La chance, c'est avant tout une question de veine

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Jolan doigts d'Airain


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(vide)

La sangle de cuir lui rongeait l'épaule, sans chercher à le ménager. De ses longs doigts, il ramena la lanière un peu plus loin de son échine pour mieux la soulager le temps que les sœurs fassent leur office et que chacun des affamés reçoive son pain. La file, dans laquelle il faisait ligne et avec laquelle il faisait corps, s'étendait le long des remparts de la Ville-Close, plus loin encore que l’œil ne pouvait voir. Il renifla, brièvement, avant de passer la main sur le visage et sur ses yeux fatigués, lui même par trop las d'un monde dont il ne supportait que peu la cruauté, la violence et les injustices. Lentement, mais sûrement, le cortège progressa, avançant d'un pas. Quelques gardes les ceinturaient, eux. Eux, les boiteux, les canés, les lépreux. Eux, les orphelins, les vieillards et les moins-que-rien. Eux, les faibles, les incapables, les oubliés. Eux que nuls ne voyaient, sinon quelques femmes de foi naïves prêtes à mener la plus noble et la plus légitime des batailles. Elles, qui se tuaient à la tâche, tentant tant bien que mal d'apaiser ces souffrances que tout autre se refusait à entendre, à voir ou même à imaginer. Elles qui en les embrassant, eux, renonçaient à toute gloire, à toute célébrité, à toute reconnaissance. Et lui ; au centre de ce drame, essayant autant que faire se peut de jouer son acte en solitaire, de s'extirper à la tragédie qu'il réfutait hier et réfuterait encore demain. A ses pieds, il entendait les enfants pleurer et les anciens se briser en deux lors d'une quinte de toux. Il entendait les soldats s'agacer, grogner et parfois invectiver la pauvre femme qui avait le malheur de quitter un tant soit peu le rang, le dos cassé par les frêles marmots qui s'y agrippaient avec difficulté. Quand un homme la bouscula pour qu'elle reprenne sa place, il fit ainsi que faisaient tous les autres : il resta silencieux et immobile. Tout juste se contenta-t-il de serrer sa gamelle contre son torse avant de lever un regard ocre vers un ciel sombre, dont la demi-lune demeurait cachée derrière d'épais nuages grisonnants. « On avance, les affamés. Faudrait pas qu'ça prenne toute la nuit », maugréa un des veilleurs, sans hésiter à pousser ce qui passait à portée de sa main, illuminant les visages effrayés du feu doré de sa torche. « Allez, allez ! » Reprit-il, plus fort et plus insistant. La colonne ainsi bousculée se déforma d'abord avant de se rompre brutalement. « Terminé ! Fini ! » Souffla alors le même homme, commençant à disperser les quelques uns qu'il avait séparé du groupe principal. Le chapelet humain se désagrégeait bien plus vite qu'il n'avait jamais avancé. Un homme, dont le plastron était frappé de l'aigle vermeil de Zelda, se hissa sur un des étals laissé vide pour la nuit. Calant sa hallebarde entre son coude et son épaule, il porta ses mains à ses lèvres gercées et cisaillées avant de hurler à plein poumons. « ON DEGAGE ! » commença-t-il, sévère et sans compassion. « CEUX QU'ONT A MANGER LIBERENT LA RUELLE ! LES AUTRES, REVENEZ DEMAIN ! » Siffla-t-il à nouveau à l'attention des démunis, achevant de faire céder la seule muraille qu'il connaissait contre la précarité.

Jolan soupira, avant de s'arracher parmi les premiers à la nasse, peu désireux d'être plus violenté que nécessaire. Depuis quelques jours déjà, son ventre le tançait avec une ardeur qu'il aurait préféré oublier. Son regard s'acharnait à fuir cette pauvreté qu'il voyait partout, dont il aurait aimé qu'elle lui soit invisible comme c'était déjà le cas pour tant d'autres. Et s'il avait appris, à force d'expérience, que la seule véritable justice n'était ni celle des Hommes, ni celle de l'argent mais celle du hasard, force était malheureusement de constater qu'il n'avait jamais vraiment fait parti de ceux qu'elle aimait à favoriser, à épauler. « Tudieu... », soupira-t-il en proie à la faim autant qu'à la fatigue. Jetant deux suaires fragiles comme des paupières sur ses pupilles épuisées, il laissa sa paume abîmée épouser de vieilles briques effritées, longer les murs de bâtisses maussades et de bicoques désuètes, progressant lentement vers l'intérieur d'une Citadelle qu'il n'avait plus vue depuis sa tendre enfance. Aujourd'hui, il arpentait ses venelles dans le seul espoir de fuir celles de la ville d'Impa. Elles l'effrayaient bien trop pour qu'il ose encore s'y aventurer désormais. Il ignorait à quel prix Maël était prêt à payer sa carcasse, mais il n'avait aucun doute : le Rétif paierait pour qu'on le ramène à lui. Il ne l'aurait pas fait sortir des geôles de Cocorico s'il n'avait pas eu l'espoir de récupérer l'argent. Le ciel gronda violemment, impartial. « Oh, ça va ! — » Lança-t-il, agacé avant de s'adosser sous une toiture un peu plus ample que les autres. Si l'orage devait prendre, il préférait être à l'abri de la pluie, au moins un peu. S'il avait eu son luth, il aurait pu s'improviser ménestrel dans une auberge minable et invoquer la générosité du tenancier ; négocier une nuit dans la cave ou dans le grenier. Les Déesses en avait voulu autrement et il avait du hypothéquer les maigres bien qui lui restaient. Et depuis l'attaque sur Cocorico, cela ne signifiait presque plus rien : une vieille chemise de toile grisâtre de poussière et grignotée par le temps ainsi qu'une sacoche de cuir, tout juste assez grande pour contenir un vieux coffre de bois, un peu de fusain et une paire de bottes de rechange. Au moins pouvait-il encore se chausser, à défaut de se nourrir. Après les nues, son estomac grogna sourdement, comme pour lui rappeler ce qu'il était de toute façon incapable d'oublier. « Bordel, bouclez-là tous ! » Maugréa-t-il de colère, les joues humidifiées par la bruine ou par les larmes. Le cœur en proie à une révolte silencieuse, mêlée de rage, d'indignation autant que de tristesse le bâtard fit glisser sa besace sur le sol boueux avant de la battre doucement, comme il battait parfois ses oreillers, petit. Depuis, il avait appris à se contenter d'une couche plus primaire, troquant la taie pour des chausses miteuses, les draps pour quelques tuiles pas plus écartées que des créneaux. Il n'avait plus que cela, de toute façon.

