Le Comte Hiver

Second RP de la Troupe d'Albe

[ Hors timeline ]

Luka

Le Changelin

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(vide)





« Belle qui tiens ma vie
Captive dans tes yeux,
Qui m'as l’âme ravie
D'un sourire gracieux,

Viens tôt me secourir
Ou me faudra mourir ;
Viens tôt me secourir
Ou me faudra mourir... »


Une chanson aux lèvres, pour égayer le coeur ; une chanson aux lèvres, pour affermir la volonté. Luka fredonnait seulement, accompagné de ses comédiens, alors qu'ils venaient tout juste de pénétrer la première enceinte du Château de la Reine. Les sentinelles au portail avaient visiblement été prévenus de l'arrivée imminente de la petite troupe d'Albe au Castel, tout comme Sire Orpheos l'avait annoncé au dramaturge lorsque leurs routes se croisèrent à la Citadelle en contrebas. Une heure, avait-il dit ; une heure leur avait été laissée pour gravir le sentier rocailleux jusqu'au domaine royal, afin qu'ils puissent y retrouver le Chancelier des Beaux-Arts. Et pourtant, si les gardes avaient laissé passer sans encombre les quelques comédiens que constituait la troupe, pas de Seigneur en vue.

Sans doute s'était-il retrouvé dans quelque affaire inextricable ; Luka connaissait bien les nobles, toujours à s'activer partout, à rencontrer telle personne au détour d'une aile, entretenir les bons rapports avec une autre dans la suivante, tenter de résoudre tel problème territorial ou tel autre s'il s'avérait qu'il possédait un domaine en plus de leur titre... Des comédiens du petit peuple, des vagabonds en fripes comme ceux de la troupe d'Albe ne pesaient guère dans la balance politique de la Cour - raison pour laquelle Luka ne cessait de chantonner, chantonner tout bas, comme pour lui-même. Comme pour se convaincre qu'il n'avait rien à craindre entre ces murailles ; se persuader qu'il n'avait pas honte de se montrer ainsi, vêtu de ses haillons et de son air hagard, escorté par un garde jusqu'aux jardins intérieurs.


« Tes beautés et ta grâce
Et tes divins propos
Ont échauffé la glace
Qui me gelait les os,

Ils ont rempli mon cœur
D'une amoureuse ardeur ;
Ils ont rempli mon cœur
D'une amoureuse ardeur. »


Il n'osait élever la voix dans ce lieu presque saint, mais les paroles de cette vieille pavane, si bien connues de ses lèvres, calmaient un peu ses nerfs à vif. Il craignait tant de mal faire : ce n'était qu'une répétition, la première parmi toutes celles à venir dans les deux semaines, jusqu'à la Fête des Morts... Mais il fallait bien installer les planches de l'estrade, et le dramaturge se rétractait à la seule idée de profaner les Jardins de la Reine. Un comédien était tout ce qu'il y avait de plus bas, de plus vil dans un Royaume, car il était de ceux qui vendaient leurs corps au service d'autrui. Il était de ceux qui laissaient volontairement derrière eux leur identité, pour pouvoir revêtir celui de n'importe qui. Un comédien ne recevait pas de dernière bénédiction des Déesses sur son lit de mort, un comédien ne pouvait pas recevoir de sépulture à son nom : peu importait sa renommée, il serait enterré dans une fosse commune, au milieu du peuple qu'il avait appris à faire sien. Dans sa condition de moins-que-rien, Luka n'oserait pas déformer le paysage royal sans autorisation.

Tout du moins, pas tout de suite. Il jeta un bref coup d'oeil évaluateur à sa troupe, si bien qu'il manqua de percuter le garde qui les avait accompagné jusque-là, lorsque celui-ci s'arrêta.


« C'est là qu'on m'a demandé de vous amener, messieurs-dames, » déclara le soldat d'un air relativement impassible. Aucune forme de mépris sur son visage tendu, mais aucune aménité non plus.

Luka se tut, et s'inclina longuement, gracieusement.
« Je vous remercie. » Mais l'envie de discuter avec l'homme d'armes prit le dessus. En se déplaçant jusqu'à pouvoir faire face à l'agent de la Reine, le garçon aux haillons reprit, sur un ton plus léger, plus insouciant qu'un enfant des Bois : « Appelez-moi Luka, je n'aime pas qu'on me donne du 'monsieur'. Mais dites-moi, à qui ai-je l'honneur de parler ? »

Un instant d'hésitation de la part du garde. Mais celui-ci finit par répondre, sans doute dans l'espoir que le chef de troupe se taise une bonne fois pour toutes : « Finn. »

« Enchanté, Finn, » s'exclama le vagabond, plus bavard qu'ile pie, tout en profitant de cette brève introduction pour entrer dans le vif du sujet – car c'était clairement ce qui le tracassait jusque-là : « Pouvons-nous nous promener par ici ? Nous n'irons pas trop loin, je vous le promets. »

Cela n'avait visiblement pas l'air d'enchanter la sentinelle, bien qu'il y réfléchit sérieusement. Sur le ton de l'indifférence, mais sans doute légèrement adouci par l'air sympathique du dramaturge, il finit par lui répondre : « Tant que je vous accompagne. »

Il n'en fallut pas plus pour que Luka saisisse ses deux comédiens par le bras, Aalis à sa droite et Negaï à sa gauche. Il les tira de force de la sorte de léthargie dans laquelle l'entrée au Castel Royal les avait plongés, et c'est avec énergie qu'il les entraîna dans l'allée principale. Le garde les suivit, mais resta à l'arrière.

Le dramaturge en profita pour donner à ses comédiens ses quelques directives :
« Attendons le Seigneur Orpheos avant d'installer la scène, vous voulez bien ? Pendant ce temps, savourons le paysage que nous présentent ces lieux splendides, et... » Un temps, où le chef de troupe se figea sur place, le visage tourné vers un côté du jardin.

« Sentez-vous cette douce odeur ? Comment est-ce possible, dans un climat aussi froid ? Par les Déesses, mais je ne rêve pas, ce sont des violettes ! » Et, sans autre forme de procès, en lâchant tout aussi prestement les bras de ses comédiens qu'il venait de les saisir, le brun quitta le sentier pour fouler la pelouse du pied. Un avertissement lancé par le garde qui les surveillait le contraignit à ne pas aller trop loin, mais il resta suffisamment proche du parterre de plantes pour admirer à sa juste mesure les fleurs violacées dont les petites corolles pointaient timidement de leur écrin de feuilles. Il resta ainsi, les bras ballants, à contempler cette petite beauté de la nature. Lorsque Finn le saisit par le bras pour l'inciter à retourner sur le sentier caillouteux, il se redressa, un peu à contrecoeur, et suivit la sentinelle sans mot dire, docile. Mais son visage rayonnait, plongé dans une joie toute enfantine, et il sut à cet instant précis qu'il ne craignait plus rien tant qu'il y avait un peu de bonheur à trouver en ce monde.

