Bataille pour une Âme

Annexe de Bel-Ami à la Citadelle avec Lukrèce

[ Hors timeline ]

Negaï


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(vide)

[ Suite du RP "Bel Ami" ]


Des siècles. Des siècles pendant lesquels sa puissance n’avait fait que croître. Etait-elle née humaine un jour ? Non, pas réellement. Hortense était née Femme dans un monde bâti pour les Hommes. Dans ce monde ci, une  femme avait tout intérêt à naître et grandir idiote. Mais voilà que la grande brune avait bénéficié de la pire malédiction pouvant toucher ses consœurs : l’intellect.

Mais les Forces avaient été de son côté en lui permettant de dissimiler ce vilain détail sous une beauté qui lui avait alors ouvert des portes dès son plus jeune âge. Courtisans, Artistes, beaucoup la voulaient. Et elle, elle ne voulait rien : elle voulait tout. Et en agissant comme une garce, elle avait eu le Pouvoir, social et magique. Aujourd’hui, elle était belle, puissante, et loin d’être idiote, et ceci lui valait une forme de respect – de crainte – de la part de ceux qui croisaient sa route.

Et voilà que cette chose maigrichonne osait la défier. Pour Negaï, en plus.
Quelle pauvre petite conne.


Quant à ce misérable qui nourrissait sa jeunesse, avait-il seulement osé comploter avec sa mocheté de bonne copine ? Craquait-il vraiment sur elle ? Elle se sentait vexée qu’il soit passé ainsi d’une belle corneille à ce canard déplumé. Peu importait : elle lui ferait payer. Cher.

A l’évocation implicite de ce désir de nuisance,
le tas de nerfs Violet qui se recroquevillait sur le sol
émit un gémissement plaintif et se replia encore
davantage sur lui-même. Hortense en sourit de plaisir.


Toutefois le Vilain Petit Canard avait de la Ressource, en l’entrainant loin de son corps. Elle avait un petit avantage, mais disons que ça n’était qu’une forme de rééquilibrage des forces. « J’espère que je te plais, ma Biche. » avait-elle lancé comme tous premiers mots. Ici elle n’était en effet plus si belle, sa forme démoniaque n’ayant plus d’enveloppe charnelle derrière laquelle se cacher. Bien plus grande, sa peau tirait vers le gris, et de longs bois de cerfs partaient de sa tête et de ses omoplates. Toutes ses extrémités étaient exagérément longues et fines, comme des griffes. Quant à ses yeux, ils brillaient d’une lueur sauvage, ressortant dans le sombre de sa peau.

La Magicienne sembla ne pas apprécier le spectacle et voulait sensiblement en finir le plus tôt possible au vu de la rapidité avec laquelle elle attaqua. Se faisant presque avoir, Hortense esquiva plusieurs fois, mais  lorsqu’elle fut touchée, pour un petit gémissement de son côté, ce fut un hurlement glacial aux mêmes intonations que la voix de Negaï qui vint glacer l’espace irréel dont Lucrèce les avait encerclées.
« Oui ma Chérie : son âme et la mienne sont reliées. J’ai mal : il a mal. Et il sait pourquoi. »

Elle savait pertinemment que Negaï connaissait l’origine – et le commanditaire – de sa douleur, même abandonné à lui-même près d’une poupée gisante dans une chambre désertée. Et le Démon se délectait de ce bruit de verre ébréché qu’elle imaginait très bien pour représenter cette confiance qui allait bientôt voler en éclat. « Tu permets ? » finit-elle par demander, un peu lasse de se faire attaquer de la sorte. Il était temps de passer à l’offensive. Coin-Coin commençait sérieusement à lui courir sur les nerfs.

Sa Noirceur ne tarda pas à déteindre sur l’environnement autour d’elles. Des grognements, des battements d’ailes et des claquements de fouet vinrent donner teinte à ce silence propre aux rêves.

Et le garçon, en proie à ses hallucinations de créatures
nocturnes ne se doutait pas qu’il ne faisait que nourrir le rêve
avec ses angoisses jusqu’alors parfaitement refoulées.