La nuit était froide, plus qu'on pourrait l'attendre durant les saisons claires. Le crachin n'aidait pas, aigre et méchant qu'il était. Violent, même, à entendre tousser les malades et les miséreux qui, comme lui, trouvaient refuge çà et là. « T'as-tu un peu'd'place pour mé ? » S'enquit une petite voix de femme, sur sa gauche. « 'Commence à cracher fort... », insista-t-elle rapidement, visiblement effrayée à l'idée qu'il puisse lui refuser de partager le même mur qui ne leur appartenait pas. « Ouais », grommela-t-il seulement, peu loquace, en se relevant un peu. La fille semblait jeune, plus que lui, et au moins aussi affamée. Ses cheveux sales retombaient sur ses épaules, lesquelles soutenaient quelques haillons plus pitoyables que les siens encore. Elle s'assit rapidement sous l'arche que formait la toiture. « T'es-tu pas un nouveau, toué ? » Demanda-t-elle, en ramenant ses genoux contre son thorax. Ses pieds nus était couverts de boue, de sang séché, de cicatrices et de cales. « Si on veut », souffla-t-il, plus calmement qu'auparavant, en s'asseyant aussi. « Tu fais pas bien vieille », commenta-t-il, sans vraiment formuler la question qui lui brûlait les lèvres. Elle le comprendrait de toute façon. « J'ai bin'tôt 16 ans », fit-elle simplement, avant de tourner la tête vers lui. « Moué c'est Lily. Et pis toué ? Qui c'est qu't'es ? » Malgré la nuit, il lui semblait que ses yeux à elle plongeaient au fond des siens. « Moi c'est Corbeau », lâcha-t-il après un bref silence lui laissant le temps de réfléchir et de penser à sa réponse. Il ne savait pas qui, de ceux qui l'avait haï un jour ou le détestaient encore, le poursuivaient toujours. A force de peurs et de craintes, il s'était peu à peu forgé un masque de prudence, de méfiance également. « Eh beh ! » S'exclama-t-elle, glissant ses mains devant son visage, « ça fait dont ben des animaux en ville ! » Il fronça les sourcils, laissant les éclairs déchirer les cieux avant de reprendre. S'il pouvait en apprendre un peu plus sur une Citadelle qu'il ne connaissait que très superficiellement, il était preneur. La plupart des informateurs avec qui il avait été amené à travailler à Cocorico étaient moins généreux. « Comment-ça ? » Demanda-t-il simplement, plus prompt à écouter qu'à la couper pour une fois. « Toué, t'es-tu pas tombé avec eules'gouttes, là ? » Commença Lily en pointant du doigt la pluie et le piquant dans le peu d’orgueil qu'il avait encore. « Hmpf. — » Siffla-t-il avant de se faire couper. « Hé, papé ! Eul'premier truc à'prendre, c'est-y pas le... euh l'humblebilité ? » Il grogna, sans rien ajouter. Bien vite, la toute jeune femme repris.  « La ville est pas mal bouclée », fit-elle d'abord, désignant du menton une patrouille non loin,  « mé'bon, y'a comme même quelqu'gars pour profiter d'eula guerre et s'faire du blé sur eul'dos des autres... » Sa voix portait l'angoisse autant que la rage. « Des voleurs ? » La questionna-t-il, pour avoir davantage de précision. « Ouais, mé pas que. Pire. Des tyrans. »

Il frissonna brièvement, heureux que la nuit toujours plus sombre camoufle ses inquiétudes. « C'la dit, 'nez chanceux : y tombent-ty plus vire qu'y n'montent. En c'moment, y'en a deux qui comptent-ty. » Elle renifla lourdement, avant de regarder de droite à gauche, comme pour s'assurer que personne ne les écoutaient. « T'as-tu l'Renard et pis l'Teinteur. Sont en guerre à c'qui s'dit. Eul'premier est p'têt l'plus apprécié des p'tites gens, pour peu qu'ça veuille dire quequ'chose. » Il garda le silence, à la fois surpris et sidéré d'apprendre qu'au cœur même de la Capitale, la pègre prenait place et s'installait. Il ignorait comment l'homme qu'il avait croisé au Castel, des années plus tôt avait pu laisser la situation empirer ainsi. Il ignorait comment sa fille, en qui il croyait envers et contre-tout et malgré ses propres paradoxes, pouvait ne pas réagir. « Y'nous forcent à travailler pour eux... J'espère que ça te tombera pô d'ssus. » Siffla Lily, avant de s'allonger. Le ciel grondait toujours. « Merci. » Fit-il simplement, en l'imitant, calant sa tête contre le sac de cuir.