Désormais confiant et optimiste vis-à-vis des réactions de la Cour face à leur spectacle, Luka revint entre ses deux comédiens. En nouant une nouvelle fois ses bras aux leurs, moins énergiquement mais plus affectueux, ils reprirent leur chemin le long du sentier de promenade, jusqu'à déboucher sur un espace un peu plus ouvert, un peu plus clairsemé. S'ils devaient bien installer leur estrade quelque part, ce serait ici. Luka s'y arrêta, décisif, et sans les regarder, il s'adressa encore une fois à ses compagnons de coeur :


« Bien. Ici, ça me semble parfait. Oh, et avant que j'oublie... » Il s'interrompit un instant, le temps de fouiller dans sa sacoche, à la recherche de quelque chose qui y traînait depuis leur tout premier spectacle ensemble. Tout en écartant la pipe tordue et taillée à la main que lui avait offerte Negaï quelques jours plus tôt, ainsi que ses parchemins noués qui ne lui étaient d'aucune utilité pour l'instant, il reprit plus lentement, légèrement déconcentré : « Il y a quelques mois, pendant le cycle de Din, juste avant la première d'Albe ou la Quête, je vous avais promis quelque chose... Une surprise. Ah, voilà. » Il rassembla les quelques objets dont il avait besoin dans le creux de sa main, les yeux baissés, et sourit pour lui-même, secrètement fier. Puis il leva les yeux vers ses précieux amis, et son sourire se fit plus espiègle. « Quoi, vous avez déjà oublié ? Je ne vous en veux pas, je l'avais lancé comme ça, soit dit en passant. Mais du coup, je n'ai pas trouvé l'occasion pour vous l'offrir, cette surprise, alors... bon. Tenez, c'est pour vous. »

Il ne s'embarrassa pas plus longtemps de tournures solennelles et extirpa de sa sacoche trois ronds de bois, taillés comme des médaillons, presque lisses et sans épines à force de retouches. Luka en tendit un à Aalis ; celui-ci représentait en son centre une tête de renard, de profil, grossièrement taillé mais tout de même reconnaissable. Celui de Negaï, lui, représentait une tête de corneille, de profil également, au bec un peu trop large. De la couleur du bois chaud, ces deux médaillons que Luka n'avait cessé de tailler et de retailler à l'aide de son petit couteau de poche tentaient vainement d'imiter le style bien plus fin du pendentif à la tête de fouine qu'Aalis portait constamment autour de son cou. C'était sans doute la raison pour laquelle le dramaturge n'avait pas cherché à faire de ses cadeaux autre chose que des morceaux de souvenirs, à transporter d'une poche à l'autre.

« J'avais prévu de vous donner ça depuis un bon bout de temps, car votre première pièce, c'était aussi la mienne, et... aussi vain que cela puisse paraître, j'avais envie d'en conserver un souvenir tangible. » Du bout des doigts, Luka agita le dernier médaillon qui lui restait en main, au milieu duquel trônait fièrement le profil d'un albatros. « Il y aura toujours un peu du prince Albe en moi, tout comme vous pourriez toujours transporter un peu de Renarde et de Corneille chacun de votre côté. Ainsi, si jamais nos routes se séparaient, nous n'oublierons pas - n'est-ce pas ? Bien que j'aurais préféré vous garder longtemps au sein de la troupe, d'autant plus qu'avec l'hiver, nous ne sommes plus très nombreux. » Comme un gosse envers ses êtres aimés, le chef de troupe semblait se délecter d'offrir ce qu'il avait conçu de ses mains. Oubliant complètement le regard du soldat qui ne cessait de surveiller leurs gestes, il demanda en toute candeur : « Alors, vous aimez ? »


Aalis


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En s’avançant dans les allées couvertes de fleur, Aalis était partagée entre l’émerveillement et l’effarement. Jamais, au grand jamais, elle n’aurait imaginé mettre un jour les pieds ne serait-ce que dans la cour d’un château. Elle réalisait seulement qu’ils auraient une pression quand même pas mal sur les épaules, maintenant que le Chancelier des Beaux-Arts de la Reine en personne (rien que ça !) leur avait accordé son soutien… Mais son cœur battait trop fort pour s’en faire, pour une fois. Elle sentait moins le stress que le challenge. Ils avaient un fichu château pour répéter !

A en croire le chant que fredonnait son ami, Luka n’était visiblement pas réduit au silence par la majesté des lieux. Il semblait même à son aise, bien que peut-être un tout petit peu intimidé. Vrai que dans leur pays, il avait vécu près de leur château à eux, qu’il lui avait dit. Voire dedans. Elle n’avait pas très bien compris…

Son regard se posa sur le garde qui avait été chargé de les accompagner. Il n’avait pas l’air super heureux. Elle se demanda ce qu’il devait être en train de penser, à être chargé de s’occuper de mendiants intimidés dont un n’arrêtait pas de fouiller dans les fleurs.


« Luka, arrête d’embêter le garde ! »

Un vrai bébé. Mais, le garde ayant l’air d’obtempérer aux demandes du chef de troupe (« Vous êtes pas obligé », lui souffla-t-elle au passage), elle suivit, en gardant le garçon à l’œil histoire qu’il ne fasse pas trop n’importe quoi. Tout en avançant, elle discuta un peu avec le garde. Un type sympa, ce Finn, bien qu’un peu renfermé : elle ne put apprendre de lui que le fait qu’il arrivait de campagne et était une nouvelle recrue, ce pourquoi ils le collaient à la surveillance des « invités ».
Enfin, la bêtise de Luka ne manqua pas d’arriver. Elle le regarda, abasourdie, s’extasier sur les fleurs, mais ne put s’empêcher de sourire. Vraiment, un vrai bébé. Il lui rappelait son frère, parfois, et il lui arrivait de se demander s’ils n’étaient pas du même sang. Lorsqu’il revint après que la sentinelle l’ait ramené sur le chemin, elle lui glissa à l’oreille, en souriant :
« on ira en cueillir quand l’autre garde nous regardera plus trop ».

