« Ouvre ton cœur au monde ainsi que tu l'as ouvert pour moi »

[Privé — Blanche]

Milieu du printemps - 1 mois après (voir la timeline)

Lanre


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L’eau claire de la rivière glissait le long de ses doigts fatigués, qu’il contemplait d’un regard tout aussi éreinté. Son échine et son dos le brûlaient encore, parfois, comme si le feu maudit des Soeurs continuait à le ronger. Quelque part, cela ne l’aurait pas étonné : la magie lui échappait assez pour qu’il la croit capable de tout, ou presque. Tâchant d’ignorer les crocs ardents qui mordaient son épaule avec la hargne d’un loup destiné à dévorer le monde, l’apatride essuya ses mains durcies par la corne sur le tissu de son tartan puis se leva doucement. Il n’avait pas le temps de rêvasser. Pas avec ce brouillard étrange qui, lentement mais sûrement engloutissait la vallée, pas alors qu’elle ne l’attendait. Le vert-de-gris de ses yeux s’attarda, un temps, sur les ténèbres grises qui voilaient l’horizon. Ceinturées, nimbées même, par un mystérieux halo blanchâtre et filandreux, elles vomissaient sur la région un froid singulier — à faire se hérisser les poils de la nuque.

D’un geste bref, qu’il avait répété des dizaines de fois chez lui, il ramena sa main sur son front, puis sur son cœur. Ses doigts épousèrent ensuite l’eau une dernière fois, la remerciant de ses précieux dons autant qu’il ne demandait pardon pour le sang versé sur ses rivages.

Accrochant à sa besace la lanière de cuir qui lui servait de fronde depuis son arrivée sur les terres du Royaume, le vagabond revint vers la biche qu’il avait abandonnée un peu plus tôt. Aux côtés de la dépouille persistaient quelques-uns de ses effets : sa pelisse, surmontée de l’imposant chef d’un ours, ainsi que le coutelas d’ivoire offert en d’autres temps par Nyttę̄́. Après avoir récupéré ses quelques possessions, il plongea les bras sous la bête, dont il avait déjà noué les pattes à l’aide de la chanvre qui ceignait usuellement ses hanches. Sans un bruit, le veneur souleva sa prise et la plaça sur ses épaules avant de tourner les talons. L’ascension jusqu’à la petite retraite s’annonçait d’autant plus longue qu’il revenait chargé. Probablement plus qu’il n’avait osé l’espérer.

Il s’élança vers le Nord, suivant le petit chemin entre les roches, et s’éloigna du grand fleuve qui, en provenance du domaine des dunes, irriguait toute la ravine. Bientôt, le sentier s’effaça, laissant seulement place à la dure paroi de pierre ocre sur laquelle les arbres eux-mêmes cessaient de prendre racine. Presque tous, en tout cas. Repérant une prise, l’Etranger s’assura brièvement que le poids mort que charriait son échine ne risquait pas de s’ébrouer une dernière fois avant de commencer à grimper. Il avait toujours été doué pour ce genre de chose, mais en temps normal il gravissait rarement les falaises lesté du corps d’un cervidé.
Poussant sur les jambes plus qu’il ne tirait sur les bras, le rochassier finit par hisser sa proie jusqu’à la prochaine étape de leur périple. En douceur, il laissa tomber l’animal qui l’avait contraint à baisser l’échine tout le long de la traversée et, avisant une pierre plus impressionnante que les autres, il s’assit un instant. Le temps de retrouver le souffle qui lui manquait, se dit-il, alors que tous les muscles de ses cuisses piquaient furieusement. Pas assez pour qu’il n’en souffre vraiment – comme lors de son affrontement avec l’homme d’étoffe et d’acier, engoncé dans son armure et caché derrière son pavois – mais la biche pesait son poids.

Sans-Tribu, profitant de la position avantageuse que lui offrait le petit plateau surélevé, balayait le vallon du regard. Il cherchait l’avant-poste Hylien, plus au sud, monté à la hâte par les gens de Nalm alors que le conflit faisait encore rage, à proximité de la frontière avec la région de Lanelle. Les fortifications, faites de bois, de terre et de chaume pour l’essentiel, étaient encore habitées quelques jours plutôt. Pourtant, elles semblaient maintenant avoir disparu : à leur place, une brume de lait paressait tranquillement, matoise et goguenarde. Un frisson d’inquiétude secoua sa colonne vertébrale, aussi glacée que la fureur de l’Hiver.

