Posté le 19/02/2013 02:58
La main gauche restait irrémédiablement crispée sur le manche de sa lame. Son regard balayait la grande pièce de droite à gauche ; elle connaissait bien le terrain déjà. Cette fois, elle cherchait plutôt quelque chose de précis. La moindre fripouille de gredin était scrutée, observée avec une attention toute particulière avant qu'une autre n'entre dans la taverne. Debout à l'extrémité du comptoir, dissimulée parmi les ombres les plus noires et effrayantes, elle attendait patiemment. Le verre du liquide ambré n'avait toujours pas été entamé depuis qu'elle était servie. Une heure, deux heures ? Elle n'avait rien pour le savoir, mais elle savait faire preuve de calme et de patience. En revanche elle n'allait pas tarder à la perdre si son contact ne s'activait pas ; la nuit arrivait avec son lot de fatigue, et si son sommeil était particulièrement agité en ce moment, ça ne réussissait qu'à la rendre encore un peu plus aigrie.
Trop nombreux étaient ces moments à vivre esseulée de tout. Le contact avec autrui commençait à l'agacer, et elle ne l'entretenait plus que par intérêt. On aurait pu la croire froide ; c'était tout aussi vrai que la dire insociable, réservée. Rares étaient ceux qu'elle estimait en droit d'accueillir ses états d'âme, encore plus rares ceux à qui elle accordait sa totale confiance. Si la Prêtresse de Nayru avait pu une fois lui tirer quelques paroles et sentiments, il n'y avait que Cécilia Iole Mentina qui avait le privilège de la connaître telle qu'elle était. Il y avait un pas à franchir que beaucoup ne faisaient pas ; ou alors elle les ignorait bêtement. Peut-être pouvait-on y voir une sorte de paranoïa, mais le Cygne Noir avait cette fâcheuse tendance à vouloir garder le secret sur tout ce qui pouvait, de près ou de loin, la concerner.
Même s'il n'est point de secret que le temps ne révèle, Swann s'en servait habilement le temps qu'il durait. Il était tout à son avantage de se faire passer pour morte ; déjà que son nom était inconnu des registres à la base. Le Cygne Noir, lui, n'était qu'un second personnage, créé malgré elle mais qui se montrait utile pour entamer une négociation avec une bande de brigand. Cette désignation avait souvent ce drôle d'effet que d'inspirer la crainte parmi les serviteurs de l'ombre. Le nombre de mercenaires ou de voleurs qu'elle avait assassiné de sang-froid était inconnu, et il était d'ailleurs assez drôle d'entendre des histoires à ce sujets. D'après certains, les pertes se comptaient par centaines, d'autres parlaient de milliers ! Elle ne pouvait s'empêcher de sourire intérieurement, sachant que le nombre de ses victimes n'atteignaient pas de tels sommets. Elle avait arrêté de compter depuis des lustres, mais une centaine lui paraissait déjà suffisant. En tous les cas, tant que le Cygne Noir continuait à faire trembler, il était inutile d'évoquer le Trône dans quelconque discussion. Garder le secret là-dessus était aussi un avantage, pour elle.
Si l'assassin inspirait la crainte parmi ses pairs, il provoquait également un certain respect. C'était pour cette raison qu'il lui était possible de conserver quelques contacts sympathiques dans le milieu du crime et de la corruption. Comment aurait-elle pu avoir ce rendez-vous privilégié avec ce brigand d'Ector Sollis, dans le cas contraire ? D'autant que, de ce qu'elle s'en souvenait, elle avait bien cherché à l'égorger deux ou trois ans auparavant, alors qu'il supervisait la vente d'une importante quantité d'armes à un royaume voisin. Sa tête aurait pu voler si un de ses foutus sbires n'avaient pas donné l'alerte. Par la suite, l'Ordre des Quinze ne lui avait pas donné plus d'importance que nécessaire : malgré sa couverture grillée, la Belle de Villarreal avait fais échouer la vente et noyé les armes dans un lac. Il était inutile par la suite de s'attarder sur le cas particulier d'Ector.
Les rapports étaient loin d'être au beau fixe, et pourtant si le Chef des Soleils Rouges lui accordait une entrevue, c'était qu'elle pouvait s'y rendre en sécurité. Beaucoup se serait chier dessus ; elle, bien sûr que non. Elle savait ses arguments assez pertinents pour faire plier le Chef à sa loi, et avait même quelques farfelus projets pour lui. Mais avant de penser à son entreprise interne, il fallait le rencontrer, et le balafré qui devait lui servir d'intermédiaire se faisait cruellement attendre.
Puis une main toqua à la fenêtre placée juste à sa droite. Elle n'aperçut l'homme que d'un œil, et malgré l'obscurité elle cru quand même voir une balafre sur son visage. Ce devait être lui, normalement. Le signalement d'une jeune femme assise au bar d'une taverne était assez inhabituel pour qu'on ne l'ait pas confondu avec une autre. Elle attrapa alors son verre, puis l'avala d'un trait, avant de se diriger en vitesse vers la sortie. Passée la porte, un coup de vent glacial lui rappela au bon souvenir de l'hiver. Un long frisson lui parcourut l'échine, tandis que la première inspiration lui gela les poumons. Elle s'avança de quelques mètres, ses pas s'enfonçant dans le manteau de neige de quelques dizaines de mètres d'épaisseur. Un homme sortit alors d'une ruelle, et vint à sa rencontre. Son contact.
