La peur, Hortense l’avait oubliée depuis longtemps. A trop se reposer sur ses lauriers et ses esclaves, elle avait appris à ne plus rien craindre. Sans doute cela participait-il à son insatiable attirance pour la peur et la souffrance des autres. Combien de fois avait-elle terrorisé Negaï pour l’observer dans l’ombre et feindre de le rassurer quand ses affreux cauchemars venaient à bout du sommeil qu’il priait parfois pour trouver ? Perdue dans ces délicieuses contemplations, la Créature en oublia la souillon qui se prenait pour une rivale. Comment pouvait-elle prétendre lui voler son petit trésor aux yeux si froids qui brûlaient d’amour pour elle ? Tout aussi négligente qu’elle pouvait être, elle le connaissait ses moindres particularités, ses moindres peurs, ses moindres goûts : elle en avait forgé une bonne partie. « Oh, voilà que Bébé se cache… » se moqua-t-elle en remarquant la disparition de Lucrèce dans cette ombre que Negaï avait apportée malgré lui. Si Hortense avait pu craindre, sans doute aurait-elle pu croire qu’il aidait son amie aux traits disgracieux. Mais Hortense ne craignait pas. Alors Hortense était bien au-dessus de tout cela.
Comme pris au piège, scruté par ces trois statues de femmes qui à leur manière s’étaient
battues pour lui ce soir, Negaï ne fit que se recroqueviller davantage contre le mur, les genoux repliés jusque
sous son menton qui tremblait. Ses ongles tentaient de déclencher dans sa peau quelque douleur
susceptible d’occulter celle qui venait de l’intérieur de son corps,
et contre laquelle il ne pouvait rien.
Toutefois, si aucune matière connue ne composait la magie d’Hortense, sa noirceur n’était le fruit que d’une infinie colère, colère qu’elle ne savait plus taire, et qui se répandait hors d’elle à la moindre contrariété. Dans le cas présent, la petite salope avait choisi le lieu, le moment, et commençait à vouloir la provoquer.
Derrière, devant, gauche, droite… Elle maudissait cette voix qui dansait autour d’elle pour l’étourdir…
La danse.
Cette chose qui le faisait vivre autrefois, et qui causa sa perte lorsqu’à son bras s’accrocha Hortense.
Pourtant, c’est un rictus proche d’un sourire que le souvenir de cette rencontre arracha au prostitué.
Elle lui avait appris ce qu’elle savait, et c’est ainsi qu’il avait succombé.
Derrière, devant, gauche, droite, et suis une ligne droite.
En boucle, et de sa jolie voix claire.
La Belle qui n’était plus si belle que ça bouillonnait. Les griffes sorties, prête à taillader Lucrèce, elle guettait, sursautait au moindre impact vocal. La petite pute savait y faire. Mais elle ne gagnerait pas. Personne ne le pouvait. Pas contre Elle. Hortense connaissait bien ce flot d’horreurs qui inondait cet espace onirique : les craintes de Negaï finiraient par avoir raison de sa pseudo-amie, celles-ci apparaissant toujours et encore, de la plus à la moins forte. Mais de quoi sa Chose pouvait-elle avoir le plus peur ? Ca, Hortense l’ignorait. « Tu crois vraiment que tu vas m’avoir comme ça, avec tes insultes de fillette ?! » cria-t-elle à son adversaire. Elle jouait les fières, mais pourtant les mots de la jeune femme résonnaient dans sa tête : sa jeunesse, elle devait l’entretenir quand pour l’autre elle était parfaitement acquise. Hortense ne supportait pas de s’imaginer que cette garce pouvait avoir quelque chose de plus qu’elle. Et sa colère ne faisait que s’accroître lorsque la flèche la heurta en plein cœur.
*Vite, envoie tout sur Negaï !*
La douleur s’était calmée, même si la peur le paralysait encore.
Qu’allait-il trouver au fond de son inconscient, s’il continuait à y descendre
encore et encore pour remuer ses démons les plus archaïques ?
Dans une ultime tentative de se calmer, il caressa
du bout des doigts son poignet, et focalisa son attention sur
ces marques caractéristiques qui l’ornaient depuis qu’Hortense
l’avait fait sien : cicatrices visibles d’un mal qui ne l’était pas.
Et soudain, tout arriva en bloc.
Quoi ? Mais pourquoi ? Pourquoi cela ne marchait-il pas ? Frustration. Colère. Dégoût de soi. Ces émotions étaient les pires qu’on puisse ressentir, et elle avait tout envoyé à Negaï. Mais pourquoi ne souffrait-il pas à sa place ? C’est alors qu’Hortense réalisa.
Comment pouvait-il remarquer ce qu’elle lui avait envoyé ? Ces choses atroces, il les ressentait du matin au soir, et du soir au matin, jusqu’à en pleurer au beau milieu de la nuit quand plus personne ne pouvait voir à quel point il était fragile. Personne, sauf Lucrèce. Et parmi ses grandes craintes y résidait celle de la perdre : c’est ainsi qu’elle avait pu disparaître comme elle l’avait fait.
Et quand, pour la toute première fois depuis des décennies, la peur vint tordre ce qui restait des entrailles d’Hortense, celle de Negaï suivit le tempo pour arriver à son apogée. L’obscurité, les bruits, les monstres, tout fut occulté par cette peur démoniaque qui le rongeait le plus fort. Tout fut clair, et ce qui restait de la présence de Lucrèce redevint visible. Hortense n’attaqua néanmoins pas, goûtant aux joies de la pétrification. « Attends, c’est tout ? » s’étonna-t-elle, en découvrant la personnification de la plus grande peur de Negaï. Il s’agissait d’un homme très grand et très mince, à la peau aussi pâle que ses yeux glacés. De fins cheveux blonds encadraient son visage émacié. D’un simple regard, il la foudroya. Il ne payait pas de mine, mais la mort qui régnait dans ces iris délavés. L’homme sourit à Lucrèce, comme pour la rassurer, et avança vers Hortense. « Non, ça ne doit pas se passer comme ça ! » ragea-t-elle.
Il se planta droit devant elle, et lui tendit un sourire arrogant. « Kole, j’imagine ? Le père de Negaï. » C’était évident. La même gueule, mais en blond et en sadique. Negaï en avait toujours eu une peur bleue, et paraissait-il à juste titre. Il lui tourna autour, toujours le même sourire sûr de lui. S’il ne dégageait pas une aura si menaçante, sans rien faire par ailleurs, elle l’aurait déjà massacré. Elle ne se débattit pas lorsqu’il lui attrapa le bras et la fit tourner. En avant, en arrière, à gauche, à droite. « Suis une ligne droite… » Hortense tiqua, à l’évocation de ce souvenir que Kole ne pouvait pas connaître. « …Mon amour. » Les yeux de la Démone s’écarquillèrent. « Negaï ?! » La ligne droite avait été suivie à la perfection.
Le coupe-papier encore taché du sang d’Amandine dans une main,
Son propre qui s’écoulait sur l’autre, depuis un poignet à nouveau tailladé.
Sur une ligne droite.
L’énergie de Negaï qui nourrissait la sienne s’évanouissait. Ce salaud avait osé l’abandonner, et voilà que la Rêveuse commençait à s’avancer, comme si elle avait compris que le lien entre les deux amants avait été rompu. « Vas-y mon pote. Elle est toute à toi. » indiqua la voix de Negaï dans l’espace onirique qui les entourait. La voix était faible, mais le sarcasme était de retour. « J’m’occupe du comité de réception dans la chambre. »