L’oiseau croassa au-dessus de la cime d’un arbre, ses yeux obscures survolant le tableau qui se dressait autour de lui. Les nuages couvraient une partie du ciel, laissant place à la descente du Roi-Feu. Les arbres dansaient sereinement, la rivière poursuivait sa course inébranlable et une biche tombait dans les mains de Farore. Tout était calme, naturel, dans le respect des lois émises à la création du monde … sauf pour ce foutu brouillard qui saignait l’horizon de ténèbres.
Du haut de son perchoir, le corbeau s’élança, gracieusement porté par les courants d’air. En planant dans l’azur de Lanelle, l’impasse qu’était la région semblait irréfutable: le brouillard noyait la frontière au sud et à l’est, les apiques montagnes sciaient le nord et le chaud désert à l’ouest n’offrait que la mort comme échappatoire. Certains soldats du Duché parlaient même de fin du monde ou encore d’un test imaginé par les Déesses pour prouver la pureté de leur âme après la guerre.
Allègrement, de quelques battements d’ailes, le corvidé changea de direction, se rapprochant dangereusement du nuage trouble. Inconscient une seconde et parfaitement lucide la seconde d’après, l’animal frappa un mur invisible. Entraîné par la gravité dans une chorégraphie périlleuse, la bête fut forcée de replier ses ailes dans des angles surnaturels. Son plumage noir immaculé s’abîmait aussi rapidement que le sol venait à sa rencontre. Son bec se contorsionna, lui arrachant un cri strident… avant de se libérer de justesse.
Elle fut chassée.
Blanche regagna la caverne, le souffle coupé par un coup de poing imperceptible à la poitrine. Le poids de tout son corps endolori confirma qu’elle avait bel et bien regagné sa pauvre chair. Ses paupières voilaient toujours la réalité qu’elle n’osait regagner sur-le-champ. Son Don respectait la volonté des passereaux de jais. Cependant, pour une fois, elle aurait aimé l’outrepasser, avoir un contrôle absolu, visiter l’intérieur du brouillard, au péril de son hôte, afin de répondre à ses propres ambitions. Son poing rencontra la paroi rocheuse, son corps entier goûtant la douloureuse vibration. Sa mâchoire se crispa, étouffant un cri de douleur et de colère. Elle n’était qu’une idiote impuissante.
Impossible d’avoir des yeux sur la Capitale où Sig était réfugié. Ce brouillard était la racine de tous ses malheurs. La peur lui agrippait les tripes perpétuellement : est-ce que les Jumelles avaient trouvé le petit? Les jours et les nuits s’écoulaient rapidement, augmentant leur chance de retrouver le gamin et évinçait la sienne. Son poing fraîchement meurtri par la pierre se posa sur son ventre, tentant de calmer l’un de ses multiples maux réveillés par son excès de rage.
Une voix rauque s’éleva derrière elle. La furie se substitua par l’effroi : cette voix à glacer le sang … déformée, effrayante, profane. La nausée s’éprit d’elle. Forcée d’ouvrir les yeux, de couper court à son retour au monde matériel, Blanche tourna la tête rapidement vers l’entrée de la caverne, sa tresse échevelée fouettant son dos meurtri.
À contre-jour, Blanche put discerner la silhouette de l’Ours. Alors que ses yeux dessinaient son habituel tartan, ses ongles souillés pincèrent le creux de sa main ; ainsi qu’il lui arrivait souvent de le faire. L’élancement lui prouva qu’elle n’était pas retombée dans le Royaume des Songes. De pierre, la sorcière laissa ses sens démentir ses craintes : les paroles de son compagnon avaient pris l’essence de celles d’Asvaald. D’ailleurs, l’Esprit s’était fait plutôt silencieux depuis son évasion du désert. Son mutisme inquiétait Blanche — qui l’aurait célébré dans de meilleures circonstances.
Blanche resta muette à la question de son compagnon. Comment se sentait-elle? Certainement mieux que lorsque Lanre l’avait retrouvée. La cicatrice au niveau de son cœur, qu’elle s’était infligée lors de leur dernière rencontre dans le Royaume des Songes, était toujours vive et boursouflée. Ses tatouages la démangeaient là où les Sorcières avaient prélevé de sa chair. Les flammes des Gérudos avaient embrasé ses jambes. Ses chevilles, ses poignets ainsi que son cou portaient toujours les marques de sa captivité, de fer ou de magie, elle ne savait trop. Son faciès arborait certainement quelques nouvelles cicatrices qu’elle aura tôt fait de décorer de peinture. Son dos était pansé avec soin par le veneur : à la douleur que la blessure lui causait… elle ne voulait pas la voir.