Rien de tout cela n’était naturel.

Il en avait la certitude.

Ramassant une dernière fois sa proie, l’Ours reprit sa route, pressé de retrouver son Corbeau.



D’un pas fauve et silencieux, il s’enfonce dans les pénombres de la caverne, d’où s’élèvent plusieurs banderoles d’une fumée évanescente. L’odeur de l’encens inonde la tanière, seulement illuminée par le feu de camp qu’il a allumé avant de partir en quête de venaison. A l’époque, la sorcière dormait encore. Il jette, sur le mur du fond, une lumière saure à laquelle ses yeux s’habituent peu à peu. Nyttę̄́ a abandonné les fourrures et les peaux, dressées plus loin, dans l’une des alcôves du terrier. Les peintures rouges qui ornent son bras flamboient sourdement, comme les braises, et se louvoient – où, à tout le moins, semblent se louvoyer – ainsi que le feraient des serpents. Aussi garde-t-il les lèvres nouées, soucieux de ne pas la déranger.

Il sait qu’elle n’apprécie pas qu’on la déconcentre quand elle use de son Don.

D’autant moins depuis le combat qui les a opposés aux sœurs Caillea’ch.

Déposant l’animal près du plan de travail improvisé à leur arrivée, il attrape le coutelas d’ivoire, qu’il approche ensuite des pattes de la bête. Sans réellement quitter Corbeau des yeux, qu’il regarde toujours en coin, le traqueur laisse l’outil peser un temps au creux de sa main. Il repose, lisse, contre sa paume aduste, et lourd. Ce couteau l’accompagne depuis si longtemps désormais qu’il a quelque chose de rassurant. D’un geste rapide, presque mécanique, il sépare les sabots du reste de la carcasse et les dépose dans une petite écuelle de bois. C’est là qu’il a pris l’habitude de laisser les objets qui pourraient servir à Mata’oka. Puis, il se concentre sur le reste de son ouvrage. Il lui faut dépecer la biche, la vider, traîter sa viande. Un labeur simple, dont il est coutumier. De ceux qui laissent l’espace à son esprit pour vagabonder.

"Comment tu te sens ?", s’enquiert-il, après un moment, alors que le bras de Blanche retrouve graduellement sa couleur habituelle. La question lui démangeait les lèvres depuis son arrivée et il pose sur la sorcière un regard préoccupé. Ses mains, toujours fermées sur la dague, ne s’affairent plus. Sur les dents, il s’est raidi dans l’attente d’une réponse qu’il ne peut que craindre.

Cela fait des semaines, désormais, qu’ils se sont arrachés aux griffes des Jumelles et l’état de Blanche continue de l’inquiéter. Il ignore tout de ce qu’elles ont pu lui infliger et n’a pas cherché à le savoir : il appartient à son amie, si elle le souhaite, de lever le voile sur ce qu’elle a eu à endurer. Ce silence-là n’est pas inhabituel entre eux. Mais quelque chose, de toute évidence, a changé et il ne saurait dire quoi.

C’est-là ce qui l’inquiète.

"J’ai ramené une biche", lance-t-il à nouveau, tâchant de se reconcentrer sur le travail qui lui incombe, pour ne pas laisser le temps malmener le gibier. Sa voix, grave et rauque comme le vent qui souffle sur la montagne, ne tarde pas à s’éteindre alors que le silence envahit à nouveau la caverne. Les flammes elles-mêmes cessent de crépiter, mais le feu ne meurt pas. En temps normal, l’Ours aurait toléré sans mal le mutisme de sa partenaire. Aujourd’hui, il redoute la colère qu’il peut cacher et il craint les risques inconsidérés qu’il la sait capable de prendre. « Dehors, reprend-il après un quelques secondes de plus sacrifiées à l’étrange accalmie qui pèse sur le repaire comme une chape de plomb, j’ai vu le brouillard engloutir la vallée. »

Ses doigts calleux abandonnent la lame blanche de Nyttę̄́ et se saisissent du cœur du cervidé, qu’il entend conserver. L’organe, en plus d’être comestible, peut être utilisé pour réaliser certaines décoctions utiles. Le vert terne de son regard se perd dans les tréfonds rougeoyants de la carcasse qu’il lui a fallu éventrer. « Il a avalé le campement, au Sud », fait-il encore après un instant, sans ressentir le besoin d’évoquer l’évidence : la sorcière sait probablement mieux que lui ce que cela peut signifier pour les soldats que le Duché a pu envoyer là-bas. « Nous ne pourrons pas partir par-là », ajoute-t-il cependant, en isolant le foie de sa proie.

