Posté le 13/02/2015 21:27
« Comment t’as fait pour faire ça sans que je le remarque ? » S'exclama Aalis, et la surprise toute ingénue que Luka lisait dans ses yeux attisa en lui une étincelle fugace de pure joie. Il se contenta de lui sourire, en haussant brièvement les épaules, bien qu'il lui avait été facile de s'isoler pour venir à bout de ses méfaits. Ils se laissaient tous deux une grande marge de liberté et d'autonomie, bien qu'il semblait à tous, même à eux mêmes, qu'ils étaient inséparables. Et soudain, avant qu'il ne s'embarrasse d'explications futiles, Lis l'avait enveloppé dans une étreinte féroce et affectueuse qui lui coupa le souffle. « T’es vraiment adorable comme garçon, tu sais ? Oui, oui, j’adore ! » Et comme d'un commun accord, ou comme deux êtres qui, à force de se côtoyer, avaient progressivement adopté les mêmes habitudes, ils finirent par rire tous les deux, chacun enfoui dans les bras de l'autre - ivres de tendresse et de candeur, comme des enfants qui se retrouvaient.
« Lis a raison, renchérit Negaï, bien que celui-ci restait à distance respectable du reste de leur toute petite troupe. Il bredouillait un peu sous le coup de l'émotion, ce que Luka aurait sans doute relevé s'il n'avait pas conscience que son comédien était aussi mal à l'aise avec son affect personnel. Avec sa gueule de bois pour couronner le tout, le dramaturge se montrerait assez clément et ne le taquinerait pas plus que de raison : il avait un peu de pitié pour son prochain. Celui-ci continua : « On n’avait pas besoin de ça pour garder cette expérience en nous, mais c’est vraiment gentil, ‘rci ! Pour tout. »
La main de l'homme d'ordinaire si habitué à séduire frôlait la boucle d'oreille qu'il portait à son lobe percé, et ce geste infime émut Luka plus que de raison. Cet anneau d'or était un présent qu'il lui avait fait quelques temps plus tôt, à la venue de l'hiver. Il ne pensait pas qu'il le mettrait si fréquemment.
Aalis l'arracha à sa contemplation lorsqu'elle les tança tous deux sans méchanceté : « Mais au boulot, bande de sentimentaux ! » Elle s'était légèrement écartée du petit groupe, et tournait à présent autour d'elle-même, aussi souple que le vent. Sa jupe rapiécée virevoltait autour de ses mollets comme une fleur qui s'épanouissait à l'air libre ; si Luka s'était trouvé dans son univers onirique, il aurait très certainement teint le tissu qui dansait à sa jambe en jaune vif, car Lis était le soleil autour duquel il était prêt à graviter pour le reste de sa vie. « Toi, le Comte, c’est parti ! Scène du monologue ! »
Negaï renchérit sur le même ton, un sourire presque féroce aux lèvres, à la manière d'un loup qui retroussait ses dents. « T’as entendu la dame ? Ce serait dommage qu’on se momifie à force de l’attendre ! »
Luka acquiesça, et effaça toute trace d'affection excessive de son regard, pour ne plus se concentrer que sur la tâche qui lui incombait. Deux semaines. C'était beaucoup, et pourtant si peu au vu du travail qui leur restait à faire... Mais deux semaines suffiront. Ils répéteraient sans relâche, quotidiennement, jusqu'à ce que la pièce s'incorpore à leur vie. Ses comédiens avaient raison : pas besoin de preuve tangible pour garder un morceau de leurs spectacles en eux. Le cycle de Nayru imposait déjà ses empreintes, et pourtant, Luka songeait encore parfois à Albe, leur pièce d'été.
Le chef de troupe déposa à son tour toutes ses affaires sur la belle pelouse de Sa Majesté, tout en se déchargeant de sa mandoline par la même occasion. L'étui de fortune qui la transportait semblait dissimuler autre chose, et c'était avec enthousiasme qu'il s'empressa d'extirper les quelques outils de théâtre qu'il emmenait partout avec lui depuis la création du Comte. Le ton ferme : « Vous avez raison, lançons-nous tout de suite. Mais plutôt qu'un monologue, que diriez-vous d'essayer nos nouveaux accessoires ? »
Et sans autre forme de procès, il tendit d'un geste brusque un masque à Negaï. Ils n'avaient pas encore eu le temps de les peindre, mais chacun avait fabriqué le sien, avec l'aide de Luka pour les finitions - celui-ci se débrouillait de mieux en mieux en sculpture sur bois). Celui du comédien à la longue chevelure était un masque au long bec de corbeau qui ne recouvraient que la partie supérieure de son visage, laissant ainsi sa bouche à l'air libre : libre de parler, d'articuler. Les fentes qu'ils avaient creusées au niveau des yeux penchaient sur les côtés externes, pour lui donner un petit quelque chose de mélancolique. Une ficelle précaire permettrait au masque de tenir sur le visage du comédien, mais Luka était déterminé à consolider le tout après le premier essai : après tout, c'était la première répétition où ils emploieraient ceux-ci.
