Posté le 08/08/2016 00:15
« L’aile pour moi, merci. »
En entendant sa réponse, Lis lui adressa un large sourire. Elle comprenait que son amie lui laissait volontairement la plus grosse part, et elle lui en était foutrement reconnaissante. Elle mourait de faim. A l’aide de son petit couteau de poche, elle découpa soigneusement l’oiseau, donnait les deux ailes à la jeune femme, lui coupant un peu de chair avec. Elle se servit une cuisse, et mordit avec délice dans la chair tendre, cuite juste à point. Un peu de jus lui coula sur le menton.
Elle comprenait les interrogations de Keith. Elle-même s’était déjà laissée prendre au jeu, par le passé. Un pouvoir abusif en place, des injustices à réparer auxquelles personne, autour d’elle, ne semblait se dévouer efficacement. De l’autre côté de la frontière, elle s’était laissée prendre à cet idéal, elle continuait à le suivre aujourd’hui, peut-être, mais elle avait vu à quoi cela pouvait mener certains esprits, moins droits, plus corruptibles… elle pensait connaître, à présent, les dangers d’une telle manœuvre. Elle ne les souhaitait à personne. Elle ne le souhaitait pas à ce royaume.
A la question de Keith, elle haussa les épaules.
« J’sais pas. C’est ce que tout le monde dit en tout cas. Si c’était pas le cas, j’suppose qu’on aurait fini par s’en rendre compte. »
Mais elle continuait à mordiller sa viande, pensive. Pourquoi, au fond, cette Triforce était-elle si importante, si dangereuse ? Pourquoi, comme Keith le faisait judicieusement remarquer, les Déesses se seraient amusées à la transmettre aux humains ? Serait-ce pour le simple plaisir de les voir s’entre-déchirer, tandis qu’elles sont confortablement installées, dans leur palais de lumière, à se choisir des Elus au pif et à honorer des princesses ?
Aalis s’était toujours méfiée des Elus. Et des Princesses. Elle n’avait également que peu de confiance en toutes ces histoires de magie, et de divinité. Elle n’avait que rarement croisé la route de ces concepts, mais à chaque fois, ils l’avaient heurtée et marquée de façon durable…
« C’est une bonne question, en fait. Je sais pas ce qui fout que ces trois types, le Héros, la Princesse et l’autre Roi dans le désert sont plus forts et plus importants que les autres. Je sais pas non plus pourquoi les Déesses se sont amusées à foutre un tel bordel ici bas… »
La famille élue des Déesses. La monarchie de droit divin, dotée de tous les dons, parée de toutes les vertus, désignée pour diriger tous les hommes. Elle avait l’impression de croiser cette famille dans chaque contrée qu’elle avait pu traverser. Par Din, ce qu’elle les haïssait. Cette prétendue supériorité de fait qui octroyait le droit de gouverner l’humanité selon leur propre entendement, que les dirigeants autoproclamés Choisis soient bons, comme ici, ou mauvais, comme chez elle. Ah, ça, la famille royale d’Hyrule était bien plus sympa que celle de Naos. Elle aurait bien aimé échanger leur princesse avec la sienne, même si cette dernière s’était évaporée dans la nature après le Soulèvement… peut-être que tout ce bazar n’aurait pas eu lieu…
« J’avais ça, chez moi. Je veux dire, dans mon pays. Une famille qu’on disait élue des Trois, et qui en profitait pour gouverner comme ils le voulaient. Soi-disant ils le pouvaient, puisqu’ils avaient reçu la bénédiction des Déesses, de Nayru, en particulier. Mais ils s’y prenaient vachement mal, et ça tournait pas très bien, dans mon patelin. Des gens qu’avaient faim, et pas de gagne-pain, et toute la richesse pour la capitale, tout ça. Du coup je me demandais pourquoi les Déesses avaient choisi des brigands pareils comme élus. Ça avait l’air vrai, parce qu’on disait qu’ils avaient de la magie, de la magie très puissante. Qu’ils pouvaient faire du mal à leurs opposants. »
Elle jouait, distraitement, avec l’herbe.
« Un ami à moi, par exemple, il s’est fait prendre. Et ils l’ont rendu complètement gâteux. » Elle tapota son crâne de son index. « Plus rien dans sa caboche. Tout vide, qu’ils nous l’ont rendu. On pouvait entendre, ça sonnait creux. Alors j’avais un peu peur en arrivant ici, rapport que les salopiauds de chez moi, c’étaient les cousins de Zelda… Mais la vôtre a l’air plus chouette. Peut-être qu’elle, elle a été choisie pour de vrai. »
Elle soupira, et s’allongea dans l’herbe, repue. Elle soupira de contentement. Elle avait le ventre plein, et le feu commençait à couver sous les braises.
« Merci pour ce repas. Ça fait longtemps que j’ai pas aussi bien mangé. »
Elle regardait les étoiles, perçant entre les trous du feuillage des arbres, et se sentait sereine.
Ils étaient là, pris au milieu du courant, parce qu’il fallait bien qu’ils le soient. Les révolutions pouvaient bien éclater, les guerres ravager les villages, les princesses être en fuite et les Rois félons conquérir des royaumes. Les étoiles continuaient, invariablement, à briller au-dessus de leur tête, qu’on soit à cheval au milieu du désert, couchés entre des draps de soie ou allongés dans l’herbe comme des va-nu-pieds, à bouffer des oiseaux.
« Je sais pas pourquoi la Triforce serait aussi puissante, j’avoue. M’est avis que les Déesses, là-haut, elles s’emmerdent un peu, alors faut bien qu’elle s’occupe en foutant le boxon par chez nous. Mais faut avouer que la magie, on est bien placées pour savoir que ça peut faire des dégats. » Elle lui sourit jusqu’aux oreilles. « Tu te souviens de ces fichus golems, dans la caverne de glace ? Foutre Din, qu’est-ce qu’on s’était gelé les miches ! Je faisais pas trop ma maline, à ce moment-là. »
Elle pouffa. Devant elle, les vestiges de la perdrix crépitaient sur le feu qui finissait de mourir.
Elle entendit un craquement derrière elles. Elle se tendit, les sens en alerte. Foutu elle, à s’être perdue dans ses pensées, et à n’avoir pas surveillé le feu. Ses doigts saisirent sa fronde, fébrilement. Elle se retourna, lentement, et vit deux yeux jaunes les observer dans la pénombre.
Par les Trois, se dit-elle, dans la pénombre. Ça avait l’air énorme. Elle pensa au lance-cailloux qui pendait misérablement dans son poing fermé et s’en voulu un instant d’avoir parjuré. Car devant elle s’avançait vers leurs restes de nourritures une énorme bête au poil luisant. Un ours qu’elle aurait, si il ne l’avait pas laissée tétanisée, sûrement qualifié de majestueux, avec son poil bleuté et luisant sous la faible lueur des étoiles.
Aalis coula un regard vers sa compagne, pour lui murmurer, les dents serrées :
« Merde, j’aurais dû surveiller le feu… Viens...»
A pas de loups, elle contourna le feu mourant pour se diriger vers le refuge rassurant des arbres. Elle ne voulait pas exciter la bête par de trop brusques mouvements.