Elle n’osait mettre en mots ce que les Jumelles lui avaient fait subir. Les migraines, ainsi que son corps vermoulu, la maintenaient au lit le jour et les cauchemars la gardaient éveillée la nuit. Elle se couchait dans l’espoir de s’endormir avant de se déchirer de l’intérieur. Elle avait d’ailleurs, à l’occasion, demandé au rouquin de chanter pour elle, n’importe quoi, dans le seul but de ne plus s’entendre à travers le tumulte de ses blessures.
Lanre s’exprima à nouveau. Une biche. Oui, elle avait bien vu, ses yeux n’ayant pas été ramassés à la petite cuillère par ses geôlières. Toujours assise en tailleur — sa position préférée pour méditer — Blanche fit demi-tour, maintenant face au monologueur. À ce moment précis, elle aurait préféré sentir les arbres et la terre, goûter le vent. Comme un corbeau … Hélas, elle était enchaînée par ses blessures à cette caverne, contrainte de subir une discussion insipide, inutile, profondément vide de sens. Blanche se pinça les lèvres, étouffant les mots acérés qui menaçaient de s’échapper.
Et ce brouillard qu’il mentionna … Le nuage ténébreux était malsain, lui retournait l’estomac. Blanche aurait juré qu’il ralentissait sa guérison. Son essence lui rappelait même Valea, celle qui aurait dû porter sa chair si le rituel avait été mené jusqu’au bout il y a de cela des années. Il fallait bouger et ce rapidement. La captive n’avait pas le temps d’étudier les voyageurs et les soldats de la région, extraire leur connaissance et planifier son prochain mouvement : bien qu’ils demeuraient dans cette grotte depuis un certain temps, l’usage de son Pouvoir était tout récent.
Ses perles violettes croisèrent les siennes, vertes-de-gris, à sa dernière question. Blanche supporta son regard, sondant le rouquin. Elle ne savait pas ce qu’elle y cherchait, mais son silence, cette fois-ci beaucoup trop lourd, aurait pu être lu comme de la méfiance. Devait-elle réellement lui dévoiler tout ce qu’elle avait vu? Blanche savait pertinemment que cacher quoique ce soit à l’Ours n’était pas à son avantage. Il était difficile d’abaisser le rempart qu’elle avait si longuement érigé, même face à son amant. Surusiq secoua doucement la tête.
« Les corbeaux ne veulent pas l’approcher… »
Elle n’avait pas besoin d’ajouter l’information la plus importante, qu’il savait déjà : le duo était encerclé.
« …Et moi je suis coincée ici », finit-elle d’un murmure, ses pensées à nouveau braquées sur Sig, son cœur frissonnant d’inquiétude.
Inspirant un bon coup, Blanche se releva, incapable de cacher une grimace. Voilà trop longtemps qu’elle reposait sur ces fourrures. Boitant, la sorcière traîna son corps découvert près du chasseur. Il y a longtemps qu’elle l’avait vu et sa débrouillardise la surprenait toujours : de la petite table de travail au coin repos, il avait fait de la tanière un abri fonctionnel afin d’assurer leur survie… pour un certain temps. L’odeur du sang lui chatouilla les narines, une effluve qui lui rappelait ses propres blessures encore vives.
Blanche s’arrêta au bout de la table improvisée, agrippant les bords fermement afin de stabiliser la fin de sa démarche titubante.
« As-tu appris quelque chose? »
Peut-être avait-il entendu quelque chose pendant sa léthargie. Quelque chose d’utile, quelque chose qu’elle ne savait pas. L’odeur lui fit retrousser le nez. Ses yeux violets fixèrent ses mains habiles à travailler la dépouille avant de remonter vers ses yeux fatigués. La furie naquit dans son cœur. Elle avait vu du coin de l'œil le dos de son compagnon par moment, et assez longtemps pour avoir une idée des blessures dont il souffrait. Elle lui avait dit de ne pas venir la chercher et il n’avait point écouté.
Le malheur la vêtissait tel un voile. Il aurait pu y laisser la vie.
« Nous devons partir. »
Blanche avait parlé haut et fort, bombant le torse : elle ne se répéterait pas.
« Maintenant. »
Ses yeux s'attardèrent encore un instant sur lui, puis sur le cadavre de l'animal, avant de faire volte-face, sur le point d'emballer certaines de ses affaires.
Elle n'en pouvait plus d'être ici, de ne servir à rien, d’envier les corvidés. Le bien-être de l’enfant abandonné au Bourg l'inquiétait et sa patience se mutait en colère. Pour aller où? Ailleurs qu’ici. Elle espérait cependant suivre une piste dès qu’elle sortirait de cette caverne, tel un animal suivant une traînée de sang, écume à la gueule.