Depuis des jours, déjà, il s’interroge : comment pourront-ils quitter leur ressui, si Blanche ne se remet pas à temps ? Pour l’heure, il refuse catégoriquement de la déplacer. Ses plaies, qu’il a eu l’occasion de regarder et de traiter jusqu’à la limite de ses compétences, persistent — et sans doute la magie des Caillea’ch n’y est-elle pas étrangère. L’effort pourrait s’avérer trop grand et il ne tient pas à prendre ce risque. Mais les bras-de-brume progressent vite ; tant et si bien qu’il redoute désormais d’être pris au piège, condamné à mourir sur une colline qu’ils ne pourront pas défendre. Autant d’inquiétudes qu’il préfère garder pour lui, de crainte d’alourdir la Rêveuse.

Un profond soupir perce ses lèvres, seule réponse au silence qui de nouveau s’installe, alors qu’il ne sent le regard sybillin de sa compagne peser sur nuque. Sans se résigner à affronter tout de suite les tanzanites de ses yeux, il s’échine à la tâche.

"Tu as vu quelque chose ?", finit-il tout de même par demander, après un instant, épousant enfin les pupilles grenat de la magicienne d’un regard moulu, las.


Blanche


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L’oiseau croassa au-dessus de la cime d’un arbre, ses yeux obscures survolant le tableau qui se dressait autour de lui. Les nuages couvraient une partie du ciel, laissant place à la descente du Roi-Feu. Les arbres dansaient sereinement, la rivière poursuivait sa course inébranlable et une biche tombait dans les mains de Farore. Tout était calme, naturel, dans le respect des lois émises à la création du monde … sauf pour ce foutu brouillard qui saignait l’horizon de ténèbres.

Du haut de son perchoir, le corbeau s’élança, gracieusement porté par les courants d’air. En planant dans l’azur de Lanelle, l’impasse qu’était la région semblait irréfutable: le brouillard noyait la frontière au sud et à l’est, les apiques montagnes sciaient le nord et le chaud désert à l’ouest n’offrait que la mort comme échappatoire. Certains soldats du Duché parlaient même de fin du monde ou encore d’un test imaginé par les Déesses pour prouver la pureté de leur âme après la guerre.

Allègrement, de quelques battements d’ailes, le corvidé changea de direction, se rapprochant dangereusement du nuage trouble. Inconscient une seconde et parfaitement lucide la seconde d’après, l’animal frappa un mur invisible. Entraîné par la gravité dans une chorégraphie périlleuse, la bête fut forcée de replier ses ailes dans des angles surnaturels. Son plumage noir immaculé s’abîmait aussi rapidement que le sol venait à sa rencontre. Son bec se contorsionna, lui arrachant un cri strident… avant de se libérer de justesse.

Elle fut chassée.

                                                                                                 

Blanche regagna la caverne, le souffle coupé par un coup de poing imperceptible à la poitrine. Le poids de tout son corps endolori confirma qu’elle avait bel et bien regagné sa pauvre chair. Ses paupières voilaient toujours la réalité qu’elle n’osait regagner sur-le-champ. Son Don respectait la volonté des passereaux de jais. Cependant, pour une fois, elle aurait aimé l’outrepasser, avoir un contrôle absolu, visiter l’intérieur du brouillard, au péril de son hôte, afin de répondre à ses propres ambitions. Son poing rencontra la paroi rocheuse, son corps entier goûtant la douloureuse vibration. Sa mâchoire se crispa, étouffant un cri de douleur et de colère. Elle n’était qu’une idiote impuissante.