Peu à peu, alors que roulaient les étoiles, le courroux des Déesses finit par s'apaiser et les cieux retrouvèrent la sérénité qu'ils cherchaient. Les ombres de la nuit passèrent, sans s'attaquer à personne, d'apparence au moins. Bientôt, les premiers rayons du soleil caressèrent les toits de chaume comme d'argile, sans pour autant le tirer à un repos par trop bref. Ce fut là le travail d'une botte cloutée. « Debout, maraud », siffla la même voix que celle qui l'avait enjoint de quitter la ruelle des Sœurs, la nuit passée. Il grogna d'abord, avant de s'arracher à la boue et la crasse. « T'sais-tu qu'le vagabondage est pas toléré dans les limites de la Ville-Close ? » Lui demanda aimablement le soldat, penchant sa trogne meurtrie par les combats vers lui, les doigts fermement agrippés à la hampe de sa hallebarde. « Je sais », siffla Jolan, sans chercher davantage d'ennuis qu'il n'en avait déjà. « Alors t'sais ben qu't'as rien à faire là, mon beau. » Il sentait toute l'hostilité du soldat à son égard et se contenta d'un simple hochement de tête, trop peu confiant pour se lancer dans unes des joutes verbales qui l'avaient si souvent aidé... avant de le laisser complètement sur la paille. Ou, en l’occurrence, les pavés. Les hommes s'éloignèrent et il réalisa seulement que ses maigres effets avaient disparus. « 'Chier ! » Souffla-t-il tout bas, pour ne pas lever sur lui des soupçons d'insubordination, avant de brièvement regarder partout autour de lui... et se résoudre à cette évidence qu'il contestait et dédisait avec une véhémence qu'il savait pourtant vaine. « Réfléchis, Jolan... — », extériorisa-t-il, probablement plus volubile que d'autres ne l'auraient été dans les mêmes circonstances. « Elle a parlé d'un Renard et d'un Teinteur, pour qui elle serait contrainte de travailler... » La faim rendait les souvenirs de la nuit passée flous. Il n'avait rien avalé depuis plusieurs jours déjà, faute de pouvoir payer quoique ce soit à son arrivée, ou braconner correctement sur le chemin... « Des deux, l'un rencontrait plus de soutiens chez les 'petites-gens'... » Doigts d'Airain récitait ce qui lui semblait être une leçon donnée par un précepteur austère avant une interrogation qu'il se savait incapable de réussir. Les enjeux, cette fois, ne relevaient pas de la simple correction au bâton. Il s'agissait de retrouver le peu qu'il pouvait encore prétendre sien. « Ce héraut du bas-peuple, c'était... — Merde ! » Son poing frappa méchamment sa paume, tandis qu'il pestait contre lui même, contre sa mémoire. Sentant sur son échine le regard de la garde, il décida de s'envoler en direction des places marchandes : du Renard ou du Teinteur, il ne doutait pas que l'un comme l'autre proposaient bien gentiment leurs services et leur protection à certains commerçants. Les questionner lui permettrait d'avancer plus que se triturer le crâne sans se lancer.

Ses pas finirent par le porter jusqu'au quartier des Tanneurs, dans une allée encadrée de parts et d'autres par les marchés du cuir, de la fourrure et de la peau. Il s'approcha d'une femme, grande, à la carrure épaisse. « Hush, hush ! T'vas faire fuir le chaland ! » Le geste joint à la parole, elle insista lourdement pour qu'il ne s'approche pas plus. « Je cherche le Renard.. » eut-il à peine le temps de lancer que déjà elle plaçait ses grosses mains sur ses épaules et le repoussait de trois ou quatre pas en arrière, en plein cœur d'une devanture concurrente. Jurant dans sa barbe d'une semaine, l'Hylien ne laissa pas l'occasion à l'autre commerçant de le pousser aussi et s'éloigna sans prêter attention aux quelques mendiants qui le fixaient des yeux depuis qu'il avait ouvert la bouche. Comme pour laver un ego blessé, il épousseta ses guenilles à la manière d'un grand prince, lâchant un regard noir aux deux artisans, soudainement devenus par trop gras à son goût. « Fumiers..! » Grinça-t-il des dents trop bas pour qu'on l'entende dans le tumulte de la rue. « Maudits, autant que vous êtes. » Ajouta-t-il avec une froideur qui le surprenait lui même. Il n'avait que très rarement invoqué le mal sur les autres, malgré une tentation parfois plus forte qu'il ne l'avait pensée. Il s'avança un peu plus dans la maigre avenue, jouant de ses paumes et de ses longs doigts pour déplacer discrètement les citadins qui l'empêchaient d'avancer, sans attirer plus d'attention que nécessaire. A une ou deux reprise, également, il substitua une bourse à ce qu'il devinait être un bourgeois bien mieux lotis que les autres. La première était à moitié pleine de piécettes d'argent, de bronze et contenait même un rubis. La seconde, en revanche, était pleine à craquer de pièces de cuivre et de fer. Ce genre d'artère aussi étroite que bondée constituait l'un des meilleurs viviers pour quelqu'un de ses talents. De ceux que tous les orphelins finissent par développer tôt ou tard. Légèrement soulagé et rassuré par la perspective d'un repas chaud et d'une nuit dans un lit, il se décida à retenter sa chance. Avant de s'approcher du plus mince des commerçants, il tira le rubis de sa nouvelle besace. « Salut, l'ami ! » Lança-t-il brusquement, avant d'enchaîner avant de laisser le pauvre homme le repousser. Il glissa rapidement le rubis, teinté de reflets pourpres, sur le comptoir. « Je cherche un ami à moi... Il se fait appeler Renard. Tu saurais où... — » Le faiseur de cuir lui arracha la gemme des doigts, lui tirant presque un sourire. « Hors de ma vue, brigand ! Ou je fais venir la garde et te fais emmurer vivant ! » Le visage de Corbeau se décomposa, stupéfait autant que déboussolé. En proie, encore et toujours à une rancœur sourde, tenace. Il grinça des dents. « Comme il te siéra, ô grand Seigneur. » Siffla-t-il, rageur, détaillant la gueule de l'homme qui le rejetait comme un paria galeux. Son propre claquoir crispé, tiré par le ressentiment. Sans un mot de plus, une fois n'est pas coutume, le blond se laissa porter par la foule jusqu'à l'autre bout de la venelle, conscient qu'il lui fallait poursuivre ses recherches s'il espérait le moindre résultat... et réalisant seulement dans quels ennuis elles pouvaient le mener.

