient. C'était - un peu - réel, et pas un simple cauchemar mieux foutu que les autres. Les épaules du Renard s'affaissèrent autant que les chaînes le lui permettaient. Il avait prié pour que ça ne soit pas le cas, pour qu'il ait tout inventé. A présent que le danger était réel pour lui, il l'était également pour elle. Sauf que Lukrèce ne devait pas s'y attendre. Un instant, dans un vacillement d'une torche, son visage se superposa avec celui de Leshy, dans l'esprit d'un voleur tourmenté. Lorsqu'elle se tourna vers le vieux comme pour lui reprocher de l'avoir accroché, il intervint,


« Doklas est au courant depuis longtemps. Il m'a aidé à installer... ça. Ca contient le loup, en temps normal. » Précisa t'il en montrant ses chaînes, afin de dissiper tout malentendu. Oui, Aedelrik était parfaitement consentant à ce genre de mesures. Oui, il s'était transformé. Et sans doute que oui, cette nuit s'était avérée pire que d'autres. Il avait envie de tout lui expliquer, de tout lui raconter... Mais à quoi bon. Puisque son unique crime était de savoir, à quoi pouvait rimer de lui en dire plus encore. Il se tut donc, la mine grave.
Doklas avait vu, et compris. Lui aussi ne pouvait cacher une brusque humeur sombre qui lui faisait passer sa main dans sa barbe ; un tic que le Renard avait remarqué, celui qui signifiait
« Je hais ce qui va se passer. »

Alors que Lukrèce proposait de le détacher pour qu'ils puissent parler seul à seul, le coeur d'Aedelrik se serra comme prit dans un buisson de ronces. Mais puisque de toute façon, il ne pourrait réellement prendre de décision que libre, et libéré de regards extérieurs, il acquiesça. Doklas s'avança alors, les clés des fers dans sa main. Alors qu'il décrochait le Renard, leur regard se croisèrent et celui ci eut l'impression d'être crucifié sur place par la froideur qu'il lisait dans l'oeil fatigué du médecin. Enfin libéré, le voleur eut un léger vertige, dernier instant de crainte que le loup ne reprenne le dessus, mais aussi vertige de considérer ce que lui rendait la possibilité de faire. Il massa un instant ses poignets, incapable de masquer l'air sombre qui barrait son visage ravagé par la fatigue et les restes de la violence déployée tantôt. Puis, sur un signe bref, ses deux associés quittèrent la pièce. La clé de Doklas tourna dans la serrure. Seule à seuls

« Viens donc, Lukrèce. » Lui demanda t'il, d'une voix faible mais sur un ton apaisant. De fait, il ne se sentait pas encore très assuré sur ses appuis et fut soulagé de la voir avancer. Quand elle fut devant lui, il hésita à régler la question d'un coup, mais tout en lui hurlait de ne rien en faire. Un juge ne rend jamais de sentence sans procès, disait on.
Il leva doucement une main vers le visage de la jeune femme, caressant légèrement sa peau puis ses cheveux, avant de constater à voix haute, avec un sourire un peu idiot,
« Comme dans le rêve... c'est doux. » Puis plus gravement, « C'était bien toi. »

Une ombre se glissa soudainement sur le visage de Lukrèce. Une ombre avec un nom de charogne puante, qui rimait avec traîtresse. Plus troublé qu'il n'était prêt à le montrer, Aedelrik se retourna et fit quelques pas vers un des murs, son regard vert fixé sur une des torchères, à s'en faire mal aux yeux. Sa voix monta alors, comme un grondement, « Tu étais là, tu as vu, tu t'en souviens. En quelque sorte, nous en sortons liés... Trop liés. Tu en as trop vu. » Le Renard se retourna, affichant une expression dont peu pouvaient se souvenir, car beaucoup de ceux qui l'avaient vu n'y avaient pas survécu. C'était un regard meurtrier, froid comme la glace. C'étaient des lèvres crispées en un rictus étrange et malsain. On dit à raison des Renards qu'ils n'aiment pas tuer, mais ils en sont capables.

« Je suis désolé, Lukrèce. Je ne supporterais pas ça une deuxième fois... » Aedelrik approchait, ses poings serrés, prêt à rendre son jugement. Tout semblait n'être que détermination, et certitude. Dans chaque pas qu'il faisait, le voleur sentait le poids de son expérience vécue l'appuyer. Il était parvenu à portée de bras lorsqu'il leva le poing... Et se frappa la poitrine. Une fois, puis deux, puis à répétition, à s'en faire mal, à s'en damner. Avec un regard de dément, il se frappait pour se forcer à reculer, et parvint finalement jusqu'au mur de sa prison, en même temps qu'il arrivait au bout de ses forces. Le conflit avait éclaté à l'intérieur de lui. Ses instincts d'homme lui intimaient de tuer, mais ils n'étaient plus seuls. En opposition frontale, ses instincts de loups le lui interdisaient. « Je ne tue pas ceux de la meute. » Murmura t'il, le souffle coupé de s'être cogné.