Ils continuèrent à avancer, jusqu’à arriver au bout du chemin bordé de fleur. Hmm. Endroit idéal pour répéter, pensa-t-elle alors. Mais alors qu’elle allait s’avancer seule pour faire le tour, le mot « surprise » fut prononcé, et capta son attention. Elle se tourna vers les deux autres, avec un sourire.

« J’espère que tu nous fera pas marcher les yeux fermés ou un truc du genre. »

Oh. Elle ne comprit pas tout de suite lorsqu’il sortit ses deux ronds de bois, mais voir le sien lorsqu’il le lui tendit la rendit étrangement émue. Elle reconnut l’intention, la forme qui ressemblait à celle de son petit médaillon caché sous sa chemise. Certes, il n’était pas si finement taillé, mais elle ne le remarqua pas alors, et avec un sourire, elle sortit le médaillon et plaça le renard en bois à côté. Des jumeaux ! Elle leva à nouveau la tête vers lui, le sourire encore plus large.

« Comment t’as fait pour faire ça sans que je le remarque ? »

Ils vivaient et travaillaient ensemble. Même s’ils étaient quelques fois séparés, ces moments étaient assez rares. Ce secret si bien gardé l’émouvait autant que la surprise. Tant d’effort pour une si petite chose…
Aux mots qu’il prononça pour accompagner son cadeau, elle se sentit fondre. Elle le serra contre elle, son petit dramaturge sentimental.


« T’es vraiment adorable comme garçon, tu sais ? Oui, oui, j’adore ! »

Elle lança un regard à Negaï, qui devait être aussi touché et surpris qu’elle, d’autant plus qu’il était de nature solitaire, elle avait fini par le comprendre… Et reposa à nouveau sa tête contre l’épaule de Luka. Ce bébé. Elle pensa que tout de même, elle avait rarement eu un ami aussi dévoué que lui. Elle finit par le lâcher.

Temps de repasser aux choses sérieuses. Ils avaient une Fête des Morts à préparer, et un château à satisfaire.


« On est une troupe, hein ? Même si jamais ça s’arrête, ça reste là dedans. » Elle frappa son crâne du bout du doigt. Fin du discours. Elle n’avait jamais été douée avec les mots.

Elle s’élança alors en dehors du chemin, vers un côté plus vide, mi-herbe, mi-gravier.


« Mais au boulot, bande de sentimentaux ! On a plus le temps avant la représentation, j’vous rappelle ! Et maintenant… »

Elle tourne sur elle-même, les bras étendus autour d’elle, comme une hélice.

« On a tout ça à satisfaire ! Toi, le Comte, c’est parti ! Scène du monologue ! »

Elle se tourna vers Luka, l’air autoritaire. « On attend peut-être le chancelier pour installer la scène, mais depuis quand a-t-on besoin d’une scène pour répéter ? Ce s’rait que tu t’ammolis ? »


Negaï


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A force qu’on lui répète – Luka pour ne citer personne ! – d’être un peu moins négatif et de prendre un peu de beau là où il pouvait en trouver, Negaï avait essayé de faire un effort.  C’est pourquoi il s’était contenté d’un « ‘jour. » un peu mou et imbibé de fatigue quand il avait rejoint ses amis comédiens un peu plus tôt, au lieu d’un « Vos gueules, j’mal à la tête… » plus révélateur de son crâne qui lui était plutôt imbibé de l’alcool de la veille. De même, quand on lui avait parlé d’un château, il avait fait mine de comprendre de quoi on parlait en poussant le même petit cri de surprise et en forçant sur ses zygomatiques pour sourire autant qu’eux.

« Beh alors on t’a connu plus bavard, grande perche ! » lui avait reproché Aalis, dont la voix lui avait vrillé les tympans à cause de sa gueule de bois. Il manqua de tomber en trébuchant sur un foutu caillou sur le sentier qu’ils empruntaient pour monter vers les hauteurs de la citadelle. Un gars en armure les guidait, et ça, s’il avait pu réfléchir sans avoir envie de pleurer, ça l’aurait sûrement étonné. Même pas le temps de rétorquer quoi que ce soit, que Luka ramenait son gain de sel : « Oh tu sais Lis, avec l’heure de marche qui nous attend, il aura le temps de se réveiller ! » Oh bordel de merde, une heure ?!

La voix du dramaturge résonna dans sa tête en un
*Allez Neg’, y a pire dans la vie !* qu’il avait tant entendu qu’il le reproduisait sans mal. Aussi se contenta-t-il d’un « Nianiania. » très éloquent avant d’éteindre son humanité – ah les joies d’être une créature peu recommandable ! – et de trainer derrière eux. Et puis, peut-être que prendre un peu l’air calmerait ses nausées et sa migraine. Ce fut pour cette raison qu’il ne tua personne sur la fin du chemin quand le brun commença à chanter.

« C'est là qu'on m'a demandé de vous amener, messieurs-dames. » avait lancé une voix un peu plus mesurée qu’il localisa vers le garde qui les accompagnait. Toujours aussi passif, mais avec une oreille qui trainait, il ne tarda pas à apprendre grâce à l’autre moulin à paroles qu’il s’appelait Finn. *Bonjour, Finn…* se surprit-il à penser avec des airs lubriques qui annonçaient que sa vigueur revenait un petit peu.

En laissant ses sens revenir au fur à mesure, il fut attrapé par le bras droit, et il faisait à présent partir d’une parfaite petite brochette de trois comédiens enivrés par la beauté de l’espace qui leur était donné de voir. Le violet s’autorisa une inspection visuelle des lieux. C’est vrai que c’était magnifique. Le tout était si bien arrangé que le Castel lui-même perdait de son caractère massif pour profiter de la grâce de ce qui l’entourait. Il se voyait bien habiter dans un lieu comme celui-ci. Il allait peut-être songer à jouer son numéro de charme de manière plus assidue auprès de la Noblesse…

Voilà qu’on le tirait à nouveau de sa rêverie, mais cette fois, il étouffa un rire en constatant que Luka avait déjà commencé à faire des conneries. Piétiner les fleurs de sa Majesté, eh bah bravo ! Ceci dit, le regard noir de Finn dans sa direction quand il se rendit compte des petits dessins qu’il faisait au sol avec ses pieds en déplaçant les pierres lui fit comprendre que Luka n’était pas le seul qui risquait d’avoir des ennuis s’il continuait. Pff, pourquoi devaient-ils toujours tomber sur des rabat-joies ?