Impossible d’avoir des yeux sur la Capitale où Sig était réfugié. Ce brouillard était la racine de tous ses malheurs. La peur lui agrippait les tripes perpétuellement : est-ce que les Jumelles avaient trouvé le petit? Les jours et les nuits s’écoulaient rapidement, augmentant leur chance de retrouver le gamin et évinçait la sienne. Son poing fraîchement meurtri par la pierre se posa sur son ventre, tentant de calmer l’un de ses multiples maux réveillés par son excès de rage.

Une voix rauque s’éleva derrière elle. La furie se substitua par l’effroi : cette voix à glacer le sang … déformée, effrayante, profane. La nausée s’éprit d’elle. Forcée d’ouvrir les yeux, de couper court à son retour au monde matériel, Blanche tourna la tête rapidement vers l’entrée de la caverne, sa tresse échevelée fouettant son dos meurtri.

À contre-jour, Blanche put discerner la silhouette de l’Ours. Alors que ses yeux dessinaient son habituel tartan, ses ongles souillés pincèrent le creux de sa main ; ainsi qu’il lui arrivait souvent de le faire. L’élancement lui prouva qu’elle n’était pas retombée dans le Royaume des Songes. De pierre, la sorcière laissa ses sens démentir ses craintes : les paroles de son compagnon avaient pris l’essence de celles d’Asvaald. D’ailleurs, l’Esprit s’était fait plutôt silencieux depuis son évasion du désert. Son mutisme inquiétait Blanche — qui l’aurait célébré dans de meilleures circonstances.

Blanche resta muette à la question de son compagnon. Comment se sentait-elle? Certainement mieux que lorsque Lanre l’avait retrouvée. La cicatrice au niveau de son cœur, qu’elle s’était infligée lors de leur dernière rencontre dans le Royaume des Songes, était toujours vive et boursouflée. Ses tatouages la démangeaient là où les Sorcières avaient prélevé de sa chair. Les flammes des Gérudos avaient embrasé ses jambes. Ses chevilles, ses poignets ainsi que son cou portaient toujours les marques de sa captivité, de fer ou de magie, elle ne savait trop. Son faciès arborait certainement quelques nouvelles cicatrices qu’elle aura tôt fait de décorer de peinture. Son dos était pansé avec soin par le veneur : à la douleur que la blessure lui causait… elle ne voulait pas la voir.

Elle n’osait mettre en mots ce que les Jumelles lui avaient fait subir. Les migraines, ainsi que son corps vermoulu, la maintenaient au lit le jour et les cauchemars la gardaient éveillée la nuit. Elle se couchait dans l’espoir de s’endormir avant de se déchirer de l’intérieur. Elle avait d’ailleurs, à l’occasion, demandé au rouquin de chanter pour elle, n’importe quoi, dans le seul but de ne plus s’entendre à travers le tumulte de ses blessures.

Lanre s’exprima à nouveau. Une biche. Oui, elle avait bien vu, ses yeux n’ayant pas été ramassés à la petite cuillère par ses geôlières. Toujours assise en tailleur — sa position préférée pour méditer — Blanche fit demi-tour, maintenant face au monologueur. À ce moment précis, elle aurait préféré sentir les arbres et la terre, goûter le vent. Comme un corbeau … Hélas, elle était enchaînée par ses blessures à cette caverne, contrainte de subir une discussion insipide, inutile, profondément vide de sens. Blanche se pinça les lèvres, étouffant les mots acérés qui menaçaient de s’échapper.

Et ce brouillard qu’il mentionna … Le nuage ténébreux était malsain, lui retournait l’estomac. Blanche aurait juré qu’il ralentissait sa guérison. Son essence lui rappelait même Valea, celle qui aurait dû porter sa chair si le rituel avait été mené jusqu’au bout il y a de cela des années. Il fallait bouger et ce rapidement. La captive n’avait pas le temps d’étudier les voyageurs et les soldats de la région, extraire leur connaissance et planifier son prochain mouvement : bien qu’ils demeuraient dans cette grotte depuis un certain temps, l’usage de son Pouvoir était tout récent.