« Fais pas l’con, Luka… »


Luka

Le Changelin

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(vide)

« J’espère que je te plais, ma Biche. » Tels furent les premiers mots qui accueillirent la Rêveuse lorsqu'elle ouvrit les yeux dans le Royaume des Songes. Devant elle, Hortense se présentait dans toute son horrible splendeur. Des bois de cerf lui rongeaient le crâne et le dos, comme une continuation cauchemardesque de son ossature. Sa peau terne et grise comme celle des mourants, ses longs membres qui se terminaient en pointe par de longues griffes acérées, ses yeux de chat sauvage... Toute son apparence onirique mettait en lumière le monstre qu'elle était vraiment.

Lucrèce refusait de se laisser impressionner par une simple vision. Elle n'était arrivée là que pour une seule chose, et elle y croyait dure comme fer : elle savait très bien que plus elle prenait conscience d'elle-même, plus elle gagnait en pouvoir. Aussi, elle laissa son imaginaire la draper de courts jupons rouges et d'un long couteau blême. Le tissu écarlate ballotta un bref moment au-dessus de son genoux, comme un drapeau qui présage la mort ; l'instant d'après, elle fondit arme en main vers son adversaire.

Elle allait la tuer. Elle ne la lâcherait pas avant de l'avoir tuée.

Les premiers coups n'atteignirent pas leur cible : Hortense était rapide. Mais Lucrèce était plus tenace que le lierre. Elle s'acharna, les gestes de plus en plus acérés, incisifs, maniant le couteau comme elle manierait une aiguille.
Elle eut comme l'impression que son adversaire le fit exprès, lorsqu'elle se laissa enfin toucher par la lame de son couteau. Celle-ci ne fit que geindre, alors que le rouge perlait de son entaille... mais un hurlement de douleur bien trop familier fit trembler les fondations du songe. Le sang de la Rêveuse ne fit qu'un tour. Elle ne put s'empêcher de regarder la monstruosité qui s'interposait entre elle et lui. Comme si elle s'attendait à reconnaître quelque chose de son ami, à travers les yeux farouches de sa possesseuse.
« Neg ? »

« Oui ma Chérie : son âme et la mienne sont reliées. J’ai mal : il a mal. Et il sait pourquoi. » Elle souriait, la démone. Elle lui dévoilait ses crocs comme si elle cherchait à humer le parfum de la douleur. « Tu permets ? » Lui demanda-t-elle, tout en feignant l'ennui. Lucrèce eut l'envie irrépressible d'entailler la bouche de son ennemie jusqu'à lui graver un sourire plus plaisant à regarder... mais le cri de Negaï lui restait gravé en mémoire. Hortense pouvait en effet tout se permettre ; pas elle.

Un pus noir comme la nuit s'étendit jusqu'à envahir tous les alentours, plus épais qu'une purée de pois. Tout droit sorti de la tête d'un enfant terrorisé, des cinglements de fouet et des battements d'ailes de chauve-souris se firent entendre. Une peur irrationnelle se mit à monter en elle. Dépouillée de toutes ses prétentions, elle recula de plusieurs pas, les jambes chancelantes ; dans sa main, son couteau s'était rouillé jusqu'à en perdre tout tranchant, tout éclat.

Au loin, très loin, à la toute périphérie de sa conscience, une voix bien trop familière se fit entendre.
Comme un avertissement :
« Fais pas l’con, Luka… »

Ce fut comme si Negaï lui avait asséné une claque en plein visage. Soudain plus conscient de ce que Hortense cherchait à provoquer en lui en déteignant sur le décor, la Rêveuse releva la tête. Je ne suis pas une femme, ne cessait-elle de se répéter sans cesse, presque à haute voix. Je ne suis pas qu'une femme.

Mais elle, si.

Solennelle, elle brandit son arme rouillée et la lâcha. Celle-ci se fondit dans les ténèbres pour ne plus en sortir.