Epuisé, Aedelrik s'affala contre le mur. Il ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Etourdi, il eut besoin de plusieurs instants avant de réaliser que la raison de ce sentiment de calme qui montait en lui venait du fait que le dilemme s'était envolé. Seule restait une certitude ; celle qu'il ne pourrait lever la main sur elle. La mémoire du loup, en s'éveillant, lui avait rappelé le chant de Lukrèce et ce qu'ils avaient scellés entre ces rochers perdus dans la neige.
Le Renard se redressa alors et tomba sur un genou devant elle,
« Je... Je sais pas trop quoi dire. Pardonne moi d'avoir voulu te buter ? » Lui déclara t'il avec le sourire espiègle et angélique d'un gamin qui a fait une bêtise, avant d'enchaîner plus sérieusement, « Je n'étais pas moi même... Ou plutôt, j'étais moi même mais je ne lui suis plus maintenant. Enfin bref ! » Coupa t'il, se perdant lui même dans ses pensées embrouillées « Tu ne dois plus rien craindre de moi. J'ai... passé un cap. » Aedelrik se releva alors, s'étirant au passage longuement.
Il savait bien, tout du long de son prêche, qu'un serpent vicieux pouvait jaillir des doigts de Lukrèce et venir l'aveugler comme il l'avait déjà vu faire. Considérant cela, être encore en vie était un bon signe. Il lui tendit alors une main, paume ouverte, en une invitation à la saisir,
« Viens donc. Ce lieu n'est pas digne de toi. »


Luka

Le Changelin

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(vide)

Sur l'injonction du Renard fraîchement libéré, Lucrèce s'avança vers son associé. Peut-être s'attendait-elle à ce qu'il lui chuchote quelque chose. Quoi qu'il en soit, elle fut surprise lorsqu'il leva sa main en direction de sa joue, et fit de son mieux pour ne pas flancher face au geste. Après tout, elle n'avait rien à craindre d'un homme qui lui devait par trois fois sa vie... Mais même en sachant cela, elle ne put réprimer complètement le spasme défiant qui la saisit au corps, au contact simple de la main d'Aedelrik contre son visage. Un contact qui la paralysait. Les cals qui parsemaient sa paume revêche accrochèrent brièvement quelques mèches sombres et rebelles lorsqu'il décala sa caresse à sa chevelure, et un sentiment de déjà-vu s'empara de la jeune femme. Un homme différent, dans un contexte différent... Et pourtant, quelque chose d'étrangement intime résonnait dans ce geste aussi, comme en écho à un souvenir passé. Comme le refrain de la même chanson.

« Comme dans le rêve... c'est doux, » lui souffla le Renard, les yeux baissés vers elle. Lucrèce détournait obstinément la tête, sans pouvoir s'empêcher de soutenir le regard de son vis-à-vis ; comme si le premier qui cédait aux yeux de l'autre perdait la partie. « C'était bien toi, » poursuivit son associé, et il avait troqué un détail infime de son intonation pour une intention curieuse, que la comédienne ne parvint pas à saisir sur le coup. Et soudain, tout aussi brusquement qu'il avait initié le contact, Aedelrik se détourna d'elle, et s'adressa les yeux rivés au mur de pierre : « Tu étais là, tu as vu, tu t'en souviens. En quelque sorte, nous en sortons liés... Trop liés. Tu en as trop vu. »

Un frisson singulier parcourut l'Hylienne à ces mots. Comme un mauvais pressentiment. Allons bon, princesse, chuchota une toute petite voix dans un coin de son esprit - une petite voix bien proche de celle de Lis d'ailleurs, bien que des lieux séparaient désormais les deux amies - allons donc, princesse, de quoi pourrais-tu avoir peur ? Cet homme qui se tient là est ton allié. Peut-être pas un ami, c'est trop tôt, trop risqué- mais un homme lié à toi par dettes non-remboursées, un homme qui te doit redevance tout comme tu lui dois redevance. Un créancier. Il aurait pu te laisser à ton sort le soir où tu l'as rencontré, il aurait pu te vendre pour le double-jeu dans lequel tu t'es lancé(e) si récemment, et pourtant il ne l'a pas fait. Après tout, les dettes valent plus que des promesses vides. Que pourrais-tu redouter de lui, puisqu'il s'est déjà engagé à ne pas te nuire ?

Allons donc, princesse. Mais il était trop tard : le regard dur, implacable que lui décocha le Renard en cet instant-même avait déjà instillé le doute en elle.