Abattu par la même cruauté de la vie qui avait voulu qu'il soit l'abomination que son père lui avait toujours reproché d'être, le Sang-Gris laissa le soleil réchauffer sa peau froide. Il s'adossa sur le mur d'une masure en chaux, avant de se laisser glisser jusqu'à s'asseoir. « J'te savais pas si sadique... » Grimaça-t-il, tentant tant bien que mal de rire de son propre malheur, d'en voir le bon. Il avait bien du mal à y parvenir, ces derniers temps. Des deux escarcelles, il attrapa la plus grosse des pièces, prêt à la sacrifier à la Dame de la Chance. « Tiens », souffla-t-il simplement avant de l'envoyer en l'air du bout de l'ongle, comme pour jouer à pile ou face. Le morceau d'argent ricocha sur les pavés avant de rouler, lentement, jusqu'à une grille d’égout et d'en longer un temps les barreaux. L'arrière de sa tête lui semblait bien trop lourde pour une nuque de plus en plus faible. Dans un soupir, il laissa son crâne jouer aux balanciers et épouser la paroi contre laquelle se reposait déjà son dos. Adressant en silence sa prière, il voilà ses yeux d'un peu de chair.


Aedelrik


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(vide)

« C'lui ! »

Au milieu de la foule se dressait, pas peu fier et un rictus mauvais déformant sa sale trogne, le faiseur de cuir, qui désignait l'homme d'un doigt aussi boudiné qu'accusateur. A ses côté, l'encadrant comme deux molosses, deux gaillards pas bien grands mais solidement bâtis et qui, fait notable, arboraient crânement plusieurs armes blanches à la ceinture. En plein jour, au beau milieu d'un quartier marchand, il fallait avoir le caleçon bien en place pour oser pareille bravade à la garde... Ou bien se sentir au dessus des lois.
Et de fait, la foule s'était naturellement fendue pour les laisser passer, comme si elle fut habituée à leur présence, voire même complice. Car il faut bien s'entendre sur un fait établi : les braves gens préfèrent la compagnie des brigands à celle des miséreux. Surtout lorsque ceux ci prononcent des noms dangereux au mauvais endroit. Aussi, pas l'un des braves bourgeois ne fit mine de s'opposer aux malandrins tandis qu'ils approchaient du misérable, sans cacher leurs intentions peu charitables.

Mais avant qu'ils n'aient pu parvenir à sa portée, une voix les interpella, de derrière eux. Une silhouette se détacha de la foule et, retirant son capuchon, dévoila sous les rayons du soleil une chevelure de miel et d'ambre en même temps qu'un sourire aux crocs acérés.


« Vous cherchez le Renard, il paraît. »

« Quessa' peut te faire ? »

Une lueur jaillit lorsque la lumière du jour rencontra l'acier d'une dague tout juste tirée du fourreau, tandis que le rouquin répondait, sûr de lui,

« Vous l'avez trouvé. »
* * *

« Hey ! Hey ! M'sire ! »

Aedelrik eut à peine le temps de se retourner, surpris par cette voix qu'il ne reconnut pas aussitôt, qu'un jeune corps frêle se jeta presque pour se blottir contre lui. Retenant d'un geste la réaction de défiance de ses fidèles, le criminel écarta doucement mèche après mèche les cheveux encrassés de la jeune fille pour dévoiler un visage qu'il connaissait bien, empreint d'une expression complexe, entre la peur et l'espièglerie.

« Bonjour Lily. » La salua-t-il dans un grand sourire.

« B'jour m'sire. » Elle avait répondu d'une voix faible, enrouée, presque rocailleuse. Stigmate d'une nuit pluvieuse et fraîche passée sous un porche ou bien ruse roublarde pour l'attendrir ? Le rouquin ne différenciait pas l'une et l'autre ; il la savait capable de gober la peste même si cela pouvait lui rapporter quelques sous. Mais il ne s'en offusquait pas au contraire de beaucoup, et admirait plutôt la force de volonté de cette gamine qui survivait depuis plusieurs hivers toute seule.
La plupart des gamines des rues en viennent à rapidement chercher un protecteur à qui elle négocient leurs charmes. Tactique souvent efficace, pour peu qu'elle ait un joli brin de minois, mais peu durable ; parmi les hommes qui font valser les invitées dans leur lit, les voleurs sont les moins fidèles et ils se lassent les plus vite. Le retour à la misère pour une fille rejetée à la rue n'en est que plus douloureux, d'autant que s'attacher à un cagou était souvent sans retour ; même quand il ne voulait plus d'une fille, celle ci gardait sa chaîne autour du cou.
Lily traçait son chemin, sans se lier à personne, pas même à lui. Aedelrik savait bien qu'elle fréquentait des gens d'en face, le Teinteur, le grand Coësre, le Ragot... Il l'acceptait. Dans son jeu, Lily ne serait jamais un dix de bâton ou une dame ; c'était une petite carte, qui ne lui servirait jamais beaucoup, ni fidèlement. Mais lui, au contraire d'autres, avait conscience qu'on ne gagne pas une partie qu'avec les meilleures cartes. Une main inattendue, c'était cela la clé. Au jeu comme à la guerre, il faut manier l'imprévu pour vaincre.