« Si tu crois qu'un peu d'ombre suffirait à m'effrayer, tu risques d'être fort déçue, » lança-t-elle à la monstruosité qui se dressait sur son chemin. Et peut-être qu'elle décocha le sourire joueur de Luka à son ennemie, mais ses yeux brûlaient de la haine destructrice que Lucrèce ne réservait qu'aux traîtres. « Il encaisse pour toi, encore ? Comme toujours, tu te caches derrière lui pour t'assurer d'être toujours la plus belle. Ma pauvre, si tu savais... Combien de temps ça fait, dis-moi ? Combien de temps que tu fais tout pour échapper à ton vieil âge, ta chair flasque, ta peau qui se flétrie ? Avoue-le, cela fait une éternité que tu n'oses plus te regarder dans un miroir, de peur d'y voir le vrai reflet de tes années. »

Exactement comme avec son couteau quelques instants plus tôt, la Rêveuse lâcha prise sur son identité, toutes ses attaches terrestres, et se laissa engloutir par l'obscurité. Elle n'avait pas peur du noir : c'était la nuit qui l'avait sauvé des flammes et des insurrections, il y avait bien longtemps. Elle ne lutta donc pas lorsque la Noirceur d'Hortense tenta de prendre le dessus sur elle. Mais elle songea combien les ténèbres lui avaient été utiles, combien les ombres avaient su garder ses secrets les plus noirs, à chaque fois qu'elle en avait eu besoin. Et progressivement, ce fut elle qui adopta la Noirceur. Elle s'ouvrit tant et si bien à sa part d'ombre qu'elle gagna sa place parmi elles.

Sa voix résonna quelque part à la gauche d'Hortense :
« Si tu te voyais... Qu'est-ce que tu es laide, ma pauvre... » Ses mots provinrent, cette fois, de derrière elle : « Vois-tu, je ne suis peut-être pas une beauté, mais j'ai quelque chose que tu n'as plus depuis bien longtemps : je suis jeune, je suis saine, je suis vive et je suis vigoureuse. » Cette fois-ci, de sa droite : « Mon corps change tous les jours de mille-et-une façons, il est marqué par la vie et ses contraintes. Pas le tien. » Un rire presque enfantin retentit vers la gauche à nouveau, juste avant qu'elle ne reprenne sur un ton triomphant : « Peut-être que c'est pour ça qu'il a décidé de te quitter. Il s'est lassé de tes traits éternels, comme tous les autres avant lui j'imagine. En même temps, ça se comprend. Ça fait trop longtemps que tu pourris sous ta carcasse fardée, il fallait être idiote pour penser pouvoir le garder pour toi comme ça. »

En silence, derrière Hortense et à quelques mètres de distance, Luka sortit de l'ombre. Vêtu de chausses et de gantelets de cuir, il se positionna comme un archer et il banda son arc invisible. Ses yeux ne quittèrent pas la démone d'une seule seconde lorsqu'il lui dit, très calmement, toute la fureur du monde contenue dans sa voix : « Qu'est-ce que tu croyais, salope, que j'allais te laisser me le reprendre ? Tu ne l'as peut-être pas remarqué, mais c'est mon rêve. Et dans mon rêve, j'arrive toujours à avoir ce que je veux. » Et sans rien ajouter de plus, tout en la visant bien, Luka décocha sa flèche invisible.

Le projectile ne siffla pas lorsqu'il fendit l'air, il ne déchira pas la chair lorsqu'il atteignit sa cible. Mais la Rêveuse l'avait emplie de toutes les railleries, toutes les offenses, toutes les insultes que les hommes avaient pu lui faire en sa courte existence... toute ses humiliations, toute sa honte décuplée au centuple, qui ne demandait qu'à trouver un esprit où se loger.
LA FEMME, avait-elle pu insuffler à sa flèche avant de l'envoyer vers sa cible. TOUCHE LA FEMME. Pas le mi-homme mi-femme (ni-homme ni-femme) qu'il était désormais, ni même la fille que Negaï aurait pu reconnaître de son enfance délurée ; un trait tiré juste pour Hortense et son orgueil sans fin.