Quelques mots de plus suffirent à provoquer sa panique, bien qu'elle eut la présence d'esprit de ne rien laisser transparaître sur son visage livide :
« Je suis désolé, Lucrèce. » Le Renard s'avançait vers elle, et chaque pas qu'il effectuait la poussait à reculer, rétablir la distance, rétablir ses valeurs naïves de petite fille - son obstination à croire en l'honnêteté des autres une fois qu'ils s'étaient engagés. Une fois qu'ils l'avaient promis. Et pendant ce temps, alors que l'homme rompait l'espace qui les séparait tous deux, il lui semblait que celui-ci parlait pour lui-même : « Je ne supporterais pas ça une deuxième fois... »

Pas le choix. Elle n’avait pas le choix. Une pensée noire comme la bile lui montait à la tête, les mots lui obstruaient la gorge : s’il cherchait à la tuer, alors elle devait le tuer avant. Tuer pour ne pas être tuée. Toute sa volonté se raffermit autour de cette seule certitude. Elle avait été sotte de s’être laissée mener par le bout du nez, dans l’antre de la Bête ; sotte de ne pas avoir fui tant que cela lui était encore possible. Elle le savait bien, pourtant, qu’elle ne pouvait faire confiance à personne. Les dettes, finalement, ne valaient pas mieux que des promesses – tout comme les promesses, elles n’étaient instituées que pour mieux être trahies.

Le contact de sa main contre la paroi glaciale de la pierre la tira de sa transe momentanée. Elle se retrouvait acculée, au pied du mur, dans le sens concret du terme... mais comme toujours, elle n'était jamais complètement démunie. Ses yeux dardèrent sur les poings nus d'Aedelrik, comme pour bien s'assurer qu'il n'avait pas d'arme. Et sans plus dévier le regard, le menton bravement relevé comme pour le mettre au défi de la frapper, elle songea très fort :
S'il me touche.
S'il me touche, je le tue.
S'il me touche, je le tue.
S'IL ME TOUCHE JE LE TUE.

Cette pensée unique et monocorde, amplifiée par toute la force de sa volonté, sut se retranscrire dans la tension extrême qui s'empara de son corps tourné vers le Renard : d'un seul coup, elle n'attendait plus que le contact. Sa magie vibrait sur toute la surface de son épiderme, à l'affût du moindre mouvement qu'il initierait vers elle. S'il la touchait, elle le tuerait : cette seule phrase était devenue une vérité ancrée dans le monde physique, à la manière de ses rêves matérialisé dans le réel. S'il la frappait, elle le frapperait ; il pourrait bien faire de sa chair une bouillie sanglante et informe, elle piétinerait son âme si fort en retour qu'il ne pourrait jamais plus construire une seule pensée cohérente, après son assaut mental.

Lucrèce, le corps figé et la posture rigide, attendit ; sa magie frémissait contre sa peau, prête à mordre dès que le Renard oserait porter la main sur la Rêveuse. Mais pile au moment où il allait s'abandonner à son acte de violence, l'homme s’arrêta. La tension était telle que la comédienne en oubliait de respirer.
Et finalement, contre toute attente, le Renard se frappa lui-même. Médusée, Lucrèce le regarda faire. Il se frappait tant et si bien qu’il reculait, le visage crispé, l’air en proie à un conflit interne. Qu’est-ce qu’il faisait ? Etait-il devenu fou ?


« Je ne tue pas ceux de la meute, » siffla-t-il entre ses dents, le regard vague. Et soudain, Lucrèce se retrouva sans aucun repère, dans une situation qu'elle ne parvenait plus à saisir dans son intégrité.

Il s’était moqué d’elle. Il s’était bien moqué d’elle. C’était la seule explication possible, et désormais, Lucrèce fulminait. Elle toisait du regard son associé, les yeux assassins, alors même qu’il s’étirait. Alors même qu’il souriait, comme si rien de particulier ne s’était passé.
« Je… Je sais pas trop quoi dire. Pardonne-moi d’avoir voulu te buter ? » Osa-t-il proférer, d’un ton léger, presque comme une plaisanterie… et Lucrèce sentit monter en elle le désir abrupt et spontané de l’écorcher vif, lui faire du mal. Elle se sentait profondément, intimement humiliée par cet homme. Cet homme instable, face à lequel elle ne pouvait plus se montrer telle qu’elle était, plus jamais. Ça avait été une erreur de penser qu’elle pouvait compter sur lui : sa tentative de meurtre, aussi brève et floue qu’elle avait été, venait de lui coûter la confiance de la jeune femme. Lucrèce, une fois bafouée, ne pardonnait pas aisément.

Aedelrik lui tendait la main, comme pour l’inviter à le suivre.
« Viens donc. Ce lieu n'est pas digne de toi, » lui glissa-t-il presque sur le ton de la confidence. Une pointe de fureur rougit d’un seul coup le visage d’ordinaire si pâle de Lucrèce, sous le coup que ça lui faisait. Quelle belle preuve de condescendance, quand cette même main avait manqué de la blesser quelques minutes plus tôt. Malgré tout, elle saisit la main que lui offrait le Renard – elle la saisit brusquement, en la serrant si fort que ses jointures blanchissaient. Une poigne d’homme, mais des ongles de femme, qui s’enfoncèrent dans sa chair lorsqu’elle (il) elle tira sur son bras.