« Appelle moi Renard. » Répondit-il avec douceur, comme à une enfant, en caressant sa joue. Elle se décrocha de lui, sans doute satisfaite d'avoir attiré son attention. « Après présent, chante, petit oiseau. Chante pour moi. » Lui ouvrit alors sa bourse et commença à jouer entre ses mains avec une pièce qu'il en avait sorti. Il la faisait tomber dans une manche, la ressortait par l'autre, la glissait dans sa chemise pour mieux la tirer de sa botte. Lily comprit, elle lui donna ce qu'il voulait. A chaque fois qu'il entendait quelque chose de précieux, il sortait de nul part une nouvelle pièce qu'il lui lançait et qu'elle rattrapait aussitôt avec agilité.

« J'ai 'tendu qu'les m'rchants y veulent prof'ter des portes fermées pour vend' plus cher. Eul temple y z'offrent cinq cent rubis pour c'lui qui a tabassé un moine qui l'confessait. Dans la rue des tanneurs, 'parait qu'la garde a doublée ! Et à c'que Dorian m'a dit, y a un fou qui s'balade dans c'quartier en demandant à t'voir ! »

Elle avait presque pouffé en lui donnant sa dernière information. Il y avait bien là de quoi. Autant aller demander au château royal à rencontrer Ganondorf. Quel imbécile pouvait bien avoir eu une idée pareille ? Un autre jour, le Renard aurait juste consacré une pensée de prière au repos de l'âme de cet imbécile, mais le hasard – ou la providence – avait décidé qu'il aurait affaire dans le coin, ce jour là. Curieux, et décidé à ne pas contrarier le projet de quelconque dieu, le voleur appela Yoren et Kaalis après lui et se dirigea vers la rue des monnaies, son capuchon relevé sur ses cheveux roux et sa trogne trop reconnaissable à son goût.
Ca n'était pas le chemin le plus rapide, ni le détour le plus commode pour se rendre à sa destination, mais Aedelrik comptait bien justement sur l'incongruité de son itinéraire pour éviter d'attirer l'attention sur lui. Car si le Renard était sorti du terrier, c'était pour se prêter à un jeu de galipettes qui pourrait s'avérer périlleux, même pour un équilibriste aguerri. Et en guise de corde, il devrait se contenter d'une lame coupante comme un rasoir pour soutenir sa survie.

Le petit groupe constitué par lui même et ses deux acolytes venait de tourner à l'angle de la rue des ferrailleurs lorsque Yoren donna une brève tape sur son épaule et se contenta d'un signe de tête lorsque son chef se retourna. Aedelrik suivit alors son regard et remarqua deux hommes qui parlaient à un marchand. Des hommes du Ragot, qui arboraient une serpe à leurs ceintures, et qui semblaient d'avantage mener un interrogatoire qu'une conversation badine. Tendant l'oreille tout en faisant semblant d'être intéressé par un étal, le Renard entendit le commerçant bredouiller,
« J'sais pas qui c'est ce gars, il m'a juste dit qu'il cherchait l'autre là, vot' ennemi ! ».

« Et il est où ? » lui demanda l'un des malandrins, visiblement en train de perdre son peu de patience. Le marchand s'apprêtait à lui désigner la direction mais l'homme tenait visiblement à garder son informateur sous la main, sans doute dans le cas où le tuyau refilé s'avérait bouché. Sans un mot, Aedelrik les prit en filature, suivit par ses fidèles, dispersés dans la foule. Il ne s'attendait pas à n'avoir à parcourir qu'une moitié de rue avant de tomber sur l'objet de tant de fascination.

« C'lui ! »

* * *

La manière dont les deux hommes du Rabot s'étaient retournés ne laissa aucune place au doute quand à ce qui allait suivre, mais provoqua en revanche une vague de panique chez tous ces braves gens, affolés à l'idée de se retrouver entre couteaux tirés. La ruelle fut donc en un instant prise dans un mouvement de foule incontrôlé. Ca courrait, ça se piétinait, ça s'efforçait de mettre le plus de terrain possible entre le théâtre de l'affrontement et sa petite personne, quitte à piétiner autrui et à mépriser ses devoirs les plus élémentaires de bon croyant. Aedelrik savourait son effet, et cet instant. Pour un hors la loi méprisé et haït, rien n'est plus jouissif que ces quelques moments où le Renard se retrouve au milieu du poulailler. Il ne montrait rien de la crainte qu'il avait ressentit un instant auparavant, à l'idée que la foule ne se sente pousser des couilles et ne décide de le lyncher. Le sort l'avait aidé sur ce coup. Le reste ne dut rien au hasard.

Tandis que les deux exécuteurs de basses oeuvres se frayaient un chemin parmi les pauvres sujets de sa majesté affolés, l'un d'eux fut frôlé par une jeune femme aux yeux rouges et s'effondra aussitôt sur ses genoux, sa gorge tranchée net. L'autre n'eut que le temps de se retourner vers son camarade avant de recevoir la dague de Yoren sous l'aisselle gauche, dans le cœur.

