Posté le 25/09/2014 02:25
« Bonne nuit, monsieur. »
Il eut envie de la corriger, de lui interdire de l'appeler ainsi, mais elle sortit de la pièce en lui souriant, avant qu'il en ait eu le temps. Son dos retomba contre la paillasse et il soupira longuement, un long trait de fumée noire comme la suie expulsé de ses poumons. Il avait du mal à garder les yeux ouverts mais il refusait le sommeil. La prochaine bouffée d'Alkaz serait la dernière, car il avait utilisé ses derniers restes pour remplir la pipe qu'il tenait entre ses mains tremblantes. Il toussa, peu habitué à une telle merveille...Ou une telle horreur, selon les points de vues.
Aedelrik n'avait jamais consommé auparavant l'herbe connue dans son pays comme la Mort de l'Âme. Il en avait emporté un peu dans son exil, avec d'autres drogues, dans l'idée qu'il pourrait en vendre à prix d'or dans d'autres contrées, mais les Hyliens étaient peu consommateurs de produits aussi puissants. Alors, elle était restée là, au fond de son unique bagage, plus comme un souvenir qu'autre chose. Il avait même pensé à la jeter. C'eut été une grossière erreur, se dit il.
Le voleur mit la pipe à ses lèvres et inspira, attirant la fumée dans sa bouche, puis plus loin, dans ses poumons. Il en sentit aussitôt les effets et ils furent saisissants. Les lignes se troublèrent, le feu dans le coin de la pièce l'enveloppa d'une chaleur redoublée et il se sentit détendu, presque apaisé. Un instant, il essaya de se remémorer les raisons de sa présence en cet endroit, et n'y parvenant pas, il cessa d'y penser. L'Alkaz était décidément une véritable merveille.
« Toi et tes principes débiles... Tu n'aurais jamais dû te refuser un tel plaisir. »
Pendant un temps, il dériva entre l'éveil et les ténèbres reposantes, incapable de sentir le temps passer ou de se souvenir de ce qui l'avait poussé à une telle expérience. Et puis, les effets commencèrent à se dissiper. Les lignes reprirent peu à peu leur forme, le feu crépitait si fort que le bruit lui semblait assourdissant, la chaleur laissa la place à un froid glacial qui lui mordait également l'esprit. L'étranger porta machinalement la pipe à ses lèvres pour constater que les derniers restes de la drogue s'étaient consumés. Il était à court.
Rendu furieux par ce manque impromptu et frustrant, son attention se reporta sur la bouteille d'alcool qu'il avait abandonné pour la drogue peu auparavant. Avant que le voleur n'ait porté le goulot à ses lèvres, des bribes de souvenirs lui revinrent. La jeune fille était une donneuse de joie, et une bonne, car elle s'était montrée adorable alors même qui lui n'avait pas été capable de lui faire vraiment honneur. Rien de très honteux, mais rien de fameux non plus. Rageant à cette pensée humiliante, il pencha la tête en arrière et but longuement. Un véritable élixir de feu lui coula dans la gorge, le sortant pour de bon de sa torpeur.
D'un coup, Aedelrik se souvint.
La douleur venant des plaies fraîchement recousues fut comme si la foudre venait de lui tomber dessus. Il sut pourquoi il avait eu besoin de l'alcool, de la drogue, du corps d'une femme pour le réchauffer, et sa morosité le fit aussitôt se voûter sous son poids. Son regard vide se promena au hasard sur la pièce, pour venir se fixer sur le feu. Comme fasciné par la danse des flammes, il reprit une longue gorgée. L'alcool avait le goût de pisse et de bille. C'était un breuvage ignoble, pas digne d'un homme comme lui.
Ou peut être bien que si, justement. En tout cas, ça n'avait pas un goût aussi amer que la défaite, humiliante, écrasante, sans concession ni coups rendus. Battu à plates coutures par une femme.