Le ton léger, le garçon reprit : « On va faire ça comme ça : chacun va mettre son masque, et essayer de trouver une voix qui convient au visage qu'il présente. Un masque dégage forcément une personnalité, comme s'il était vivant, dans une certaine mesure. Vous l'avez construit vous-même, alors... Faisons maintenant l'effort de se l'approprier vraiment, d'accord ? »
Il sortit de son étui le masque de Lis et le sien, qu'il avait rangé côte-à-côte. Deux masques de sorcières, tous deux aux nez grotesques et aux yeux penchés sur les côtés internes, farceurs et mauvais. Ceux-ci, à l'instar de celui de Negaï, ne recouvraient eux aussi que la partie supérieure de leur visage. Il tendit celui au nez en forme de trompette à sa comédienne, avant de s'emparer du sien, au long nez crochu (bien plus prononcé que le sien, bien réel). Avec une révérence presque religieuse, le dramaturge porta le masque à ses yeux, la nuque courbée ; il posa ce visage par-dessus le sien, la main ouverte pour le maintenir en place, avant de passer la ficelle fragile par-dessus son crâne. Celle-ci ne se rompit pas : il espérait qu'elle tiendra le coup jusqu'au bout.
Lorsqu'il releva la tête vers ses amis, il fit l'effort de transformer tout le maintien général de son corps. Il fallait entrer en soi pour laisser place au masque qui lui collait à la peau. Lorsqu'il sourit, ses dents ressortirent sur son visage figé de sorcière. Le dos légèrement courbé vers l'avant, les bras pendouillant devant lui, il fit l'effort de ne pas seulement paraître grossière comme l'était son personnage, mais aussi foncièrement effrayante. Chaque pas, chaque mouvement de tête ou de bras, chaque geste qu'il effectuait avait quelque chose de désarticulé, car tel était le caractère qu'il trouvait approprié pour Ortie la Sorcière.
Lorsqu'il ouvrit la bouche, sa voix en sortit enrouée, comme celle d'un fumeur de longue date ou d'une vieille femme : « Mais pourquoi Le Comte reste-t-il ainsi stupéfait ? Allons, ma sœur, relevons ses esprits, en lui montrant le meilleur de nos divertissements. » Le comédien récitait le texte. Il se racla la gorge deux fois avant de reprendre, car parler ainsi lui faisait un peu mal, il ne s'était pas encore habitué : « Je vais charmer l’air pour en tirer des sons, tandis que vous exécuterez votre antique ronde. Puisse alors ce roi d'antan reconnaître que nous avons dignement fêté sa renaissance ! »
Un rire aigu, presque hystérique, agita le corps de marionnette brisée de la Sorcière Ortie. Luka sortit ensuite sa mandoline de son étui, avant d'en tirer quelques notes désaccordées. Bientôt, il entama un air mystique - une vieille ballade amoureuse de son pays, qu'il avait déformé afin de la rendre plus lugubre, plus funèbre - et le masque se tourna en même temps que lui-même vers Aalis, attentif, dans l'espoir qu'elle se mette effectivement à danser. Danser avec le masque, bien entendu. Danser au rythme soutenu de cette hymne sauvage, les cheveux agités par le mouvement, danser comme une diablesse sous un rayon de lune.
Luka était complètement rentré dans le jeu. L'extrait de scène qu'il proposait se situait vers le début du spectacle, en deuxième scène de l'Acte I. Maintenant que les Sorcières avaient entamé leur rituel de bienvenue, c'était au tour du Comte Hiver, qui venait tout juste de sortir des limbes de la mort, de prendre parole. Et dans ce cas bien précis, c'était au tour de Negaï de donner naissance à son personnage, avec le masque qu'ils avaient si amoureusement taillé pour celui-ci. C'était avec une fébrilité à peine contenue que Luka continua à jouer, encore et encore, ses doigts dansant eux aussi sur les cordes usées de son instrument.
Quand tu veux, Negaï, avait-il envie de dire - mais cela briserait le jeu. Quand tu veux, Comte Hiver. Imprègne-toi de la musique, jusqu'à ce qu'elle te fournisse ta propre voix.
Il me tarde de te rencontrer.
[Citation légèrement modifiée des Trois Sorcières de Macbeth, Acte IV scène 1.]