" Je présume que c'est toi qui veut voir l'chef ? " Demanda-t-il, avant de reprendre quelques instants plus tard, moins confiants face au silence de la jeune femme qui n'esquissait pas le moindre mouvement. " Il va te recevoir au cimetière. Il a dis qu'il préférait là-bas plutôt que quelque part dans le village, les gardes sont au taquet en ce moment. "
" Bien. "
" Bon, allons-y ! "
Les deux criminels se mirent en marchent, à un pas assez rapide, pour ne pas dire pressé. Le tout était de ne pas se faire remarquer auprès des gardes qui patrouillaient ici et là, dans le secteur. Le balafré s'assura à plusieurs reprises que personne ne les suivait, soucieux que ce rendez-vous reste tout à fait officieux. Il aurait été dommageable, autant pour les Soleils Rouges que pour le Cygne Noir que quelqu'un se doute d'un rapprochement si direct. Pour les mercenaires, il ne s'agissait que de conserver un climat de bonne entente : le Cygne Noir avait trop d'ennemis pour pouvoir les ignorer, et ceux-ci pourraient à tout moment s'en prendre au groupe s'il l'apprenait. Quant à Swann, sa simple présence ici était tabou ; personne ne devait la savoir à Cocorico ce soir, encore moins pour quelconque négociation.
Ils arrivèrent très vite au cimetière. Le fossoyeur y rôdait comme à chaque nuit, entouré des spectres des morts qui au fil du temps avaient finalement accepter sa présence. Ils ne s'en prenaient plus à ce gardien des tombes, mais pour les autres c'était une autre paire de manche. Fort heureusement, peu d'entre-eux rôdaient lorsque l'assassin et le brigand foulèrent le sol du cimetière. Les autres mercenaires, un groupe d'une dizaine de membre, avaient dû faire le ménage. Le premier détail qui frappa la jeune femme fut que chacun était muni d'une arbalète, toute prête à tirer un carreaux. Amusée, elle accéléra néanmoins le pas pour retrouver ce brave Ector ; ce dernier était assis sur un rocher, la dague à la main, derrière ses hommes. Il leur fit signe de s'écarter lorsque la brune arriva, avant de signaler à celle-ci de se stopper lorsqu'il l'estima trop proche à son goût. Les négociations allaient débuter... et Swann conservait toujours sa main gauche sur le pommeau de sa dague, prête à intervenir au moindre faux pas. Le contact avec l'arme la rassurait, en un sens.
" Pour une surprise... ", commença Ector tout d'abord, un sourire non dissimulé pendu aux lèvres. " Quand j'ai appris que le Cygne voulait prendre rendez-vous avec moi, je pensais qu'il ne s'agissait que de quelqu'un qui utilisait ton nom pour me faire tiquer. La dernière fois que l'on s'est vu, tu avais bien manqué de me faire sauter la tête... Je ne te pensais pas assez stupide pour venir face à moi, sans escorte, sans garanties. "
" J'ai un marché à te proposer ", souffla la demoiselle, nullement impressionnée.
" Eh bien ! Tu n'as pas froid aux yeux ! Tu as un sacré culot, ouais, mais t'es aussi plutôt conne dans le genre ! " Lança le Chef, faisant signe à ses hommes de pointer les arbalètes sur la cible.
Tous s’exécutèrent, ainsi que le balafré qui sortit sa lame, lui plus proche de Swann que les autres. Il s'écarta cependant, se rendant sûrement compte après coup qu'il était dans le chant de tir d'une ou deux arbalètes. La Belle ne bougeait pas le moins du monde, se contentant de fixer son interlocuteur de son regard si glacial et impénétrable. Le Chef des Soleils Rouges, extrêmement satisfait car il se serait bientôt vengé de ce coup foiré qui lui avait coûté des milliers de rubis, arborait un sourire encore plus grand. Une lueur de mort scintillait dans ses yeux, et pourtant, il ne donna pas l'ordre directement. L'impassibilité de la jeune femme le dérangeait.
" Une dernière volonté ? " Demanda-t-il, comme pour lui rappeler sa fin proche.
" Je veux juste te soumettre une proposition. "
Le regard du vétéran se durcit ; intrigué, il ordonna à ses hommes de relever leurs armes. Cette femme s'accrochait encore à cette idée de marché et ça l'intriguait fortement. Il pouvait bien attendre de voir ce qu'elle lui proposait avant de crier vengeance, bien qu'il était peu probable qu'elle puisse faire une offre capable d'effacer ce qu'elle lui avait fais par le passé. C'était donc par simple curiosité qu'il acceptait de l'écouter.
« Parle, mais fais vite », lui ordonna-t-il, comme s'il possédait le moindre contrôle sur la jeune femme. Celle-ci ne broncha pas. Toujours, elle restait de marbre. Elle savait se comporter admirablement bien pour impressionner ce genre de vermine. Il leur en fallait peu, encore fallait-il avoir le cran de le faire.