Elle s’avança d’un pas, et une tempête traversait son regard implacable lorsqu’elle se rapprocha de son associé. Elle s’immisça dans son espace personnel, plus une menace qu’une séduction – elle n’avait pas besoin de se tenir sur la pointe des pieds pour se mesurer à sa taille – et elle siffla entre ses dents :
« T’as intérêt à te faire pardonner en actes, Renard, parce tu t’es bien joué de moi, de manière complètement injustifiée, et je l’oublierai pas si facilement. » Sa main libre alla le cueillir au col, et elle attira son visage plus près du sien. Son souffle lui brûlait les lèvres, mais ses yeux ocre, qui le foudroyaient encore du regard, devaient le brûler davantage. « Qu'est-ce que tu crois, que je suis venue ici pour te faire chanter ? Pour qui tu me prends, pour une parjure ? Une salope de plus peut-être ? T'as gage sur moi aussi, je te signale ! »

A ces mots, comme soudain dégoûtée par le contact, elle repoussa son associé et s'empressa de détourner la tête, afin de lui dissimuler la déception qui fleurissait comme une plaie ouverte au fin fond de ses yeux. D'une voix plus posée, elle reprit, malgré ses poings crispés : « Je pensais qu'on fonctionnerait comme ça : tes secrets avec moi, mes secrets avec toi, et les moutons seront bien gardés. Mais maintenant, je me demande si je peux encore compter sur toi. » Un long soupir finit par la prendre à bras-le-corps, et une lassitude sans nom se mêla à l'amertume dans sa voix. « Enfin. Qu'importe, puisque vous avez décidé d'être tous pareils. Emmène-moi ailleurs, qu'on en discute plus calmement. » Le regard tendu qu'elle darda à nouveau sur lui, cette fois-ci, semblait clairement le juger. « Mais je te préviens. Si t'oses me refaire un tel coup de pute, ce sera oeil pour oeil, dent pour dent. »


Aedelrik


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(vide)

La tempête passa sur lui, comme des vagues sur un roc. Chaque phrase de Lukrèce le giflait avec plus de force que ne l'aurait fait le revers de sa main mais il se refusait à en laisser rien paraître. Surprit, il le fut en premier lieu. Surprit par le contact qu'elle lui imposa, alors que sa main était toujours chargée de magie, ce qui lui provoqua comme un brusque contact avec la foudre. Surprit également qu'elle n'ait pas compris ce qui venait de se passer, qu'elle n'ait pas saisit l'effort surhumain que, lui, venait d'accomplir contre ce qu'il était, dans le but qu'elle vive. Aedelrik avait forcé sa nature et toutes les valeurs qui le constituait pour que ce coeur fragile continue de battre, et elle osait lui en vouloir ? La surprise laissa place à l'outrage, et le Renard prit un air hautain qui lui allait assez mal - et qui n'arrangerait rien étant donné le caractère trop fière de sa camarade de rêverie - mais qu'il ne parvint pas à réfréner. Trop orgueilleux, l'animal, pour tolérer de se faire rabrouer ainsi par une jeune fille qui avait besoin de se déguiser en mec pour oser exister. Lorsqu'elle le tira par le col, il réprima une furieuse envie de lui décocher un crochet dans le ventre, histoire de montrer les crocs. Il ne sut jamais ce qui l'en retint. Ce qu'elle lui dit manqua de lui faire baisser les yeux, néanmoins.

« T'as gage sur moi aussi, je te signale ! » Elle parlait bien le voyou, pour une nobliotte en cavale. Un instant, Aedelrik douta même que Lukrèce en fut une, de sang bleu. Mais il y avait trop de la bien née dans sa démarche, dans son ton habituel, dans son regard. Pas un instant, même pour cligner des yeux, il ne l'avait lâchée du regard. Pas son genre de céder le premier. Même pour une femme.
L'instant d'après, elle le repoussa et il sentit aussitôt un malaise. Quelque chose d'assez profond, comme une félure. L'air dégoûté de la jeune femme l'aida à chasser la sensation - ou le sentiment, il ne savait plus trop faire la différence - gênante. A cet instant là, seule la vexation de sa fierté dominait chez le Renard, le rendant aussi raide et inflexible qu'une branche de bois mort. Et alors qu'il s'en retournait vers la porte en étouffant une tirade vulgaire, Lukrèce mis le feu aux poudres. Pauvre d'elle.