Luka rebanda son arc invisible. Il ne savait pas encore de quoi il allait nourrir sa prochaine flèche, mais il était prêt. La haine froide lui affutait l'esprit comme une lame bien fine, et il savait avec une certitude précise qu'il ne laisserait pas Hortense quitter ce monde avant de l'avoir fait suffisamment souffrir.


Negaï


Inventaire

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(vide)

La peur, Hortense l’avait oubliée depuis longtemps. A trop se reposer sur ses lauriers et ses esclaves, elle avait appris à ne plus rien craindre. Sans doute cela participait-il à son insatiable attirance pour la peur et la souffrance des autres. Combien de fois avait-elle terrorisé Negaï pour l’observer dans l’ombre et feindre de le rassurer quand ses affreux cauchemars venaient à bout du sommeil qu’il priait parfois pour trouver ? Perdue dans ces délicieuses contemplations, la Créature en oublia la souillon qui se prenait pour une rivale. Comment pouvait-elle prétendre lui voler son petit trésor aux yeux si froids qui brûlaient d’amour pour elle ? Tout aussi négligente qu’elle pouvait être, elle le connaissait ses moindres particularités, ses moindres peurs, ses moindres goûts : elle en avait forgé une bonne partie.

« Oh, voilà que Bébé se cache… » se moqua-t-elle en remarquant la disparition de Lucrèce dans cette ombre que Negaï avait apportée malgré lui. Si Hortense avait pu craindre, sans doute aurait-elle pu croire qu’il aidait son amie aux traits disgracieux. Mais Hortense ne craignait pas. Alors Hortense était bien au-dessus de tout cela.

Comme pris au piège, scruté par ces trois statues de femmes qui à leur manière s’étaient
battues pour lui ce soir, Negaï ne fit que se recroqueviller davantage contre le mur, les genoux repliés jusque
sous son menton qui tremblait. Ses ongles tentaient de déclencher dans sa peau quelque douleur
susceptible d’occulter celle qui venait de l’intérieur de son corps,
et contre laquelle il ne pouvait rien.


Toutefois, si aucune matière connue ne composait la magie d’Hortense, sa noirceur n’était le fruit que d’une infinie colère, colère qu’elle ne savait plus taire, et qui se répandait hors d’elle à la moindre contrariété. Dans le cas présent, la petite salope avait choisi le lieu, le moment, et commençait à vouloir la provoquer.

Derrière, devant, gauche, droite… Elle maudissait cette voix qui dansait autour d’elle pour l’étourdir…

La danse.
Cette chose qui le faisait vivre autrefois, et qui causa sa perte lorsqu’à son bras s’accrocha Hortense.
Pourtant, c’est un rictus proche d’un sourire que le souvenir de cette rencontre arracha au prostitué.
Elle lui avait appris ce qu’elle savait, et c’est ainsi qu’il avait succombé.
Derrière, devant, gauche, droite, et suis une ligne droite.
En boucle, et de sa jolie voix claire.


La Belle qui n’était plus si belle que ça bouillonnait. Les griffes sorties, prête à taillader Lucrèce, elle guettait, sursautait au moindre impact vocal. La petite pute savait y faire. Mais elle ne gagnerait pas. Personne ne le pouvait. Pas contre Elle. Hortense connaissait bien ce flot d’horreurs qui inondait cet espace onirique : les craintes de Negaï finiraient par avoir raison de sa pseudo-amie, celles-ci apparaissant toujours et encore, de la plus à la moins forte. Mais de quoi sa Chose pouvait-elle avoir le plus peur ? Ca, Hortense l’ignorait.


« Tu crois vraiment que tu vas m’avoir comme ça, avec tes insultes de fillette ?! » cria-t-elle à son adversaire. Elle jouait les fières, mais pourtant les mots de la jeune femme résonnaient dans sa tête : sa jeunesse, elle devait l’entretenir quand pour l’autre elle était parfaitement acquise. Hortense ne supportait pas de s’imaginer que cette garce pouvait avoir quelque chose de plus qu’elle. Et sa colère ne faisait que s’accroître lorsque la flèche la heurta en plein cœur.