Il rejoignit ses deux amis et ils continuèrent leur petite promenade, finalement peu atteints par l’air suspicieux de Finn.
« Il y a quelques mois, pendant le cycle de Din, juste avant la première d'Albe ou la Quête, je vous avais promis quelque chose... Une surprise. Ah, voilà. » Hein ? Quelqu’un a parlé de surprise ? « J’espère que tu nous fera pas marcher les yeux fermés ou un truc du genre. » Le violet se mit à rire. Apparemment Lis n’avait toujours pas digéré ce petit jeu qui l’avait déconcentrée avant leur représentation. Ceci dit, lui aussi était un peu méfiant, préférant toujours rire des autres plutôt que de se tourner en ridicule. « Quoi, vous avez déjà oublié ? Je ne vous en veux pas, je l'avais lancé comme ça, soit dit en passant. Mais du coup, je n'ai pas trouvé l'occasion pour vous l'offrir, cette surprise, alors... bon. Tenez, c'est pour vous. »

Le garçon leur tendit à chacun un petit bout de poids s’apparentant fort à des médaillons. Déjà le fait de revoir sa pipe ridicule au milieu de ses affaires avait chassé sa mauvaise humeur. Mais rien qu’aux couleurs, et à la chaleur du matériau entre ses longs doigts, Negaï sourit carrément. « Eh, t’aurais pas du, l’ami ! » lâcha-t-il en guise de merci. Puis, détaillant l’objet, il reconnut une Corneille, ce qui ne manqua par d’élargir son sourire, dévoilant ses dents et sa petite fossette à la joue. « Lis a raison, on n’avait pas besoin de ça pour garder cette expérience en nous, mais c’est vraiment gentil, ‘rci ! » bredouilla-t-il. Il se gratta l’oreille, faisant danser le petit anneau qui y était accroché. « Pour tout. »

Il se sentit un peu anxieux quant au silence gêné qui menaçait de s’installer après cet étalage de sentiments écœurants, mais apparemment la jeune femme avait décidé de ne pas s’attarder, les motivant à commencer à répéter en attendant le Seigneur Orpheos. « T’as entendu la dame ?  Ce serait dommage qu’on se momifie à force de l’attendre ! » plaisanta-t-il en faisant référence à son propre rôle. Aussi prit-il l’initiative d’avancer jusqu’à un espace un peu plus large. Il laissa tomber son sac au sol et leur offrit un sourire carnassier annonçant son désir de commencer. Même s’il priait pour que son mal de tête s’estompe encore un peu.


Luka

Le Changelin

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« Comment t’as fait pour faire ça sans que je le remarque ? » S'exclama Aalis, et la surprise toute ingénue que Luka lisait dans ses yeux attisa en lui une étincelle fugace de pure joie. Il se contenta de lui sourire, en haussant brièvement les épaules, bien qu'il lui avait été facile de s'isoler pour venir à bout de ses méfaits. Ils se laissaient tous deux une grande marge de liberté et d'autonomie, bien qu'il semblait à tous, même à eux mêmes, qu'ils étaient inséparables. Et soudain, avant qu'il ne s'embarrasse d'explications futiles, Lis l'avait enveloppé dans une étreinte féroce et affectueuse qui lui coupa le souffle. « T’es vraiment adorable comme garçon, tu sais ? Oui, oui, j’adore ! » Et comme d'un commun accord, ou comme deux êtres qui, à force de se côtoyer, avaient progressivement adopté les mêmes habitudes, ils finirent par rire tous les deux, chacun enfoui dans les bras de l'autre - ivres de tendresse et de candeur, comme des enfants qui se retrouvaient.

« Lis a raison, renchérit Negaï, bien que celui-ci restait à distance respectable du reste de leur toute petite troupe. Il bredouillait un peu sous le coup de l'émotion, ce que Luka aurait sans doute relevé s'il n'avait pas conscience que son comédien était aussi mal à l'aise avec son affect personnel. Avec sa gueule de bois pour couronner le tout, le dramaturge se montrerait assez clément et ne le taquinerait pas plus que de raison : il avait un peu de pitié pour son prochain. Celui-ci continua : « On n’avait pas besoin de ça pour garder cette expérience en nous, mais c’est vraiment gentil, ‘rci ! Pour tout. »
La main de l'homme d'ordinaire si habitué à séduire frôlait la boucle d'oreille qu'il portait à son lobe percé, et ce geste infime émut Luka plus que de raison. Cet anneau d'or était un présent qu'il lui avait fait quelques temps plus tôt, à la venue de l'hiver. Il ne pensait pas qu'il le mettrait si fréquemment.

Aalis l'arracha à sa contemplation lorsqu'elle les tança tous deux sans méchanceté : « Mais au boulot, bande de sentimentaux ! » Elle s'était légèrement écartée du petit groupe, et tournait à présent autour d'elle-même, aussi souple que le vent. Sa jupe rapiécée virevoltait autour de ses mollets comme une fleur qui s'épanouissait à l'air libre ; si Luka s'était trouvé dans son univers onirique, il aurait très certainement teint le tissu qui dansait à sa jambe en jaune vif, car Lis était le soleil autour duquel il était prêt à graviter pour le reste de sa vie. « Toi, le Comte, c’est parti ! Scène du monologue ! »

Negaï renchérit sur le même ton, un sourire presque féroce aux lèvres, à la manière d'un loup qui retroussait ses dents. « T’as entendu la dame ?  Ce serait dommage qu’on se momifie à force de l’attendre ! »

Luka acquiesça, et effaça toute trace d'affection excessive de son regard, pour ne plus se concentrer que sur la tâche qui lui incombait. Deux semaines. C'était beaucoup, et pourtant si peu au vu du travail qui leur restait à faire... Mais deux semaines suffiront. Ils répéteraient sans relâche, quotidiennement, jusqu'à ce que la pièce s'incorpore à leur vie. Ses comédiens avaient raison : pas besoin de preuve tangible pour garder un morceau de leurs spectacles en eux. Le cycle de Nayru imposait déjà ses empreintes, et pourtant, Luka songeait encore parfois à Albe, leur pièce d'été.