« Qu'importe, puisque vous avez décidé d'être tous pareils. » Il se figea, dans l'instant. Ses poings aux ongles encore anormalement longs ses crispèrent d'un coup et Renard n'accorda qu'une attention discrète à l'ultime menace de son associée. Et pourtant, oeil pour oeil, étant donné leur passif commun, il y avait de quoi glacer le sang de nombreux pendards. Mais Aedelrik ne gardait à l'esprit que l'injure majeure qui venait de lui être faite.
Son regard vert s'attarda sur une torche dont il admira un instant la flamme, avant de refaire face à la jeune femme. Alors, le fiel se déversa,
« "Pareil", toi on peut dire que tu ne l'es pas. Hein, ser Luka de Traverstie ?! »

D'un pas rageur, il s'approcha de la porte de la pièce et donna un violent coup dans la plaque de métal. La bête n'avait pas entièrement disparue, étant donné la manière dont le fer se déforma à l'impact. De fait, le besoin que Aedelrik ressentait de défouler sa colère n'avait pas grand chose d'humain, de contrôlé. De la même manière, il ne put retenir ses paroles, « T'es qui ou quoi, d'ailleurs ? Hein ? Je rêve ! Tu débarques un jour, de nul part, dans ma vie ! Tu crève les yeux d'un type avec une magie... » Il fit traîner ce mot, qui l'écoeurait, le fascinait et l'effrayait en même temps, « ...bizarre ! Tu m'aide à échapper à des connards ! Tu t'avères être une femme, et pas un homme ! Et pour couronner le tout, tu viens pirater mes rêves les plus intimes, en t'attendant à ce que je le prenne bien ! Ah, tu voulais qu'on garde nos secrets ! Alors pourquoi il a fallu que tu débarque dans ce qui ne regardait que moi, moi, et moi même ?! »

Pendant qu'il parlait, le Renard tambourinait jusqu'à s'en faire saigner les doigts, tant par le fracas des coups que par la tension qui le parcourait et le forçait à se percer les paumes de ses ongles griffus. Finalement, il osa à nouveau croiser son regard et, se soutenant épuisé à la porte aussi défoncée que lui, Aedelrik lui demanda, sans douceur, « T'es qui pour me juger ? Tu as eu beau en voir déjà trop, tu ne sais pas la moitié de ce que j'ai vécu. De ce que j'ai enduré, pour survivre. Alors tes putain de leçons, tu te les gardes. Je suis pas droit dans mes bottes, mais au moins je suis pas une connerie de cadavre froid dans une fosse. Y a pas de chevalier blanc qui fasse long feu dans ce monde. J'ai appris tout ça y a longtemps.  Si t'es pas capable d'encaisser ça... »

Le Renard donna tout ce qu'il avait dans la porte, et fit sauter le loquet, en explosant la serrure à l'impact. Il grimaça sous la douleur, songea qu'il venait sans doute de se fêler un os, décida qu'il s'en foutait cordialement. Finalement, d'un geste qui ne manquait pas de panache théâtral, il désigna la sortie à Lukrèce et lui termina sa tirade, « ... Alors il vaut mieux t'en aller, et nous considérer quittes. »

Un instant, il tint son masque plein d'orgueil et de morgue. Puis, la douleur de son poing le rappela à la dure réalité et il ne put s'empêcher de se masser avec son autre main, dans un espoir vain d'atténuer son tourment. Il soupira, profondément las. Son fiel avait usé ses dernière forces. Peut être venait il de briser le peu qui le liait à la jeune femme également. Aedelrik n'était pas sûr de le regretter pour autant. Il n'était plus sûr de rien. L'épuisement le guettait, altérait ses sens, flétrissait ses pensées. Il observa alors les chaînes qui pendaient, au fond de la pièce, eut un sourire, et constata avec ironie, « Je suis pas pareil. Pas comme tout le monde... » Puis, dans un sourire fatigué qu'il n'adressait à personne, il demanda finalement à Lukrèce, « Qui d'autre aurait choisi de te faire confiance, cette nuit là ? »

C'était trop injuste, de l'accuser d'être banal. Toute sa vie, le Renard avait oeuvré à rester à l'écart. Et une jeune femme pourrait débarquer et lui envoyer ça à la face ? Elle, peut être. Pour la première fois, il baissa les yeux devant Lukrèce. « Tu aurais pu me tuer, y a quelques instants. Un serpent et hop ! Tu ne l'as pas fait. J'ai vu dans ton retard que tu y étais prête, mais tu ne l'as pas fait... » On sentait chez lui une perplexité intense, comme un enfant devant un spectacle de faux magicien. Aedelrik ne comprenait pas, rien dans ce qu'il avait vécu ne le lui permettait. Dans ses souvenirs, les gens mourraient par dizaines, mais personne ne s'accordait de pitié face à un adversaire. Il semblait plus assuré lorsqu'il reprit, « Moi il m'aurait suffi d'une torsion de ta nuque, pour le même résultat. Mais je le refuse. Marre de tuer pour éviter les risques. Tu as ma confiance, et je me fous de si tu me la rends. »
Réunissant toutes ses forces, le Renard se redressa et retendit à nouveau la main à Lukrèce. « Je te le répète, tu n'as plus rien à craindre, même si tu t'en vas. Allez, sortons de là. » Le voleur ne supportait plus ce lieu, sa puanteur et la moiteur qui s'en dégageait. Il poussa la porte défoncée, et constata que Doklas n'avait pas fermé les deux suivantes. Chaque pas rendu difficile par la fatigue et la douleur, il s'efforça de remonter le chemin vers les premiers niveaux du souterrain. Devant lui, sur chaque torche du couloir, les flammes dansaient.
Elles dansaient comme ce soir là, dans cette auberge, où lui cherchait juste à poursuivre sa grande oeuvre. Il se souvint lui avoir demandé les chants d'Auguild, le célèbre parolier de chansons grivoises. Pourtant, là, une seule de son très riche répertoire, une seule lui revenait. Et pas la plus joyeuse. D'une voix erratique, il entonna faiblement un air peu connu des braves gens mais que les âmes noyées dans le sang et les remords ont élues comme leur hymne,