Le Renard attendit que le calme se fit dans la ruelle, et salua d'un geste de tête la finesse du travail de ses associés, puis s'avança vers l'origine de toute cette agitation. L'homme ne payait pas de mine. Un mendiant, visiblement, comme la Ville en accouchait dix par jour et en tuait autant par semaine. Une tignasse blonde virant vers le brun à cause de la crasse, des yeux un peu éteints, et l'air de défiance qu'ont ceux que la vie a envoyé reniflé le caniveau. Aedelrik s'approcha, s'agenouilla devant lui et eut soudain le regard attiré par un reflet du soleil sur le sol. Une pièce gisait là, seule et éperdue. Il la ramassa et la tendit au miséreux, avec un sourire bienveillant,


« Garde là en porte-bonheur. Ne laisse pas tomber ta chance, elle m'a menée jusqu'à toi, et à temps. »

Le Renard jeta un coup d'oeil à destination du ciel. L'heure tournait. Il ne devait plus traîner ou bien il laisserait passer son opportunité. Un dernier regard vers l'homme lui confirma sa première impression ; Pas grand chose à sauver chez lui. Il s'était visiblement fourvoyé en le pensant digne d'attention. Ce fut au moment de se relever qu'il remarqua que Kaalis, qui d'ordinaire aurait superbement méprisé pareil hère, le fixait avec des yeux d'où débordait une stupéfaction rare chez elle. Elle ne prononça pas un mot, se contentant de tracer un signe dans les airs ; une lettre Sheikah, celle du pouvoir et de la magie. Ainsi la jeune femme avait capté quelque chose chez le miséreux. Aedelrik sut qu'il devait prendre une décision dans l'instant, qu'il ne recroiserait pas l'homme de sitôt si il le quittait là. Il s'éclaircit alors la voix et demanda,

« J'ai cru comprendre que tu me cherchais. Pourquoi ? Tu ne me connais pas, ou bien tu saurais que me demander dans cette partie de la ville revient à demander un démon au grand temple. Alors pourquoi ? Je peux faire quelque chose pour toi ? Ou bien... » Son sourire s'élargit « ...Ou bien est-ce toi qui peut m'offrir quelque chose ? »

Au fur et à mesure, des pièces de puzzle s'étaient assemblées dans sa tête et il entrevoyait des possibilités. Aedelrik adorait cela, s'ouvrir des portes, même si il n'en emprunterait jamais certains. C'était cela, jouer au jeu qu'il jouait. Le tout était de rester imprévisible, de toujours surprendre. Pour construire son jeu, il lui fallait donc des valets comme Yoren, des dames comme Kaalis et même... surtout, un joker.


Jolan doigts d'Airain


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(vide)

L'arête lui sciait gentiment les doigts. Sous la barbe qui rongeait ses fossettes et ses joues, ses lèvres se brisaient en un rictus mesquin, inquiet. Il avait les yeux fermés, par trop fatigués et trop las pour affronter la réalité d'un monde qu'il aurait voulu pouvoir modeler, ainsi que le faisaient les artisans ou les potiers. A quelques pieds, les éclats de voix et les cris de panique de la foule lui avaient fait savoir le risque qu'il courrait potentiellement. Derrière le mur auquel il s'était adossé, la bataille commençait. Évidemment il n'entendait pas les fers râper les gaines de cuir, il n’avait pas l’ouïe d’un Iffyn ou d’un Häul, mais il avait survécu à suffisamment de mouvements de peur dans la populace pour savoir à quoi s’attendre. Fut un temps il avait même appris à en tirer profit. À l'époque, son vieux luth ne servait pas de trophée minable dans une salle d’enchères tout aussi pitoyable. Son arc n’était pas encore brisé et n’assistait pas aux parades amoureuses des poiscailles de la rivière Zora. À l'époque la vie était dure, cruelle et impitoyable, mais elle restait vivable. Aujourd’hui tout partait à vau-l’eau, elle la première. En silence, ses dents grinçaient, déplacées par la rancœur autant que la faim et le froid.

L'arête lui sciait gentiment les doigts. Par trop gourds, ils peinaient à l’enlacer aussi passionnément qu’il ne l’aurait souhaité. Et elle, elle les rongeait avec une ardeur douce et vilaine. Par colère, ou comme pour se venger, il jeta son bras, son poignet puis sa main sur les rigoles qui courraient entre les pavés inégaux du quartier des Tanneurs et des Peaux. La première fois, et chaque fois après, elle gronda faiblement. Le râle sourd qui lui échappait mourrait alors, perdu dans le fracas de la rue derrière. Ça n’était pas pour lui déplaire : il avait toujours su voir la valeur de la discrétion, quand bien même ressentiment et désespoir semblaient parfois l’aveugler. Dans une énième tentative, motivée par l’espoir de retrouver un peu de contrôle sur sa vie, il s’arracha au mur. Sans un bruit, il s’accroupit ensuite, restant à l’abri du regard et des lames des barbares de l’allée. Dans le silence, ses genoux et ses rotules fatiguées hurlèrent à l’unisson. Il préféra les ignorer, refermant un peu plus sa poigne sur la roche qui sommeillait contre sa paume. De son autre main, il soutenait tant bien que mal – et plus mal que bien – son poids, s’appuyant lourdement sur la masure et ses parois. D’un bref coup d’œil, il envisagea la possibilité de se hisser jusqu’aux toits pour mieux fuir le conflit. Les cris avaient cessés : la situation devenait véritablement inquiétante.