Le chef de troupe déposa à son tour toutes ses affaires sur la belle pelouse de Sa Majesté, tout en se déchargeant de sa mandoline par la même occasion. L'étui de fortune qui la transportait semblait dissimuler autre chose, et c'était avec enthousiasme qu'il s'empressa d'extirper les quelques outils de théâtre qu'il emmenait partout avec lui depuis la création du Comte. Le ton ferme : « Vous avez raison, lançons-nous tout de suite. Mais plutôt qu'un monologue, que diriez-vous d'essayer nos nouveaux accessoires ? »

Et sans autre forme de procès, il tendit d'un geste brusque un masque à Negaï. Ils n'avaient pas encore eu le temps de les peindre, mais chacun avait fabriqué le sien, avec l'aide de Luka pour les finitions - celui-ci se débrouillait de mieux en mieux en sculpture sur bois). Celui du comédien à la longue chevelure était un masque au long bec de corbeau qui ne recouvraient que la partie supérieure de son visage, laissant ainsi sa bouche à l'air libre : libre de parler, d'articuler. Les fentes qu'ils avaient creusées au niveau des yeux penchaient sur les côtés externes, pour lui donner un petit quelque chose de mélancolique. Une ficelle précaire permettrait au masque de tenir sur le visage du comédien, mais Luka était déterminé à consolider le tout après le premier essai : après tout, c'était la première répétition où ils emploieraient ceux-ci.

Le ton léger, le garçon reprit : « On va faire ça comme ça : chacun va mettre son masque, et essayer de trouver une voix qui convient au visage qu'il présente. Un masque dégage forcément une personnalité, comme s'il était vivant, dans une certaine mesure. Vous l'avez construit vous-même, alors... Faisons maintenant l'effort de se l'approprier vraiment, d'accord ? »

Il sortit de son étui le masque de Lis et le sien, qu'il avait rangé côte-à-côte. Deux masques de sorcières, tous deux aux nez grotesques et aux yeux penchés sur les côtés internes, farceurs et mauvais. Ceux-ci, à l'instar de celui de Negaï, ne recouvraient eux aussi que la partie supérieure de leur visage. Il tendit celui au nez en forme de trompette à sa comédienne, avant de s'emparer du sien, au long nez crochu (bien plus prononcé que le sien, bien réel). Avec une révérence presque religieuse, le dramaturge porta le masque à ses yeux, la nuque courbée ; il posa ce visage par-dessus le sien, la main ouverte pour le maintenir en place, avant de passer la ficelle fragile par-dessus son crâne. Celle-ci ne se rompit pas : il espérait qu'elle tiendra le coup jusqu'au bout.

Lorsqu'il releva la tête vers ses amis, il fit l'effort de transformer tout le maintien général de son corps. Il fallait entrer en soi pour laisser place au masque qui lui collait à la peau. Lorsqu'il sourit, ses dents ressortirent sur son visage figé de sorcière. Le dos légèrement courbé vers l'avant, les bras pendouillant devant lui, il fit l'effort de ne pas seulement paraître grossière comme l'était son personnage, mais aussi foncièrement effrayante. Chaque pas, chaque mouvement de tête ou de bras, chaque geste qu'il effectuait avait quelque chose de désarticulé, car tel était le caractère qu'il trouvait approprié pour Ortie la Sorcière.

Lorsqu'il ouvrit la bouche, sa voix en sortit enrouée, comme celle d'un fumeur de longue date ou d'une vieille femme :
« Mais pourquoi Le Comte reste-t-il ainsi stupéfait ? Allons, ma sœur, relevons ses esprits, en lui montrant le meilleur de nos divertissements. » Le comédien récitait le texte. Il se racla la gorge deux fois avant de reprendre, car parler ainsi lui faisait un peu mal, il ne s'était pas encore habitué : « Je vais charmer l’air pour en tirer des sons, tandis que vous exécuterez votre antique ronde. Puisse alors ce roi d'antan reconnaître que nous avons dignement fêté sa renaissance ! »

Un rire aigu, presque hystérique, agita le corps de marionnette brisée de la Sorcière Ortie. Luka sortit ensuite sa mandoline de son étui, avant d'en tirer quelques notes désaccordées. Bientôt, il entama un air mystique - une vieille ballade amoureuse de son pays, qu'il avait déformé afin de la rendre plus lugubre, plus funèbre - et le masque se tourna en même temps que lui-même vers Aalis, attentif, dans l'espoir qu'elle se mette effectivement à danser. Danser avec le masque, bien entendu. Danser au rythme soutenu de cette hymne sauvage, les cheveux agités par le mouvement, danser comme une diablesse sous un rayon de lune.

Luka était complètement rentré dans le jeu. L'extrait de scène qu'il proposait se situait vers le début du spectacle, en deuxième scène de l'Acte I. Maintenant que les Sorcières avaient entamé leur rituel de bienvenue, c'était au tour du Comte Hiver, qui venait tout juste de sortir des limbes de la mort, de prendre parole. Et dans ce cas bien précis, c'était au tour de Negaï de donner naissance à son personnage, avec le masque qu'ils avaient si amoureusement taillé pour celui-ci. C'était avec une fébrilité à peine contenue que Luka continua à jouer, encore et encore, ses doigts dansant eux aussi sur les cordes usées de son instrument.

Quand tu veux, Negaï, avait-il envie de dire - mais cela briserait le jeu. Quand tu veux, Comte Hiver. Imprègne-toi de la musique, jusqu'à ce qu'elle te fournisse ta propre voix.
Il me tarde de te rencontrer.



[Citation légèrement modifiée des Trois Sorcières de Macbeth, Acte IV scène 1.]


Negaï


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(vide)

Luka était lancé, alors là, il ne s’agissait plus de rigoler. En effet, quand le comédien entrait dans le jeu et dans son rôle, plus rien ne pouvait l’en arracher, à part peut-être les conseils qu’il pouvait apporter aux autres. Quelque part, même si parfois il se sentait un peu prisonnier de la contrainte, Negaï appréciait majoritairement cette rigueur. Rigueur qui lui avait toujours manquée. Et avoir un cadre, tout le monde disait que c’était ce qui était le mieux pour les garnements dans son genre.

Au départ, il s’était dit qu’à son âge, c’était déjà trop tard pour essayer de rattraper toutes les erreurs qui le caractérisaient, et pourtant, il avait su trouver son équilibre dans toute cette aventure qui lui serait apparue comme des plus barbantes avant qu’il ne s’y embarque.

Un petit sourire décrispa son visage alors qu’il se perdait dans la liste de ce que sa petite famille des estrades branlantes lui avait apporté. Mais comme il s’était fait la réflexion, Luka était lancé, alors il releva vite les yeux pour découvrir le masque qu’il avait lui-même taillé avec ses deux compagnons. Luka avait affiné quelques détails. Étrangement, le rendu lui plaisait beaucoup plus qu’il ne l’avait espéré.