Ses perles violettes croisèrent les siennes, vertes-de-gris, à sa dernière question. Blanche supporta son regard, sondant le rouquin. Elle ne savait pas ce qu’elle y cherchait, mais son silence, cette fois-ci beaucoup trop lourd, aurait pu être lu comme de la méfiance. Devait-elle réellement lui dévoiler tout ce qu’elle avait vu? Blanche savait pertinemment que cacher quoique ce soit à l’Ours n’était pas à son avantage. Il était difficile d’abaisser le rempart qu’elle avait si longuement érigé, même face à son amant. Surusiq secoua doucement la tête.

« Les corbeaux ne veulent pas l’approcher… »

Elle n’avait pas besoin d’ajouter l’information la plus importante, qu’il savait déjà : le duo était encerclé.

« …Et moi je suis coincée ici », finit-elle d’un murmure, ses pensées à nouveau braquées sur Sig, son cœur frissonnant d’inquiétude.

Inspirant un bon coup, Blanche se releva, incapable de cacher une grimace. Voilà trop longtemps qu’elle reposait sur ces fourrures. Boitant, la sorcière traîna son corps découvert près du chasseur. Il y a longtemps qu’elle l’avait vu et sa débrouillardise la surprenait toujours : de la petite table de travail au coin repos, il avait fait de la tanière un abri fonctionnel afin d’assurer leur survie… pour un certain temps. L’odeur du sang lui chatouilla les narines, une effluve qui lui rappelait ses propres blessures encore vives.

Blanche s’arrêta au bout de la table improvisée, agrippant les bords fermement afin de stabiliser la fin de sa démarche titubante.

« As-tu appris quelque chose? »

Peut-être avait-il entendu quelque chose pendant sa léthargie. Quelque chose d’utile, quelque chose qu’elle ne savait pas. L’odeur lui fit retrousser le nez. Ses yeux violets fixèrent ses mains habiles à travailler la dépouille avant de remonter vers ses yeux fatigués. La furie naquit dans son cœur. Elle avait vu du coin de l'œil le dos de son compagnon par moment, et assez longtemps pour avoir une idée des blessures dont il souffrait. Elle lui avait dit de ne pas venir la chercher et il n’avait point écouté.

Le malheur la vêtissait tel un voile. Il aurait pu y laisser la vie.

« Nous devons partir. »

Blanche avait parlé haut et fort, bombant le torse : elle ne se répéterait pas.

« Maintenant. »

Ses yeux s'attardèrent encore un instant sur lui, puis sur le cadavre de l'animal, avant de faire volte-face, sur le point d'emballer certaines de ses affaires.

Elle n'en pouvait plus d'être ici, de ne servir à rien, d’envier les corvidés. Le bien-être de l’enfant abandonné au Bourg l'inquiétait et sa patience se mutait en colère. Pour aller où? Ailleurs qu’ici. Elle espérait cependant suivre une piste dès qu’elle sortirait de cette caverne, tel un animal suivant une traînée de sang, écume à la gueule.


Lanre


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(vide)

Le fil d'ivoire, enfoncé sous la peau de l'animal, en déchire silencieusement le cuir. La sorcière, un temps au moins, préfère l'ignorer et le silence s'installe plus durablement sur la caverne qu'ils ont investi après leur fuite. Elle lui tourne encore le dos alors que son ancien coutelas, dont le froid meurt peu à peu depuis que son estoc a percé l'œil du Géant-des-Montagnes, soulève l'épiderme de la proie qu'il lui terminer de vider. Sans même s'en rendre compte, frappé par une angoisse qu'il peine à masquer, l'Ours inspire longuement. Un air froid, presque gelé, envahit sa gorge et brûle ses poumons tandis qu'un étrange frisson menace, un temps de secouer son échine encore douloureuse. Comme à chaque fois que Mata’oka fait usage de son don. Puis, après quelques instants, Blanche se décide enfin à lui faire face. Les gemmes violacées de son regard croisent brièvement le vert-de-gris de ses propres yeux ; mais l'interaction est courte : une gêne indicible ramène bientôt le veneur à son ouvrage.

Il n'a pas besoin de soutenir le regard de son amie pour deviner sa frustration.