« Qu'es-ce qui t'es arrivé, pauvre con ? Hier, tu faisais trembler le plus féroce des champions dans les arènes de Genua, et aujourd'hui, tu te fais envoyer hors du terrain par un tour de passe-passe. »
Mais elle avait triché. Pas selon les règles officielles, bien sur. Rien n'interdisait ce genre de sournoiseries, et il était bien placé pour le savoir. Mais elle avait usé de magie dans une arène. Pour un ancien gladiateur comme Aedelrik, c'était un blasphème, une hérésie impardonnable. Oui, c'était à cela qu'il devait sa défaite, à cela et aux maîtres du tournoi qui détestaient les étrangers. Le voleur en était persuadé, le simple fait de venir d'ailleurs lui avait été fatal. Autrement, on aurait déclaré le match nul et à recommencer. Un sort de vent...
« Nan, c'est de ta faute, connard. Tu n'as pas été capable de saisir ta victoire quand tu la tenais, et elle t'as échappé. Si tu n'avais pas voulu faire le fier devant la foule, tu n'en serais pas là. »
Les mots étaient sortis tout seuls, comme si la part sobre d'Aedelrik lui parlait. Et la part qui était de plus en plus saoul ne pouvait supporter ce ton moralisateur. De rage, le Renard envoya violemment la bouteille contre le sol, où elle explosa en un grand nombre de morceaux. Alors qu'il aurait dû se sentir soulagé, le voleur ne ressentit qu'une profonde lassitude. Après tout, il ne pouvait réfuter les arguments de sa raison. Cet échec n'était que le dernier d'une longue série. Echec à sauver son père adoptif, échec à sauver son maître, à sauvegarder sa première guilde, puis sa seconde.
Son regard se porta alors sur un grand éclat de la bouteille, au bord acéré. Sans vraiment réfléchir, il s'en empara et le porta devant ses yeux. Un instant immobile, le visage interdit, il se fit une légère entaille au doigt, qui se mit à saigner. Il soupira longuement, et, à gestes très lents, releva sa manche droite. De nombreuses cicatrices lui ceignaient déjà les bras, dont beaucoup qu'il s'était infligé enfant, pour supporter la douleur des premiers drames de sa vie.
Le verre rencontra la peau, et la sensation de froid le fit frissonner. Sans hésiter, Aedelrik trancha, une première fois, dans le sens de la largeur. Puis une seconde. Puis une troisième. La douleur fut immense et instantanée, mais elle parut chasser ses pensées noires, un instant. Il s'entailla presque vingt fois, sur toute la longueur, puis lâcha l'éclat de bouteille.
Enfant, il s'empressait de nettoyer les plaies et de les bander. Mais pas cette fois. Il comptait bien ne plus avoir à faire s'enfuir la douleur à nouveau. Cette nuit serait sa dernière, le numéro final du cirque qu'avait été sa vie. Le dernier acte de cette tragi-comédie absurde. Et sa scène serait la nuit, comme elle l'avait toujours été. Se relevant tant bien de mal, il sortit d'un pas chancelant et lourd.
Tandis qu'il quittait le bordel, plusieurs filles écarquillèrent les yeux devant le spectacle de son bras mutilé mais il les ignora et sortit après avoir lâché sa dernière pièce d'argent sur le comptoir. L'air frais de la nuit lui fit du bien, le fit se sentir vivant. Une douce ironie, qu'il apprécia à sa juste valeur. L'alcool faisant alors pleinement effet, il ne put se hisser, comme il en avait le projet, sur un toit pour observer la lune. Le voleur se tenait péniblement aux murs pour avancer, un pas gourd après l'autre. Sa dignité ne lui manquait pas, pas plus que la voix de sa raison qui avait disparue. Puis, il se sentit incapable d'aller beaucoup plus loin. Derrière lui, les traces de sang avaient laissées un long chemin, comme un immense serpent rouge à même le sol de terre battue. Sa vue le trahissait, tout comme son sens de l'équilibre. Il avait envie dormir, mais il ne voulait pas qu'on puisse le trouver et lui enlever sa mort.
Alors, Aedelrik se traîna jusqu'à une cour ouverte, cerclée par plusieurs bâtiments d'où ne s'échappait aucune lumière, et il se laissa tomber sur un tas de paille. Une couche rêvée pour le roi des perdants.
« Adieux, saloperie de monde pourri. Tu ne me manqueras pas. »
Il partit d'un rire faible, éraillé, et attendit la fin. Il sentait le sommeil arriver quand un son étrange lui vint.
[Privé, avec Lanre, si vous voulez vraiment venir, mp moi]