Il était rassuré à l’idée d’avoir se masque sur son visage. Une partie de ses traits uniquement serait dissimulée, mais notamment ses yeux. Il en avait toujours eu peur, pour des raisons contradictoires : pour les choses qu’ils n’exprimaient obstinément pas, et pour les choses qu’ils pourraient un jour exprimer malgré lui.

D’un ample geste de bras, il posa le bois sur son visage, en faisant moins dans le spectaculaire que le brun. De son autre main, il passa délicatement la ficelle au dessus de son crâne et enroula quelques mèches autour pour que celle-ci soit plus discrète et également pour que l’attache soit plus solide.

« Mais pourquoi Le Comte reste-t-il ainsi stupéfait ? Allons, ma sœur, relevons ses esprits, en lui montrant le meilleur de nos divertissements. Je vais charmer l’air pour en tirer des sons, tandis que vous exécuterez votre antique ronde. Puisse alors ce roi d'antan reconnaître que nous avons dignement fêté sa renaissance ! »

Les poils se dressèrent sur les bras du violet qui avait à nouveau levé les yeux juste à temps pour observer la transformation de Luka et d’Aalis, qui n’avaient plus lieu d’être, remplacés par deux sorcières qui n’avaient d’yeux et de rires que pour lui, ou plutôt pour le Comte qu’il devenait peu à peu lui aussi. Cette aptitude qu’avait le jeune garçon à changer de peau comme cela était tant inquiétante qu’enviable. Ce trop-plein d’émotions allant d’un opposé à l’autre grisait tout bonnement l’Incube qui n’en montra alors rien.

Ses lèvres pincées tiraient ses commissures vers le bas, faisant ressortir l’air triste de son masque. Trouver ce qui animait le Comte, se l’approprier, et l’exprimer. Il répéta les quelques phrases qu’il avait lues et relues sur les parchemins que lui avaient confiés Luka dans sa tête, avant de se lancer.


« Je vous en conjure, au nom de la chose que vous professez, quels que soient vos moyens de savoir, répondez-moi ! » lança-t-il d’une voix plus grave que la sienne, plus tremblante, aussi. Ce genre de tremolo qui vient danser dans la gorge de ces chanteurs qui appellent les émotions de ceux qui les écoutent.

Il était plutôt satisfait des sonorités qu’il avait imaginées et qu’il savait reproduire. Le timbre avait ce quelque chose d’outre-tombe  par son côté très grave, mais il aimait y ajouter la fragilité propre aux doutes du monstre qu’il incarnait. Il appréciait trancher avec le côté manichéen des contes, et la nuance lui avait manqué chez Corneille, son précédent rôle.

Quand la musique des sorcières s’éleva, il laissa ses bras suivre le rythme en s’entrechoquant, faisant danser quelques bracelets qu’il portait et qui rappelaient le bruit des ossements dont il devait simplement être fait. A nouveau le tremblement se fit visible dans sa gestuelle. Son personnage avait peur et ne savait pas ce qu’il faisait là. Ce qu’il tâcha d’éclaircir.


« Dussiez-vous déchaîner les vents et les lancer  à l’assaut des églises, dussent les vagues écumantes détruire et engloutir toutes les marines, dussent les blés en épis être couchés, et les arbres abattus,  dussent les châteaux s’écrouler sur ceux qui les gardent, dussent les palais et les pyramides renverser leurs têtes sur leurs fondements, dussent du trésor  de la nature tomber pêle-mêle tous les germes, jusqu’à ce que la destruction même soit écœurée, répondez ! Comment un Mort peut-il se relever ? Ou comment peut-il se coucher à nouveau ? »

Il n’était plus certain des derniers mots, et sa tête lui faisait toujours un peu mal, ce qui rendait encore plus difficile l’accès à sa mémoire. Mais l’idée était passée.

Il se traina lugubrement vers ses deux bourreaux aux nez démesurés dans une position suppliante et grotesque. Plus qu’une demande, c’était une prière empreinte de souffrance que le comédien livrait aux deux autres. Et qui le touchait bien plus qu’il n’aurait pensé, encore une fois. Il prenait seulement conscience de la signification de ces mots qui jusqu’alors n’avaient été que cela : des mots.


Aalis


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Aalis fit place à Chardon, tandis qu’elle nouait le masque au nez crochu en prenant garde à ne pas prendre de cheveux en même temps. La sorcière était laide, cynique, elle se jouait des tourments du pauvre Comte ramené des morts dans une attitude de moquerie ambiguë, il fallait que cette laideur grotesque, ce cynisme l’empreignent toute entière. Elle se redressa à demi, les genoux arqués, les pieds en dehors, un sourire sans dents sur le visage, et à l’ordre de sa sœur qui commença alors sa chanson des diables, elle bondit comme un crapaud sous la lune, accueillant le Mort-Vivant par ses cabrioles monstrueusement bouffonne, le rire tintant comme le verre qui se brise et qui grince.

« Dussiez-vous déchaîner les vents et les lancer  à l’assaut des églises, dussent les vagues écumantes détruire et engloutir toutes les marines, dussent les blés en épis être couchés, et les arbres abattus,  dussent les châteaux s’écrouler sur ceux qui les gardent, dussent les palais et les pyramides renverser leurs têtes sur leurs fondements, dussent du trésor  de la nature tomber pêle-mêle tous les germes, jusqu’à ce que la destruction même soit écœurée, répondez ! Comment un Mort peut-il se relever ? Ou comment peut-il se coucher à nouveau ? »

Elle rit à nouveau, et d’un saut se trouva devant le Comte, qui se traînait, apeuré et gémissant, devant elles. Puis, ce fut à son tour de parler, et il fallut trouver la voix de Chardon pour couvrir la sienne. Elle tourna encore une fois autour de cette bête, comme un démon aux aguets, et ses mots s’élevèrent, nasillards et coassants.

« Ah, parle ! Ah, que de questions ! Dis, aimes-tu tout savoir de notre bouche, ou de celle de nos maîtres, toi qui viens de leur royaume ? »

Zut ! La voix n’était pas sortie comme prévu. Bah. Ce n’était déjà pas si mal. Ils le lui diront, si ça n’était pas sorti de façon convaincante. Foutre-Din, que jouer la sorcière était amusant. Beaucoup plus drôle que faire la Renarde, en fait. La sage Renarde. Ici, elle pouvait jouer à être un crapaud si ça lui plaisait. Elle pouvait même coasser si elle en avait envie. Alors, elle coassa, avant de bondir à nouveau vers sa sœur d’une scène, Ortie, qui égrenait encore ses notes des enfers sur sa mandoline.