Femme de peu de mots, Surusiq demeure laconique. La réponse est austère ; presque aussi froide que la brume qui ceinturera sous peu leur campement de fortune. Sa langue claque contre son palais et, même sans plus la regarder, le chasseur devine le mauve de ses pupilles qui pèse lourdement sur sa nuque. L'inquiétude de la magicienne lui est étrangère mais elle n'en demeure pas moins palpable. Pinçant la vessie de l'animal, les pensées alourdies et la langue soudainement sèche, l'Etranger achève de vider la biche ; sans plus laisser le moindre souffle passer ses lèvres scellées. Il ne bouge pas davantage quand son amie, nue comme au premier jour, se hisse d'un bond aussi leste que ne le permet son état et s'approche de lui. La sorcière esquisse alors une première question — la seule qu'elle entend poser pour le moment.

"Pas vraiment", grogne-t-il simplement ; d'une voix rendue plus rauque encore par le froid qui accompagne la Seiðkona où qu'elle aille. Sa main s'arrête, le couteau encore plongé dans la dépouille et ses yeux embrassent langoureusement le visage de la jeune femme. Un instant, Sans-Tribu se perd dans la contemplation de son amie ; que les cicatrices ne parviennent à rendre moins belle. La tanzanite qui brille au fond de son regard brûle d'un feu aussi ardent qu'indomptable, illuminant un nez cassé comme le bec d'un aigle ou d'une corneille. La cascade de ses cheveux corbeau, habillés çà et là de plumes ou de petits osselets, encadrent des lèvres discrètes généralement soulignées d'une touche de peinture et dont il conserve le souvenir des tendres baisers. Ses pommettes droites, quoique marquées par la cruauté des deux jumelles Caillea’ch, appellent doucement sa paume ; qui ne vient pourtant pas. 

De telles retrouvailles, si désirées soient-elles, devaient encore attendre.

Sans plus tarder, le vert terne de son regard apatride revient à la bête qu'il a chassé. « J'ai observé la brume, là-bas, reprend-il après un énième moment de mutisme, tout juste dérangé par le crépitement faiblissant des flammes, j'ai vu les animaux la fuir ; la forêt mourir. » Le silence retombe doucement sur l'antre après ce dernier aveu, concédé à demi-mot. Sans préciser combien il a pu s'approcher du brouillard, devinant d'ores-et-déjà la potentielle colère de sa compagne, le vagabond reconnaît avoir avancé vers les barreaux malsains de leur mystérieuse cellule. « Ce soir, j’irais jusqu'au campement Hylien que le nuage a avalé, si tu le souhaites », propose-t-il alors, non sans reprendre (et finalement terminer) son labeur. Le temps d'un instant, il hésite à évoquer les étranges ombres qu'il a cru discerner, aux pieds des plantes à la vitalité aspirée par le suaire gris de ténèbres indicibles avant de finalement se résigner. Faute d'être sûr de ce qu'il a vu et, soucieux de son état, le maraudeur préfère ne pas inquiéter inutilement sa camarade. Plus important encore : il ne souhaite qu'elle se mette en tête de l'accompagner. Bien sûr, d'elle ou de lui, c'est elle qui est la plus à même d'affronter les créatures susceptibles d'émerger de la mer voilée qui englobe tout ou partie de la vallée.

Hélas, elle est bien trop faible pour qu'il la laisse ainsi se mettre en danger.

La pulpe de ses doigts, rendue dures par les cals, caresse brièvement les morceaux de viande qu'il destine à la salaison puis ceux qu'il prévoit pour une consommation immédiate. Comme lui, Nyttę̄́ s'est enfoncée dans un silence qui redevient vite pesant. Ses yeux pourpres cachent tout de ses intentions ; jusqu'au moment où elle bombe soudainement le torse et se dresse sur ses deux jambes. Comme à chaque fois qu'elle laisse sa fureur parler pour elle, c'est un ordre qui perce sa lippe gercée. Un aboiement, presque, ascète et nu, poussé avant de faire volte-face vers leurs quelques effets. Le regard de l'Ours vogue, un temps, sur la silhouette de la jeune femme et s'arrête sur les marques laissées par les carcans comme les tortures. Puis, ses yeux bondissent jusqu'à la hache de guerre, dérobée dans l'armurerie de Koume et de Kotake, dont la longue barbe a été forgée bien loin d'Hyrule. Son acier est d'ailleurs gravé d'oghams familiers et de runes qu'Aïna aurait su lire.