*Vite, envoie tout sur Negaï !*

La douleur s’était calmée, même si la peur le paralysait encore.
Qu’allait-il trouver au fond de son inconscient, s’il continuait à y descendre
encore et encore pour remuer ses démons les plus archaïques ?
Dans une ultime tentative de se calmer, il caressa
du bout des doigts son poignet, et focalisa son attention sur
ces marques caractéristiques qui l’ornaient depuis qu’Hortense
l’avait fait sien : cicatrices visibles d’un mal qui ne l’était pas.
Et soudain, tout arriva en bloc.


Quoi ? Mais pourquoi ? Pourquoi cela ne marchait-il pas ? Frustration. Colère. Dégoût de soi. Ces émotions étaient les pires qu’on puisse ressentir, et elle avait tout envoyé à Negaï. Mais pourquoi ne souffrait-il pas à sa place ? C’est alors qu’Hortense réalisa.

Comment pouvait-il remarquer ce qu’elle lui avait envoyé ? Ces choses atroces, il les ressentait du matin au soir, et du soir au matin, jusqu’à en pleurer au beau milieu de la nuit quand plus personne ne pouvait voir à quel point il était fragile. Personne, sauf Lucrèce. Et parmi ses grandes craintes y résidait celle de la perdre : c’est ainsi qu’elle avait pu disparaître comme elle l’avait fait.

Et quand, pour la toute première fois depuis des décennies, la peur vint tordre ce qui restait des entrailles d’Hortense, celle de Negaï suivit le tempo pour arriver à son apogée. L’obscurité, les bruits, les monstres, tout fut occulté par cette peur démoniaque qui le rongeait le plus fort. Tout fut clair, et ce qui restait de la présence de Lucrèce redevint visible. Hortense n’attaqua néanmoins pas, goûtant aux joies de la pétrification.  


« Attends, c’est tout ? » s’étonna-t-elle, en découvrant la personnification de la plus grande peur de Negaï. Il s’agissait d’un homme très grand et très mince, à la peau aussi pâle que ses yeux glacés. De fins cheveux blonds encadraient son visage émacié. D’un simple regard, il la foudroya. Il ne payait pas de mine, mais la mort qui régnait dans ces iris délavés. L’homme sourit à Lucrèce, comme pour la rassurer, et avança vers Hortense. « Non, ça ne doit pas se passer comme ça ! » ragea-t-elle.

Il se planta droit devant elle, et lui tendit un sourire arrogant.
« Kole, j’imagine ? Le père de Negaï. » C’était évident. La même gueule, mais en blond et en sadique. Negaï en avait toujours eu une peur bleue, et paraissait-il à juste titre. Il lui tourna autour, toujours le même sourire sûr de lui. S’il ne dégageait pas une aura si menaçante, sans rien faire par ailleurs, elle l’aurait déjà massacré. Elle ne se débattit pas lorsqu’il lui attrapa le bras et la fit tourner. En avant, en arrière, à gauche, à droite.

« Suis une ligne droite… » Hortense tiqua, à l’évocation de ce souvenir que Kole ne pouvait pas connaître. « …Mon amour. » Les yeux de la Démone s’écarquillèrent. « Negaï ?! »
La ligne droite avait été suivie à la perfection.
Le coupe-papier encore taché du sang d’Amandine dans une main,
Son propre qui s’écoulait sur l’autre, depuis un poignet à nouveau tailladé.
Sur une ligne droite.


L’énergie de Negaï qui nourrissait la sienne s’évanouissait. Ce salaud avait osé l’abandonner, et voilà que la Rêveuse commençait à s’avancer, comme si elle avait compris que le lien entre les deux amants avait été rompu.