(Une chance que cet instrument soit tout abîmé, il convenait parfaitement pour le rôle.)


« Que dit-il, ma sœur ? Versons le sang d’un pourceau. Euh. »

Mince. Trou. L’espace d’une seconde, Aalis lança un sourire d’excuse à Luka, avant de reprendre sa voix d’amphibien.

« Versons le sang d’une truie qui a mangé ses neuf pourceaux, prenons de la graisse qui a suinté du gibet d’un meurtrier, et jetons les dans les flammes ! »

A moins qu’elle n’ait piqué là la réplique d’Ortie. Elle ne se souvenait plus. Mieux valait faire comme si de rien n’était, et continuer la scène… Elle se ferait gronder si elle s’interrompait, et ils devaient être prêts. Dans deux semaines, ils joueraient pour la cour. Pour la cour. Elle fera son crapaud… Pour la cour.
C’en devenait encore plus drôle.

Elle se tourna vers le Comte, qui avait l’air bien malheureux et perdu. Voilà qu’elle l’avait enfin face à elle ! Son petit Comte à tourmenter. Ça changeait tout. Elle ne faisait pas que répéter les phrases du parchemin en s’amusant à lire les répliques de Negaï très vite et avec une autre voix pour pouvoir y répondre, elle tournait autour du pauvre Mort, le piquant de sa baguette, et lui riant des méchancetés à la figure. Elle s’amusait comme une folle.


Luka

Le Changelin

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Malgré la pression qui pesait sur ses maigres épaules (deux semaines, deux semaines sans plus pour boucler leur spectacle, le jour de la Fête des Morts, et la Cour qui y assistera sans doute...), Luka se surprit à se laisser aller dans l'euphorie que seule le théâtre pouvait lui procurer. Il y avait un plaisir infini à jouer avec les autres, à jouer sans retenu. Faire du théâtre, quelque part, c'était accepter de prétendre en toute honnêteté, avec le même sérieux que seuls les enfants étaient capables d'insuffler à leur imaginaire. Alors même que ses comédiens s'appropriaient leur personnage et récitaient leurs textes, chacun à sa manière (parfois non sans trous de mémoire, mais Luka laissa passer pour ne pas les couper dans leur élan), le dramaturge sentit brusquement un élan de fierté monter dans sa poitrine. C'était leur deuxième grande représentation ensemble, et ils avaient déjà tellement progressé, en ce laps de temps si court...

Le garçon qui ne grandissait pas se mit à tourner autour du Comte Hiver, à son tour, mais en traçant un cercle plus éloigné, dans le sens opposé de sa consœur sorcière. Ses doigts ne cessaient de gratter les cordes de sa mandoline, pour en tirer un air lugubre, et ses pieds légers dansaient comme ceux d'un Skullkid cruel dans la forêt noire. A chaque croassement de la Sorcière Chardon, Ortie répondait par un ricanement digne d'un oiseau de malheur. Les répliques s'enchainèrent, encore, encore, et le temps passait...

...jusqu'à ce qu'ils finissent le premier acte. Alors, le chef de troupe signala à ses comédiens un temps de pause bien mérité. Tout en retirant son masque avec précaution, Luka jeta un coup d'oeil discret au soldat qui était censé les surveiller. Celui-ci s'était installé à distance raisonnable, comme s'il craignait de se faire piétiner par les Sorcières à leur passage, et sans doute aurait-il pu réellement crier à la sorcellerie s'il n'avait pas été aussi fasciné par ce qu'ils avaient joués. Ah. Visiblement, ils avaient gagné un spectateur. Le dramaturge s'étira avant de décocher à Finn un sourire amical, dans l'espoir que celui-ci s'approche un peu pour leur donner ses impressions. Mais le jeune garde sembla se refermer comme une huître lorsqu'il s'aperçut qu'on avait remarqué son attention, et fit mine de n'avoir regardé en leur direction que pour s'assurer qu'ils n'étaient pas en train de détruire les rosiers.

Sans doute un peu déçu, mais pas non plus découragé pour autant, Luka revint auprès de ses amis. Il tenait avec tant de révérence le masque de la Sorcière Ortie qu'il lui semblait presque que ce morceau de bois contenait l'esprit d'un quelconque fantôme, dans une sorte de superstition toute enfantine. C'est sur un ton léger mais inflexible qu'il annonça la suite des festivités :
« On se laisse le temps de boire un peu et de respirer un bon coup avant de reprendre l'acte II, d'accord ? Il faut absolument qu'on retravaille l'enchaînement des scènes dans cet acte, c'est un vrai cafouillis, et je veux qu'on finisse de peaufiner tout ça aujourd'hui si possible. » Si peu de temps, et tant de choses à faire encore...

Ses yeux songeurs se posèrent brièvement sur Aalis avant qu'il ne se rappelle de sa légère hésitation. Visiblement, elle ne connaissait pas encore assez son texte pour pouvoir le ressortir en situation réelle : il était facile d'apprendre un texte comme un poème, mais cela ne suffisait pas. Dès lors que le corps se mettait à incarner les mots, leur signification véritable venaient toujours frapper le comédien, dans une expérience qu'il était d'ailleurs difficile à retranscrire. Mais c'était ce sentiment profond de révélation que Luka aurait voulu pouvoir partager avec tout son public. Il espérait que Lis elle-même finirait par vivre la Sorcière Chardon comme une redécouverte de soi.


« Mais avant qu'on reprenne notre jeu, histoire de ne pas trop nous épuiser avec nos masques, on pourrait se faire une hylienne de l'acte II ! Qu'est-ce que vous en dites ? » Une répétition à l'Hylienne consistait à ne travailler que le texte, en le récitant tout entier avec toute la troupe, afin de s'assurer qu'aucune réplique ne passerait à la trappe. C'était aussi une très bonne manière de s'approprier son texte, afin de limiter au maximum tout risque de blanc le jour de la représentation. Quelque part, c'était aussi une manière de rassurer les comédiens, car le texte était toujours une valeur sûre - quand il suffisait d'une légère baisse de motivation (ou un peu de fatigue) pour fragiliser le jeu de chacun...