Sans prendre le temps nécessaire pour se déchausser, il se lança à l’ascension, tout arrogant – et surtout apeuré qu’il pouvait être. Sa semelle ripa trop vite. La pluie de la veille, la faim, la fatigue ou la crainte, qui sait, lui interdisaient tout échappatoire. Alors qu'il retombait aussi lourdement que sa maigre carcasse le permettait, il réalisa qu'il n'avait plus toute sa tête : il ne parvenait plus à penser, réfléchir, élaborer des plans comme il avait toujours su le faire auparavant. Ses réactions lui semblaient dictées par le même instinct qui commandait au renardeau de fuir devant le grand-duc. Trois choses occupaient son esprit, occultaient sa vision et brouillaient son jugement. Ses intestins secs, noués et désespérément vides, la menace qu'il savait peser sur sa peau (il avait été désigné, pointé du doigt après tout), qu'il voyait à chaque coin de rue ainsi que ses maigres possessions dérobées. Cet énième constat d'impuissance le gifla avec plus de brutalité qu'un coup de gourdin. Sonné, les oreilles battant une mesure étrange, il mit un instant à réaliser qu'un groupe s'était arrêté sur lui. Ce n'est que quand une large pèlerine vint lui chatouiller les naseaux qu'il comprit qu'un grand seigneur avait daigné descendre sur lui. Le capuchon masquait une partie de son visage, mais il discerna sans mal une barbe de quelques jours, aussi rousse que le pelage du goupil. Camouflé par le poil qui lui rongeait aussi la gueule, un demi-sourire jaune étira ses lèvres grêlées et fendillées.

Sans un mot, d'abord, il récupéra timidement la pièce que lui tendait le roux encagoulé. La main de l'homme était froide. Comme avaient pu l'être celles de son père ou celles de ses trop nombreux créanciers. Comme l'étaient les mains entre lesquelles glissaient l'or et l'argent. C'était à eux que venaient la chance, pas aux mécréants dans son genre. Et pourtant, il accepta sans rechigner le modeste « présent » que lui faisait ce charitable prince des venelles et de leurs mille-et-unes canailles. Plus que jamais, il n'avait pas intérêt à s'attirer les foudres d'un puissant de plus. « Merci.. — » souffla-t-il, d'une voix plus bourrue et plus fatiguée qu'il ne l'aurait souhaité. Devant lui l'homme leva la tête, visiblement pressé. Il avait toute les raisons de l'être : après les premiers cris, puis le silence, tonnaient entre les rues les grognement d'une garde mis aux abois. La cadence que martelait leurs semelles cloutées était encore lointaine mais les miliciens du général finiraient nécessairement par arriver. Beaucoup seraient déjà partis, parmi ceux déjà peux nombreux qui auraient pris la peine de s'arrêter. Pourtant...

Pourtant, le Renard lui laissa une chance. Il n'était pas dupe, ce n'était probablement pas par bonté d'âme. Corbeau savait depuis longtemps – trop, sans doute – qu'en ce bas monde, tout était sujet à un monnayage. Rares étaient les moments véritablement gratuits, quand bien même ils semblaient parfois l'être, de prime abord. C'était la nature même du monde et il ne pouvait que l'accepter. Aussi, quand le baron des truands questionna son offre, il ne fut pas surpris. Pas offusqué non plus. « Je ne suis pas sûr d'avoir quelque chose à offrir », commença-t-il après avoir pris le temps de poser un peu plus sa voix que la fois passée. Ses doigts se refermèrent sur une saillie dans la roche du mur derrière lui. « Pas d'or, en tout cas. » C'était l'évidence, mais sa situation était pire que ce que ses oripeaux déchirés laissait penser. Il ne pouvait pas l'oublier. « J'ai été volé, Renard. » Dit-il sobrement, en se relevant doucement, épaulé par la façade comme par une béquille. « J'ai le sentiment que tu sais par qui.. — » poursuivit-il, une fois debout. Il se doutait bien que la gamine de la veille n'était pas une des associées du Renard et qu'il n'avait certainement pas eu vent de son larcin. Il n'y avait aucun butin susceptible de l'intéresser dedans. Cependant... « ... Ou du moins que tu pourrais l'apprendre. » Ses yeux ocre rivés sur ceux verts du voleur, il marqua un silence. les talons d'acier claquaient avec vigueur sur les pavés, de plus en plus près. Un ordre encore inaudible, braillé dans la précipitation, résonna entre les bicoques et les étals deux rues plus loin. « Je n'ai pas d'or à offrir, mais j'ai d'autres talents », glissa-t-il non sans se plaquer un peu plus au mur. Il n'en était pas sûr, mais il lui avait semblé que les deux acolytes du Renard étaient encore prêts à tirer les couteaux. « A l'évidence ce n'est ni l'heure ni l'endroit pour discuter d'un arrangement dans ses détails. » Le ton aussi dur que la soif le permettait, il se voulait imposant ou au moins téméraire. En apparence insouciant, presque insolant, il savait pourtant que sa main était vide. Dans la plupart des cas il avait su tirer son épingle du jeu avec quelques mots bien ajustés, mais d'expérience les roublards étaient les plus compliqués à convaincre. D'un geste du doigt, il fit tourner la pièce sur sa paume, comme pour jouer la suite au hasard. « Y a-t-il un cadre plus sûr dans lequel nous pourrions discuter plus posément, entre gens de bonne compagnie ? » Son regard oscilla, passant de la femme au bourru, s'attardant brièvement sur les babioles de mort qu'ils avaient pris la peine d'emporter. La guerre qu'on lui avait narré semblait spécialement sanglante aujourd'hui et il détestait l'idée d'y mêler sa peau. Mais il manquait de choix. Toujours plus près le cliquetis des hauberts battait le temps comme le grain du sablier qui sonne le glas.