« Vas-y mon pote. Elle est toute à toi. » indiqua la voix de Negaï dans l’espace onirique qui les entourait. La voix était faible, mais le sarcasme était de retour. « J’m’occupe du comité de réception dans la chambre. »


Luka

Le Changelin

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(vide)

Le rêve changeait. Luka assista à la métamorphose, il la vécut du plus profond de ses entrailles. D'un seul coup, toutes les ombres qui l'entouraient comme un cocon cessèrent de le dissimuler aux yeux du monde. Elles délaissèrent sa maigre silhouette, pour aller se condenser entre Hortense et lui. Une invocation de la Démone ? Non. C'était autre chose. Le Rêveur pouvait le sentir, alors même que l'air tout autour de lui semblait lui manquer. D'un seul coup, c'était comme si toute la puissance du cauchemar s'était regroupée en un seul point dans l'espace. Un vortex dépressif, qui condensait tous les malheurs du monde jusqu'à donner forme à une nouvelle entité.
La plus grande peur de Negaï.


« Attends, c’est tout ? » Demanda Hortense avec incrédulité, alors que des ténèbres jaillissaient une silhouette bien trop connue. Paralysé tout comme sa némésis, Luka n'avait que ses yeux pour voir. L'arc bandé qu'il tenait entre ses jointures blanchies ne bougea pas d'un pouce.

C'était tout. La ressemblance était frappante, mais les différences l'étaient tout autant. L'homme était grand, svelte, les cheveux blonds et courts. Il était droit, les joues creuses, et ses yeux froids comme la bise terrassaient Hortense sur place. Celle-ci avait beau se tenir à distance, elle restait figée, plongée dans un état d'attente insoutenable. Une veille prolongée.

Le nouvel arrivant tourna la tête vers le Rêveur, d'un mouvement si sec de la tête qu'on aurait pu croire un oiseau de proie. Ses yeux bleus comme un ciel d'hiver le transpercèrent comme une flèche. Un sourire naquit sur le visage inconnu (mais trop connu), un sourire à peine esquissé, mais sincère. Le contour tranchant de la mâchoire de l'étranger se décrispa pendant un temps, comme un signe de bon augure, avant que la sévérité ne l'emporte à nouveau sur ses traits marqués. Il se détourna du Maître des Songes, et s'avança droit sur Hortense. Le pas léger, comme s'il menait la danse.

Un, deux, trois. Ses talons claquèrent contre la surface intangible du Rêve. Sur le même rythme, au pas feutré du loup qui cherche à acculer sa proie, Luka se déplaça. Comme s'il participait à cette étrange chorégraphie. Un, deux, trois. Un pas, puis un autre, puis un autre encore, l'arc toujours bandé, la corde tendue. Sur la gauche, continuellement. Le Rêveur faisait le tour, il traçait un cercle à la place d'une ligne droite, il complétait la danse. Lorsque l'étranger s'arrêta devant Hortense, Luka avait pris assez d'assurance pour continuer sans un bruit. Aussi silencieux qu'une souris dans la pénombre.


« Kole, j’imagine ? Le père de Negaï. » Les mots d'Hortense claquaient, comme si elle cherchait à récupérer un peu de l'assurance qu'elle sentait s'effilocher entre ses doigts. Luka n'était pas sûr, n'était plus sûr de rien, ne savait plus quoi penser en dehors du sourire que l'entité lui avait décoché. Ce sourire qui lui restait gravé sous les paupières. Comme une certitude, peut-être, que peu importe qui était l'autre (peu importe ce regard, ces yeux si familiers, plus clairs qu'un ciel sans orage), celui-ci était avec lui.

L'homme aux cheveux de paille contourna Hortense. Il tourna autour d'elle, et pendant ce bref instant, toute la gravité du rêve sembla tourner autour de la Démone. L'étranger traçait un cercle étroit, presque intime avec elle, tandis que Luka dessinait un ovale plus large, plus englobant. Derrière leurs pas, une trace lumineuse et régulière imprégna le sol incolore du rêve. Soudain, ce fut comme s'ils étaient à la fois nulle part et ailleurs. Comme s'ils marchaient au milieu de l'univers, et que les étoiles scintillaient sous leurs pieds. Une nuit immense et sans fin, qui les englobait comme s'ils n'étaient que des astres parmi tant d'autres.