Son souffla mourut sur les derniers mots. "Je me souviens de tout" disait le chant. Pour Aedelrik, c'était une malédiction, autant qu'un devoir. Après tout, ils étaient tant à ne plus vivre que dans ses souvenirs. Et lui seul. Seul pour se souvenir.
« Tu es toujours là ? » osa t'il demander, craignant tout moins que le silence. Il reconnu alors un croisement. Un des chemins dirigeait vers la salle principale de la planque, l'autre remontait vers la surface, et le monde des hommes. Sans se retourner, le Renard déclara, tâchant au mieux de masquer son sentiment embrouillé, « A toi de refaire un choix. » Et il s'engagea sur la voie qui menait dans son monde, empli de fumée et de sang.


Luka

Le Changelin

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(vide)

« "Pareil", toi on peut dire que tu ne l'es pas. Hein, ser Luka de Traverstie ?! »

Les mots d'Aedelrik étaient tout aussi cinglants que son ton. Défiante, le dos raidi par un profond sentiment de révolte, Lucrèce (Luka) Lucrèce toisa son interlocuteur, la bouche plissée en un trait fin. Comme si elle cherchait à retenir une réplique acerbe. Laisse tomber, se répétait-elle dans sa tête comme un mantra. Laisse couler. Après tout, le Renard avait raison : travesti(e), travers-ti(e), elle (il) elle l'était, et elle n'était même plus sûre de savoir en quoi.
A force de jouer l'homme, quelque part, elle avait fini par assimiler une part d'homme. Ou n'était-ce qu'une part d'elle-même ? A force d'alterner, elle n'était plus certaine de faire la différence entre l'homme et la femme. Mais dans le fond, quelle importance : peut-être qu'il n'y en avait pas tant que ça, au bout du compte.

La petite démonstration de violence alla si bien et si loin qu'Aedelrik déforma la porte à force de s'y acharner. Lucrèce, la cervelle encore échauffée par la rage, n'eut même pas la présence d'esprit de se replier sur elle-même en attente de coups. Toute la peur s'était évaporée, en même temps que tout son bon sens. Ne restait plus que l'indignation, et la confusion qui nourrissait sa colère.
« T'es qui ou quoi, d'ailleurs ? Hein ? Je rêve ! » Une personne que tu as manqué de tuer, voulut-elle répliquer, mais elle se mordit la langue et fusilla le Renard du regard, tout en le laissant vider son sac : « Tu débarques un jour, de nul part, dans ma vie ! Tu crève les yeux d'un type avec une magie... bizarre ! Tu m'aide à échapper à des connards ! Tu t'avères être une femme, et pas un homme ! Et pour couronner le tout, tu viens pirater mes rêves les plus intimes, en t'attendant à ce que je le prenne bien ! »

Plus le Renard continuait, plus il malmenait la porte de ses poings. Lucrèce le regardait faire, comme détachée des événements, comme si les mots seuls lui faisaient plus de mal que la menace bien réelle de violence physique. C'était avec sécheresse qu'elle lui répliqua, le ton mordant comme la bise : « Tu crois que j'avais envie de fouiner dans tes secrets, en plus, c'est pas possible... J'étais ton alliée, Aedelrik, voilà ce que j'étais. J'avais misé sur toi, sur ta confiance, et tu agis comme un fou ! J'en reviens pas ! Qu'est-ce qui me dit que tu vas pas me tuer la prochaine fois ? Est-ce que t'as besoin que je rampe à plat ventre à tes bottes, histoire de te remercier de pas l'avoir fait jusque-là ? C'est pas une marque de confiance, ça, merde ! »

Quelque part, elle aurait tout aussi bien pu ne pas parler : cela n'aurait pas changé grand chose à la discussion. Les deux interlocuteurs s'épanchaient sans jamais s'entendre, un vrai dialogue de sourds. Mais peut-être qu'ils avaient besoin d'une telle explosion de paroles indistinctes, après l'étrange aventure onirique qui les avait tous deux happés.
« Tu as eu beau en voir déjà trop, tu ne sais pas la moitié de ce que j'ai vécu. De ce que j'ai enduré, pour survivre. Alors tes putain de leçons, tu te les gardes. Je suis pas droit dans mes bottes, mais au moins je suis pas une connerie de cadavre froid dans une fosse. » Le Renard virait à l'amertume, et dans d'autres circonstances, Lucrèce aurait sans doute pu partager le sentiment. Mais à ce moment précis, elle ne put que fixer le malfrat d'un air incrédule, incapable d'accepter son raisonnement. Pour elle, il ne faisait que se trouver des excuses.