Aedelrik


Inventaire

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Malgré la précarité de sa situation et son attitude qui, dans ce contexte, semblait étrangement déplacée - on a pas idée, lorsqu'on est bien éduqué, de montrer tant de méfiance envers son sauveur ! - le pouilleux agissait avec la sagesse de ceux qui connaissent les règles tacites de ce monde. Se gardant bien de se jeter aux genoux du Renard, il ne permettait pas à ce dernier de voir son jeu, ni quels as il pouvait garder dans sa manche. Habile, car rien n'aiguisait plus la curiosité d'Aedelrik qu'un bon mystère et des questions en suspens. Ne pas trop en dire revenait forcément à s'accorder quelques instants de plus, au moins jusqu'à ce que le fil de cette curiosité ne devienne trop tranchant ; il était alors facile de s'y couper, et plus d'un y avait laissé des plumes. Kaalis était moins patiente. Glissant son bras autour de celui de son patron, elle lui glissa à l'oreille, glaciale,

« Liquide le et partons. Rien de ce qui t'offrira ne vaudra les risques qu'on est en train de prendre. »

Froidement, elle avait raison, comme toujours. Elle avait appris à survivre comme ça ; en gardant la tête - et le coeur - froids. Ses conseils valaient toujours de l'or, lorsqu'ils concernaient la survie de la bande. Pourtant, le Renard ne les suivaient que rarement. La survie n'était pas son principal intérêt ; au jeu, il n'économisait pas ses dés. Il flambait tout, annonçait les mises les plus folles... Aucun risque n'était trop haut, aucun gain hors d'atteinte. Le temps lui avait appris qu'à force d'attendre trop servilement la Fortune, on se fait mépriser d'elle.

« Aye. On va trouver un endroit, t'en fais pas. »

Alors qu'il allait prendre le mendiant par l'épaule pour le rassurer et le pousser à marcher, Aedelrik sentit un vent frais lui remonter le dos depuis les fesses. Il frissonna, le poil hérissé, comme si le dieu de la mort venait de lui souffler sur la nuque. Avant même de se retourner, il entendit le danger arriver. Un cliquetis d'abord étouffé puis de plus en plus net, à mesure que la patrouille de gardes se frayait un chemin dans la foule, ouvrant ainsi la voie à la brise de mauvaise augure. En un regard, il s'accorda avec ses associés et Kaalis se fondit en un instant parmi les sujets de sa majesté restés autour d'eux tandis que Yoren serrait son flanc gauche, la main sur sa lame au fourreau, les muscles tendus.

L'espace d'un instant, lorsqu'il croisa le regard de l'officier, Aedelrik crut qu'il était sorti d'affaire. L'homme était... non pas un ami, le mot eut été trop fort, mais une connaissance intéressée. Très intéressée même. A vrai dire, il lui avait tellement graissé la patte que celle ci devait sentir bien fort en dessous de ses gants. Quelques rubis auraient peut être suffit à faire fermer les yeux et les oreilles au désordre... auparavant. A présent, la mine de l'homme avait changé. Certes, on y lisait toujours la même cupidité et la même absence totale de scrupules, mais elle n'affichait plus cet air faussement amical propre aux hommes d'affaires s'occupant de gérer au mieux leurs intérêts. C'était la moue malsaine du chasseur qui rencontre sa proie.

Le Renard se redressa, son visage interdit, à peine marqué par son éternel rictus moqueur. Silencieux, Aedelrik réfléchissait à toute vitesse. Entre la patrouille et lui flotta un long moment de tension pure de tout bavardage, avant que le sergent ne se décide à la jouer fine, au moins pour l'entrée.

« Bien l'bonjour, ser ! Je ne vous croyais pas dans le coin en ce moment ! » pérora-t-il en parodiant des bonnes manières qu'il n'avait jamais eu.

« Je me promène. A ce qu'on dit, l'air est plus frais dans cette partie de la ville. » Rétorqua le Renard, du tac au tac, bien moins enjoué, ce qui eut pour effet d'accentuer le sourire de requin de son vis à vis.

« Hum. Je dirais que pour les voleurs de poule, au contraire, c'est le pire endroit. C'est que les chiens de ferme ne manquent pas ici ! »

Aedelrik n'avait pas besoin d'en savoir plus. Le sergent avait accepté un cadeau de ses ennemis du milieu pour changer de loyauté. D'associé, il devenait dès lors une menace... Malheureusement son cas devrait attendre. Une patrouille armée jusqu'aux dents, en plein jour, et en territoire ennemi, ça ne laissait qu'une option. Il glissa à peine son regard vers le mendiant et lui déclara.

« Si tu sais courir, viens avec moi. Sinon, surtout tu me connais pas et tu viens ce soir pleurer sur la tombe de la dernière vierge morte en ville. »

Un dernier regard entendu à Yoren pendant que le sergent débitait un nouveau sarcasme et la main d'Aedelrik se glissa imperceptiblement dans son manteau. Enfin, un léger sourire déforma ses lèvres et il murmura.

« Maintenant, ferme les yeux, et casse toi. »

En une fraction de seconde, il saisit la sphère de terre cuite cachée dans une de ses poches et l'envoya se briser sur le sol, entre lui et ses ennemis. A l'impact, la poudre libérée explosa en un nuage rouge vif alors qu'il tournait les talons en quatrième vitesse et s'enfuyait en arrière, suivit de près par ses associés. Il ne se retournerait pas pour voir si l'autre ou les gardes le talonnaient avant d'avoir tracé au moins trois rues. Après tout, dans son petit tour, rien de bien méchant. On ne mourrait pas d'un contact avec les larmes d'Ashaya, mais on en pleurait la déesse pour une bonne heure si les yeux étaient touchés.
Le moyen le plus rapide de se faire un ennemi à vie qu'il connaisse, de loin.


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