L'homme saisit le bras d'Hortense. Il la fit tourner à son tour, sur elle-même et avec lui, et cette valse à deux au milieu des constellations cristallisa le Rêve sur un souvenir. Un vestige du passé, qui n'appartenait pas au Maître des Songes.


« Suis une ligne droite… Mon amour. » La voix qui chuchotait n'aurait peut-être pas dû atteindre les oreilles de Luka. Elle était privés, trop chargée de sens, la réminiscence d'une vie d'antan. Mais celui-ci la saisit tout de même au vol, il la prit sans chercher à comprendre la signification de ce qu'elle disait, et ses pieds s'ancrèrent une bonne fois pour toutes sous le poids des mots. Les astres filaient tout autour de sa maigre silhouette, et le tissu fin de sa tunique ballotta sous la lumière céleste qui le frôlait.

« Negaï ?! » S'exclama Hortense, alors même que Luka chuchotait, comme une confirmation : « Negaï. » Car jusqu'ici, il n'avait jamais eu la certitude absolue que c'était lui. Mais qu'à présent, plus que jamais, il le reconnaissait.

Les étoiles filantes lui caressaient la peau, brûlantes et impardonnables. Elles étaient désormais de plus en plus nombreuses à chuter à travers la galaxie qui les entourait.
C'était eux. C'était leur invocation. C'était ce que leur chorégraphie avait provoqué, leurs deux cercles tracés autour d'une même cible.

Hortense était prise au piège. Prisonnière de leur toile invisible, impuissante tant la magie avait imprégné les sphères lumineuses qu'ils avaient dessiné du bout des pieds dans la Nuit noire.


« Vas-y mon pote. Elle est toute à toi. » Les lèvres du Negaï blond et incarné par le songe ne remuaient pas. Sa voix provenait de nulle part et de toute part à la fois, comme pour rappeler le Rêveur à la réalité qui l'attendait ailleurs. Les constellations qui illuminaient la nuit de toute part passaient désormais à travers la projection de son ami. Les contours de celui-ci commençaient à s'effacer, comme s'il lâchait prise sur le Royaume des Songes. Comme si son corps le rappelait au monde réel. Ses yeux perçants se déposèrent à nouveau sur Luka, et un sourire sarcastique lui dévoila les dents, alors même que sa voix désincarnée emplit l'espace encore une fois : « J’m’occupe du comité de réception dans la chambre. »

Sans mot dire, le Rêveur banda son arc devant lui. Un astre errant qui défilait non loin de son arme vint brusquement s'encocher à la corde tendue, tout contre ses jointures blanchies par l'effort. Il sentit la peau de ses phalanges brûler, mais il ne lâcha pas prise tout de suite. « Dégage, crétin, avant que je te tue avec. » Contre son gré, l'affection dominait dans sa voix. Il ne put s'empêcher d'ajouter, un peu précipitamment : « Et merci. »

Luka visa Hortense. Il ne pouvait plus que deviner la silhouette de Negaï tant sa présence s'effaçait dans le Rêve. L'oiseau de nuit abandonnait son amante, cette femme pleine d'orgueil qui avait eu le culot de croire qu'elle pouvait le contrôler éternellement. Et à ce moment précis, lorsque le Maître des Songes sentit que Negaï avait définitivement lâché prise, il décocha.

L'étoile déchira l'air comme un trait de feu. Elle atteignit la Démone en pleine poitrine, et explosa au contact de sa chair. Elle embrasa le ciel nocturne, et pendant quelques longues secondes, l'univers vira blanc.
Luka encocha, encore une fois. Un nouvel astre se glissa à la place du premier, et il lâcha sa prise sur la corde pour le voir filer comme un bandeau de lumière vers sa cible paralysée par leurs sortilèges. Il tira sur la corde, encore, et encore, jusqu'à ce que la peau de ses doigts cède et qu'il ne sente plus que l'odeur de la chair brûlée devant lui.