« Si tu crois que j'en avais quelque chose à foutre, que tu sois droit dans tes bottes ou tout de travers ! T'as peur que je vende la mèche, c'est ça ? Mais sers-toi de ta tête au lieu de tes poings, bon sang ! Personne croira sur parole une travelo qui gueule à la vérité lorsque tout ce qu'elle a fait jusque-là, c'est faire de jolis petits rêves ! Tout ce qu'il y a de plus crédule, bien sûr ! » Plus la colère d'Aedelrik semblait diminuer, plus celle de Lucrèce semblait prendre en ampleur. Comme si elle rétablissait l'équilibre de leur querelle, en haussant le ton lorsque le Renard baissait le sien.

Ce dernier avait l'air las. Le sourire fatigué qui parcourut son visage s'apparentait davantage à un rictus, mais c'était sur un ton plus posé qu'il lui lança :
« Je suis pas pareil. Pas comme tout le monde... Qui d'autre aurait choisi de te faire confiance, cette nuit-là ? »

A ces paroles, Lucrèce se tut. Sa rage s'était étouffée net, d'un seul coup, alors même qu'elle réalisait le poids de ces mots.

Aedelrik, cependant, ne lui laissa pas le temps de s’appesantir dessus, puisqu'il se détourna promptement vers la porte, et qu'il lui indiqua judicieusement :
« Je te le répète, tu n'as plus rien à craindre, même si tu t'en vas. » Et peut-être par réflexe, peut-être par volonté, il lui tendit sa main. Lucrèce la fixa longuement, sans savoir s'il souhaitait faire la paix, ou s'il appuyait simplement ses propos d'un geste machinale. Quoiqu'il en soit, elle fut incapable de saisir cette main offerte. Si bien que le Renard finit par l'abaisser, et par lui souffler : « Allez, sortons de là. » Puis il entreprit d'ouvrir la porte métallique, pour retraverser le souterrain en sens inverse.

Alors même qu'ils se dirigeaient vers les premiers niveaux des catacombes, Lucrèce conserva un silence presque religieux, aussi taciturne que l'ombre d'Aedelrik qui la devançait. Comme pour conjurer le lourd silence qui pesait entre les pierres moites, le Renard se mit à entonner un vieux chant empreint de nostalgie, et pendant le bref espace d'une seconde, la comédienne se crut à nouveau dans un rêve. Une impression que le voleur s'empressa de briser, une fois qu'ils parvinrent à un croisement :
« Tu es toujours là ? » Hasarda-t-il sans se retourner. Lucrèce ne lui répondit pas, car il ne semblait pas attendre de réponse. « A toi de refaire un choix, » lui glissa-t-il alors sans même un regard en arrière, avant d'emprunter le chemin vers la salle centrale des catacombes. Il la plantait là, seule face à l'intersection, seule à pouvoir trancher.

Lucrèce ne sut combien de temps elle resta prostrée devant les deux voies qui se dessinaient devant elle, indécise, et frustrée de devoir encore une fois prendre une décision hasardeuse. Elle ne supportait pas de se lancer à corps perdu sur une route qui ne la menait peut-être nulle part, et peut-être que c'était désormais tout ce que pouvait lui apporter Aedelrik : un sentier cahoteux qui ne promettait pas grand chose, hormis une menace constante sur sa vie. Elle s'était alliée à lui pour des raisons purement pratiques, après tout : ça ne l'avait pas tant dérangée d'être redevant à un presque-inconnu, lorsqu'en échange, celui-ci pouvait devenir sa main armée... Mais à présent, le Renard lui paraissait trop instable. Elle ne pouvait pas risquer sa mise sur un allié qui pouvait se retourner contre elle.


« Allez vous faire foutre, » lança-t-elle sans grande conviction, à l'adresse du vide, à l'adresse du chemin qui la mènerait jusqu'au quartier général des voleurs et des brigands. Et, sans un mot de plus, le menton dignement relevé, elle prit la route qui la mènerait jusqu'à la surface. Jusqu'à une vie de garçon rangé, la vie de Luka-le-musicien-fauché.

Puisque le Renard avait affirmé qu'elle ne risquerait rien en partant, elle choisirait la voie la plus sûre. Allez savoir s'il tiendrait parole, ou s'il trouverait le moyen de la faire taire définitivement - et à cela, la comédienne savait qu'elle ne pourrait jamais plus dormir sur ses deux oreilles. Mais qu'importe, finalement ? Lucrèce était déterminée à se prouver elle-même qu'elle ne se laisserait jamais plus intimider par un homme plus fort qu'elle.