" J'ai besoin de tes gars pour un travail très spécial ", commença-t-elle. " Contrairement aux habitudes, je ne peux pas le réaliser toute seule. Il me faut une armée, ou du moins... quelque chose s'en rapprochant. " Elle parcourait chaque visage les uns après les autres, marquant une pause. Puis elle reprit : " Pour l'heure, je ne peux te donner ni le lieux, ni le jour où j'aurais besoin de tes services. Mais je peux te promettre une belle récompense à la clef. Le genre de paye qui pourrait te forcer à une retraite anticipée. A toi et... tous tes gars. "
" Et contre qui tu veux te battre, si je n'm'abuse ? "
" Contre la couronne. Contre ses alliés. "
Ecort Sollis explosa alors de rire. Un rire gras, très amusé et qui dénotait une vanité certaine de sa part. Il la prenait de haut, et fut vite suivis de tous ses hommes qui ricanèrent, ou sourirent. Ils n'avaient pas du tout saisi ce qu'il y avait de drôle, mais comme tout chef il savait se faire suivre par ses troufions. Quelque soit la chose à faire, ils suivaient.
« Explique-moi, haha, quel intérêt j'aurais de te suivre dans cette merde ? La Princesse et sa clique ne posent aucun problème à mes affaires, je dirais même qu'on a quartier libre en ce moment ! Du moins, tant qu'on n'est pas au Bourg... Je n'ai aucune raison de leur causer du tort, ils me facilitent la vie ! » Railla l'imposant guerrier véreux. Il attendit tout de même la réponse que le Cygne aurait à lui formuler, avant de donner l'ordre de lui trouer le corps par dix fois au moins.
" Tu oublies deux ou trois détails, Ector Sollis, " soupira l'assassin, fermant les yeux un bref instant, puis de reprendre : " Tu penses à trop court terme. Pourquoi crois-tu si libre de tes agissements, ces derniers temps ? L'armée hylienne n'est plus ce qu'elle était ; déjà faible à la base, elle s'est fais évincer lors de l'attaque de la Citadelle. Le nouveau Général doit tout reconstruire, et cela prend du temps. Néanmoins, le temps passe, et bientôt il disposera d'une force de frappe conséquente. Cela fait presque trois mois, déjà, et Hyrule peut s'estimer heureux de ne pas avoir eu à faire face à des crises majeures. On a pu voir quelques bouleversements, ici et là, tu me diras... Mais rien d'aussi inquiétant que ne l'était la Croisade Sanglante. C'est l'heure de prendre le relais, et il appartient au plus audacieux de saisir l'opportunité. "
Tout le monde se faisait étrangement silencieux, face au discours de l'assassin. Personne n'osait la couper, pas même Ector, qui attendait chaque mot de la jeune femme avec une certaine impatience. Elle avait su captiver son attention, une bonne chose en soi déjà.
" Lorsque le Rusadir aura fini de préparer son armée, sois sûr d'une chose : tes petites magouilles disparaîtront d'elles-mêmes. Ce type n'est pas aussi laxiste que ne l'étaient ses prédécesseurs, et chaque petit malfrat comme toi ou moi en souffrira. Et ce temps ne saurait tarder. Les Soleils Rouges seront dissous aussi facilement que j'écraserais une fourmis, et tu n'y pourras rien. Tout ce que tu auras réalisé sera anéanti. "
" Tu n'as pas tout à fait tord, Cygne Noir. Mais que préconises-tu de faire, exactement ? Je ne dispose que d'une trentaine de malfrats et de bandits, ça n'a rien de comparable à une armée. "
" Le tout est de savoir attirer son ennemi là où le nombre n'aura pas de réelle importance. Contente-toi de me faire confiance pour la stratégie à tenir. Rallie autant d'hommes que possible pour ce travail et tiens-toi prêt à agir. Je te préviendrais en temps et en heure ", finit-elle, son ton toujours aussi imperméable à la moindre émotion. " Et n'oublie-pas, les Soleils Rouges seront grassement récompensé. "
" Tu parles comme si j'avais déjà accepté ton offre ! " Tempéra l'ancien soldat.
" Ce n'est pas le cas ? "
L'homme au multiples cicatrices eut un regard agacé. Les rôle s'étaient doucement inversé au fil de la discussion, et si l'envie le taraudait d'ordonner à ses sbires d'abattre la jeune femme, il savait que cela ne se ferait que par un excès de colère. Un vulgaire caprice qu'il ne laisserait pas le dominer. Du moins, pas pour le moment...
Le regard noir un temps, il le radoucit par un sourire de circonstance à l'égard de la belle brune. Il hocha simplement la tête pour lui signifier son accord, avant de faire signe à ses hommes de partir. Il se leva de son roc, puis mena la troupe hors du cimetière, pleins d'idées derrière la tête. Mais Swann avait l'esprit assez malin pour le savoir, et maintenant qu'elle avait eu un premier contact avec les Soleils Rouges, elle pouvait passer à la seconde partie de son plan.