Là où se trouvait Hortense, au centre des deux cercles concentriques, un trou noir s'était formé suite au passage des supernovas. Luka observa un temps le néant qui aspirait toute espèce de vie autour de lui, toutes les étoiles restantes que cette béance avalait progressivement.
« Il est comme une étoile, tu sais, » murmura-t-il à la femme calcinée qu'il avait emprisonné dans son Rêve. « Une étoile filante. Il passe, il imprime son image en nous. Il brûle. Il consume tout. Mais lorsqu'on se retourne pour le saisir au vol, il n'est plus là. »

Luka tendit son arc devant lui et il le lâcha. L'arme gravita un instant dans l'espace, avant de se laisser emporter par le vortex qui engloutissait tout le Rêve, morceau par morceau. Le pas léger, les pieds nus, le Rêveur s'avança vers Hortense. Contre ses jambes maigres, le tissu fin d'une jupe rouge ballottait en direction du vide qui l'attirait.

Au bout du septième pas, il agrippa l'air, et il en retira un couteau. Celui-là même qui, un peu plus tôt, avait disparu dans l'ombre au profit de son arc. La lame était blanche et luisait dans le noir, comme une promesse.


« Tu t'en es jamais rendue compte, je parie, » souffla-t-il à l'amas de chair noirci qu'il devinait toujours en vie. Il se glissa près de ce qu'il restait de la Démone, et il lui souleva le menton. Il savait qu'elle le regardait malgré tout, incapable de bouger d'un pouce. « De près, tu as pensé pouvoir le saisir, faire en sorte qu'il soit à toi. Rien qu'à toi. Après tout, ce n'est qu'un homme. » Du bout de sa lame aiguisée, il traça un signe sur la gorge de sa prisonnière.
Une ligne droite.
Le sang perça la surface calcinée de sa peau.

Le Rêveur sourit. Un peu tristement, peut-être.


« Il est passé sur moi, aussi. Comme une météore. Et j'y ai cru. C'est si bête, dans le fond, tu ne trouves pas ? Combien on y croit, jusqu'à ce qu'on s'en souvienne. » La pointe du couteau descendit lentement. Luka se pencha vers Hortense, et il lui glissa comme un secret : « Jusqu'à ce qu'on se rappelle que si une étoile défile, c'est qu'elle est morte depuis longtemps. »

Son poing serré enfonça le couteau jusqu'à la garde. La lame s'enfonça dans la poitrine d'Hortense comme dans du beurre. Il la retira, et sans autre bruit que celui de l'acier qui s'enfonce dans la chair, sans un murmure et sans un soupir de plus, il la poignarda à nouveau. Au niveau du coeur. Au niveau des poumons. A l'estomac. Aux tripes. Sous la clavicule. Au foie. Et enfin, tout en caressant son crâne presque dégarni, il la saisit par ce qui lui restait de bois de cerf. Il la tira par la corne et, sans cruauté, sans émotion dans le geste, il lui ouvrit la gorge.
Sept coups. Sept plaies, tout comme il avait tiré sept flèches, et tout comme il avait marché de sept pas. Il y avait de la magie dans le nombre, et le Rêveur le savait mieux que personne.

Les deux cercles lumineux se refermèrent brusquement autour d'eux. Autour d'elle. Et Luka, qui ne craignait pas la manifestation de sa propre magie, laissa le trou noir s'étendre sous leurs pieds. Il contempla Hortense qui se vidait de son sang, le visage impassible, et il la serra contre lui, la serra contre le couteau qu'il gardait toujours planté en elle, jusqu'à ce que le vortex emporte tout le reste. Jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien d'autre du Rêve hormis un cadavre, et lui-même.

Le soupir aux lèvres, le Rêveur ferma les yeux et laissa l'univers se désagréger autour de lui.
Hortense était morte dans ce monde-ci.
Ne restait plus qu'à étouffer ce qui restait dans l'autre.


*


En un long sursaut et une inspiration sifflante, Luka s'éveilla.


[ Suite du RP ici ]