Aedelrik


Inventaire

0,00


(vide)

« Allez vous faire foutre, » Lui déclara froidement le vide derrière lui, et le Renard continua d'avancer, sans se retourner. Un goût de cendres dans la bouche, une douleur insupportable dans sa main déjà fracassée lorsqu'il donna un violent coup dans le mur de pierres, un cri étouffé, retenu dans une gorge brûlante. Il reprit sa route, machinalement, parce qu'il le fallait, que faire marche arrière lui coûterait trop, qu'une partie de lui était satisfaite de cette issue... Cette petite voix lui murmurait que tous deux se porteraient mieux loin l'un de l'autre et que rien de bon ne pouvait sortir de leur association. Mais en lui, ce conseil avait la force d'un chuchotement dans une assemblée populaire de cité libre. Car Aedelrik était surtout tourmenté par un choeur, à l'intérieur de lui, qui lui hurlait de la retenir et de ne pas laisser de la colère et un malentendu tout gâcher. « C'est trop con. » soupira t'il dans un souffle las, juste avant de sentir une présence s'approcher. Doklas.

« Alors ? » s'enquit le vieux, sans doute déjà auto-persuadé de la mort de la jeune femme. Le Renard devait admettre que lui même y avait parfaitement cru, avant que ses instincts de meute ne reprennent le dessus. « Elle est partie. En vie. » En une autre occasion, Aedelrik se serait ouvertement moqué de la tête que fit malgré lui son camarade, en guise de taquinerie pour le vieux bougon qu'il était. Mais pas cette fois. Il dépassa Doklas, qui ne tarda guère à comprendre la situation, ou plutôt à mal la comprendre, puisqu'il déclara, « Tu as bien fait. Elle a du potentiel, la petite. »

« N'en parlons plus jamais. » Le ton était cassant, la voix tranchante comme du verre brisé, et pour un bavard comme le Renard, une phrase aussi concise avait valeur d'ordre sacré. Le sourire du médecin s'évanouit et il retourna à son ouvrage, la mine sombre. Aedelrik dépassa Yoren qui allait sans doute lui demander de satisfaire son insupportable curiosité, et le fit taire d'un bref regard. Il observa alors que la lumière du jour passait par l'ouverture grillagée du plafond. L'appel du dehors et du soleil se fit pressant mais il se le refusa. Ruminant des malédictions en boucle, qu'il s'adressait systématiquement, le Renard se rendit dans sa suite privée et claqua la porte sans faire mine de sauver les apparences auprès de ses associés. Tombant littéralement sur une chaise devant son bureau, il s'empara sans entrain d'une lettre qu'on avait déposé sans doute pendant sa crise. La missive portait le sceau de maître Shikashi, un astronome renommé, spécialiste hylien de l'étude des mouvements célestes.

Aedelrik se souvint l'avoir approché, aidé en cela par des sommes de rubis confortables, afin de lui faire partager un peu de son savoir à propos de la lune. Il ouvrit alors le parchemin, après avoir rompu sans égard le sceau de cire. Sa jambe tremblait fortement tandis que le Renard parcourut difficilement les lettres si étrange de cet alphabet hylien, afin d'en tirer le sens. Ce qu'il lut à voix haute lui glaça le sang.


« Maître Renard, vous serez ravi de savoir que votre intérêt pour les astres semble récompensé par la providence. D'ici une paire de semaines, d'après mes observations, nous vivrons un phénomène assez rare : une lune rouge. »

Le parchemin chuta de la main tremblante d'Aedelrik. Une lune rouge... Tous les gamins un peu attentifs lors des veillées hivernales avaient entendu les contes sur ces nuits si rares où les sorcières forniquaient avec les démons, où les morts retournaient hanter les vivants et où les monstres sortaient du bois. Tout ce qui concernait de prés ou de loin la magie et l'étrange se trouvait décuplé, dans le mauvais sens. Le Renard se prit la tête entre les mains, prêt à céder une crise de panique.
Par des gestes frénétiques, il s'empara alors d'un briquet, de la lettre, et y bouta le feu. Bientôt, les flammes dansèrent pour lui de toute leur grâce et leur chaleur. Cela l'aida à se calmer, et à relativiser le danger. Deux semaines, c'était long. Assez pour lui permettre de voir venir.

Son attention se porta alors sur la seconde lettre, alors que son aînée finissait de se consumer sur le sol de pierre. Là encore, le voleur ne prit pas de précaution à l'ouverture, d'autant que le morceau de cire ne portait la marque d'aucun sceau. Mais tout ce qu'il vit sur la feuille déroulée fut un dessin vulgaire représentant un poing fermé sur un os brisé, et ces quelques mots,
« J'en ai assez. Finissons en. Rue des bouchers, après la prochaine lune. »

Cette fois, Aedelrik sourit. Le dessin était la signature de Cass'dos. Le texte, c'était tout ce qu'il avait attendu ces derniers temps. Au moins là dessus, les dieux étaient cléments. Le Renard se plongea alors dans son projet, et oublia le reste. Court répit, avant un cauchemar bien trop réel.