« En tout cas, une chose est sûre, » annonça le chef de troupe sur un ton ferme, les yeux pétillants et espiègles, comme une promesse de réussite :
« Vous êtes épatants dans vos rôles. Je suis content qu'on ait choisi de fabriquer des masques à notre mesure : ils vous transfigurent, vous savez. »

Sans doute qu'ils n'en savaient rien. C'était difficile de se faire une idée de la qualité de leur travail tant qu'ils n'avaient pas à confronter leur spectacle à un public réel. Mais la fierté et la camaraderie demeurait, et Luka n'aurait pu trouver de meilleurs compagnons de jeu que ces deux-là, il le savait. Ils se lancèrent dans une hylienne sans perdre l'énergie qu'ils avaient gagnés précédemment en jouant avec leurs masques. Suite à quoi, ils prirent une pause plus longue, le temps de manger un bout. Ce n'était pas grand chose, juste un peu de pain et du fromage, mais ils en avaient largement assez pour trois car Luka pensait sincèrement que Jade viendrait les voir. Après tout, la jeune femme avait quitté leur troupe alors même qu'ils avaient commencé à répéter pour le Comte... Quelque part, le dramaturge avait espéré jusqu'au bout qu'elle revienne. Le rôle de la Troisième Sorcière avait été supprimé de la pièce en raison de ce départ inattendu, et parfois, Luka le regrettait un peu. Le dynamisme n'était tout simplement pas le même à deux antagonistes.

« Vous voulez casser la croûte avec nous ? » Lança le garçon aux haillons à Finn, toujours posté dans son coin. Visiblement, celui-ci ne s'attendait pas à devoir les surveiller toute la journée, car il n'avait clairement pas pris de quoi se sustenter. Ce fut, sembla-t-il, la seule raison pour laquelle le soldat s'approcha de la troupe de théâtre. L'embarras et la méfiance se lisait encore dans sa posture, bien qu'il restait prudemment neutre. Mais malgré ses airs réticents et son silence obstinément taciturne, les rires éclatants d'Aalis, les piques vives et acerbes de Negaï et les plaisanteries légères de Luka finirent par avoir raison de lui : il finit par échanger quelques mots avec eux, et quelque chose dans la ligne tendue de ses épaules sembla se décontracter.

Lorsqu'ils reprirent le second acte, le soleil traçait déjà sa route descendante dans le ciel clair. Luka pressa le jeu :
« Juste une goronne, c'est les enchaînements de scènes que je veux voir ! » Annonça-t-il à ses comédiens. Une goronne, à l'opposée d'une hylienne, était une répétition qui faisait fi de tout texte pour ne s'occuper que des déplacements des acteurs sur scène. Cela permettait en théorie aux comédiens de gagner un temps considérable dans leur journée... mais Luka se faisait tellement pointilleux que son exigence frôlait presque la sévérité, et ils progressèrent si lentement dans leur travail que le dramaturge commençait à s'arracher les cheveux de dépit. Et pourtant, ils arrivèrent à bout de l'acte II, pile alors que la nuit s'installait dans les jardins du Castel. Complètement épuisé, le chef de troupe remballa les masques et sa mandoline dans le même étui, les gestes lents, l'esprit fatigué.

« C'était bien, vraiment bien, » continuait-il d'insister auprès d'Aalis alors que celle-ci passait à côté de lui, sans doute pour l'aider à ranger. En réalité, il avait tellement donné de lui-même qu'il ne serait pas foutu de dire si ce qu'ils avaient travaillé après leur casse-croûte méritait d'être loué. Enfin. Il espérait juste qu'aucun d'entre eux n'oublieraient les indications qu'il avait si minutieusement (et si douloureusement) posées pour cet acte II de malheur.

Lorsque Finn se rapprocha du chef de troupe, ce dernier retint de peu un long soupir désabusé. Honnêtement, il était tellement sur les nerfs que la moindre remarque désagréable de la part d'un tiers risquait de l'énerver. Mais le soldat n'avait pas l'air hostile, ni même particulièrement agacé, et c'était d'un ton neutre qu'il leur annonça la nouvelle :
« Je suis allé me renseigner auprès de mes supérieurs, » commença-t-il, et Luka eut un bref moment de réflexion, car il n'avait même pas vu le soldat quitter les jardins tant il s'était concentré sur la répétition. « On m'a demandé de vous escorter jusqu'à votre logement. »

Ce n'était sans doute pas grand chose. Certainement pas les écuries, mais encore moins le bâtiment des aristocrates. Cependant, à la perspective de dormir au château - du pain et un logis, comme l'avait si justement décrit Aalis lorsqu'elle avait appris la bonne nouvelle - le visage de Luka sembla s'éclaircir un peu. Ils n'avaient certes pas vu l'ombre du Chancelier des Beaux-Arts depuis qu'ils l'avaient quitté à la place centrale de la Citadelle, mais celui-ci avait tenu ses promesses. Cela, Luka ne l'oublierait pas. « Merci mon brave, » dit-il au soldat qui les avait accompagné depuis le début de la journée. « Je sais que ça n'a pas été facile de s'occuper de nous. Quelque part, nous ne sommes rien de plus que de grands enfants. Mais si cela te dit, viens nous voir jouer à la Fête des Morts ! Cela nous fera plaisir de voir un visage familier dans la foule. »

Ces propos eurent le mérite de tirer un sourire sincère à l'homme d'armes. Celui-ci, fidèle à ses paroles, les accompagna jusqu'à leur logement de deux semaines, avant de s'éclipser. Bien. Une seule pièce pour trois personnes, mais tout était là. Un confort minimal pour le château, mais confort tout de même, pour des gueux qui ne faisaient à peine que survivre depuis le début du cycle de Nayru : Luka sentit une vague de gratitude le submerger, alors qu'il prenait ses repères dans la chambre. Visiblement, ils avaient prévu le logement pour plus de trois personnes : sans doute pensaient-il accueillir une troupe de quinze personnes. Le garçon n'allait pas s'en plaindre. Il fit mine de vouloir se bagarrer avec Negaï pour la place la plus proche de la fenêtre, et laissa finalement Aalis s'en accaparer. L'avenir semblait définitivement sourire à la troupe d'Albe s'ils pouvaient se permettre de trouver des petits moments de bonheur dans une vie qui sortait de ses mornes habitudes.




[HRP : Une répétition qui ne concerne que le texte s'appelle en réalité une italienne ; une répétition qui ne concerne que les mouvements s'appelle une allemande.]