Mon quotidien n’était pas très actif : je passais la majorité de mon temps enfermé dans la chambre de l’auberge, à lire les dernières nouvelles qui circulaient en Hyrule, celles que parvenaient encore à écrire les quelques journaleux officiels dont la plume trempait dans la répugnante sueur de leur maître avec une servilité abjecte. Ganondorf l’assassin, Ganondorf le maître-sorcier, Ganondorf ventriloque : source de tous les maux, le journal n’arrivait pas à voiler entièrement l’impuissance et les échecs nombreux de la Couronne à réinstaurer l’ordre en son royaume. Zelda était dépassée par les évènements, ses conseillers tentaient dans le chaos politique ambiant de conserver leur petit trône de velours et surtout leur rente, un bateau affrété au port en cas de péril bien sûr. Peu de libelles ni de pamphlets pour cracher leur dégoût de la politique royale et ses conséquences désastreuses : exodes massifs vers les domaines avoisinants, de moins en moins de vie marchande officielle et donc l’apparition d’un marché noir dévastateur, une guerre ni gagnée ni perdue. Les bourgeois s’affolaient parce qu’ils ne savaient pas ce que leur réservait l’avenir si Ganondorf s’installait sur le trône ; les paysans ne tenaient pas compte de la politique, mais les restrictions et les impositions de plus en plus lourdes sur leurs possessions les rendaient méfiants voire agressifs. Si la ville semblait relativement épargnée par la guerre malgré les récentes attaques, les campagnes éloignées –faisant partie du domaine de la couronne- souffraient beaucoup plus et l’on entendait parler de fréquentes jacqueries au sud du royaume. Pas d’armée pour encadrer les déboires, pas d’ordre et pas d’espoir pour les habitants d’Hyrule. A chaque lecture, j’étais coincé entre l’envie de rire et celle de pleurer : rire parce que je devais profiter de cette situation chaotique, véritable aubaine pour mes ambitions démesurées ; pleurer parce que la mort s’installait doucement à Hyrule par la décadence. A force de lire le torchon mensuel, j’eus le souci-par besoin d’argent- d’y participer et envoyer ma candidature en conservant mon anonymat : j’avais pris mon vieux surnom de vautour, « l’écrivain fantôme », au service de la zizanie et du doute.
Le garçon que j’avais recueilli s’appelait Franc : nous n’avions pas beaucoup évoqué sa vie antérieure, parce qu’après tout il n’était qu’un gamin ignorant sans expérience, une sorte de puceau de la vie qui avait élevé dans un cocon de paix et d’harmonie, et qui découvrait à mes côtés la violence de la survie, la misère, les privations, la déliquescence morale urbaine. Il travaillait chaque jour pour pas grand-chose, revenait éreinté mais souriant à l’auberge avec ses petits deniers. J’étais à chaque fois surpris par tant de bonne volonté : il se plaignait rarement, c’était malgré son inexpérience et son petit phallus une force de la nature qui, si elle venait à se développer, deviendrait plus qu’une force une véritable puissance. Dans ma langueur quotidienne, je pensais souvent à Arkhams, frère et maître, à sa rédemption Tsubaki, à Withered la disparue. Cet abandon au passé, typique de ma pensée réactionnaire, me faisait rager et je m’évertuais à comploter seul dans ma chambre, à investir sur des hypothèques ; je construisais mon château de cartes invisible qui, au seul courant d’air qui réussirait à s’infiltrer dans mon cerveau, s’effondrerait illico-presto.
Un jour qu’il rentrait, je me décidai à le sortir un peu, à lui faire vivre la vie autrement que dans la totale abnégation du quotidien, pour lui faire rêver de meilleurs lendemains, des lendemains chantants, une carrière de régicide et de prince. Nous sortîmes au dehors, douchés par une pluie rasante : était-ce la mousson ? En tout cas la violence du ciel nous avait surpris au milieu du village : nous subissions la colère divine, entraînés dans la tourmente comme de vulgaires feuilles de chêne. Franc et moi débarquâmes dans une étendue grisâtre, terne, qui sentait la terre fraîchement retournée, la pierre mouillée, l’automne qui perdure au-delà du cycle saisonnier. En bref, la mort. Le cimetière du village Cocorico présentait ses âmes au garde-à-vous, je les imaginais nous accueillant comme dans un établissement de premier ordre. L’un d’eux serait venu à moi, me demandant gentiment s’il pouvait prendre mon manteau pour le faire sécher près du feu ; un autre nous attablerait avec une force tranquille à une énorme table chargée de victuailles, tandis que de jeunes troubadours itinérants feraient sonner leurs instruments pour rendre notre repas encore plus agréable. Les plaintes du vent brisèrent mes rêves, et je ne vis plus que le statisme de la pierre, l’absence de vie, les arbres qui laissent bruisser leurs feuilles.
« Que faisons-nous là, Maitre ? »
Question piège. Je ne le savais pas moi-même. J’étais sorti sous une impulsion. J’avais la sensation qu’Arkhams était ici, troublant vieillard, à me regarder de haut, champion du Mal, âme damnée, mort mais vivant, l’esprit en peine. La soudaine impression d’être un mage noir me percuta de plein fouet : souhaitais-je une sorte de cérémonie funèbre où les cantiques des vivants rappelleraient à la vie les esprits errants ?
Je trouvais cela étrange qu’aucun garde ne surveillât l’endroit, quand on sait que Ganondorf utilise comme force de pression et de terreur les squelettes animés d’anciens mortels. Le bruit du vent se fit plus fort, et dans le brouhaha des éléments j’entendis le son d’un souffle rauque.
« Arkhams ? » chuchotai-je, en me demandant si mon esprit ne subissait pas les hallucinations qui se prêtaient à l’endroit. J’avais très bien pu être trompé par une branque qui craque. Je tentai de reprendre mes esprits : Franc n’avait que mon dos en vue, cet endroit devait l’inquiéter. En faisant craquer ma nuque, j’aperçus une vieille hylienne aux oreilles couchées, à la peau parcheminée, penchée à en tomber sur une tombe sans ornements, une simple fosse avec un écriteau en bois. Une idée glaciale givra mon crâne. Quelle venue providentielle !
« Je cherche à t’instruire aux arts de la mort. » répondis-je à mon disciple avec un sourire mauvais.