"Non", fait-il seulement après un bref instant ; encore à genoux devant les restes de sa proie en attente de la salaison. D'un geste fluide, il récupère le couteau d'ivoire, se lève à son tour et rattrape rapidement Blanche, non sans rester derrière elle. Ses deux mains, l'une d'elles encore brûlée par le feu des esclavagistes du Grand-Empire, se posent délicatement sur les épaules de la Seiðkona ; son nez s'enfonce dans le creux de son cou. Puis, il dégrafe la dense pelisse qui alourdit sa nuque et la fait passer sur l'échine de la Reine-Corbeau. « Plus tard », souffle-t-il, la voix faible comme un murmure. Conscient de l'effort qu'il requiert d'elle, Hjä n'insiste pas tout de suite : il sait qu'elle n'acceptera pas, qu'elle va se battre et peut-être même le maudire. Il sait qu'elle se sent enfermée, impuissante, faible et pitoyable. Sans doute même s'en veut-elle d'avoir été capturée par les Sœurs et peut-être regrettera-t-elle qu'il soit venu la chercher quand elle saura – si elle l'apprend ! – en détail ce qu'il lui a fallu faire pour en arriver là.

Il sait qu'il est le geôlier d'une prison qu'elle hait avec toute la véhémence des vents malsains que le Seigneur-Frimas conjure sur l'hyperborée.

Peut-être le détestera-t-elle aussi. Un temps, à tout le moins.

C'est un risque qu'il est prêt à prendre ; si cela signifie qu'elle ne se jette pas tête baissée dans la gueule du Loup destiné à la dévorer.

"Tu n'es pas prête", ajoute-t-il ensuite, après une profonde inspiration. Ses doigts, fatigués, glissent doucement le long de ses bras avant de finalement quitter la peau de la jeune femme ; dont il vient sans doute de rouvrir certaines des plaies. Ce n'est pas un rôle qu'il aime jouer, pas plus qu'un personnage qu'il aurait été capable de camper pour qui que ce soit d'autres... mais il ne peut se résoudre à la laisser se tuer de la sorte, sans même accomplir ce qu'elle espère réaliser — ce qu'elle n'a pas (encore ?) souhaité partager avec lui. Une fois rétablie, il ne saurait demeurer un obstacle. Et si jamais la Fjölkunnig, l'exige alors, il disparaîtra. En temps et heure.


Blanche


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(vide)

Blanche mordit sa lèvre gercée, une tentative muette de retenir la tempête en elle. Ses doigts se crispèrent dans une étreinte ferme, tandis que ses ongles s'enfonçaient douloureusement dans la paume de ses mains. Elle imaginait déjà ce qui arriverait à l'enfant, si elle ne traversait pas le brouillard. Ces pensées, sombres intrusives, polluaient son esprit comme autant de serpents entrelacés qu’elle n’aurait su délier. Elle ne pouvait rester ici. Elle avait bien trop à faire ailleurs. Dans sa poitrine, son cœur pulsait comme un tambour de guerre. Chaque battement amplifiait le chaos de ses réflexions, créant une symphonie tumultueuse au sein de son être.

La brume, si maudite soit-elle, ne saurait la retenir. Rien ni personne ne pourrait l’empêcher de retrouver son enfant ; quand bien même lui faudrait-il sacrifier jusqu’aux derniers restant de son être pour parvenir jusqu’à lui. Elle avait déjà été trop brisée et éparpillée aux quatre coins du monde pour qu’un tel prix ne puisse vraiment l’inquiéter.

La Suzeraine des Corbeaux demeurait immobile, figée par sa pensée. Elle avait à peine réalisé que le chasseur lui avait répondu, ses propos bourdonnant dans ses oreilles. Les mains de son compagnon la ramenèrent des profondeurs. Un touché abîmé; ses paumes n'étaient plus familières, ravagées par une histoire qu'elle lui demanderait de partager en temps voulu. Un touché qu’elle accueillit tout de même en inclinant la tête, offrant son cou à ses lèvres. S’il ne s’agissait pas de ses blessures, elle aurait volontiers cédé au désir qui habitait son ventre. Entre ciel et mer, les Déesses lui avait laissé la chance de dormir sous les mêmes étoiles que lui.

« Tu n’es pas prête. »

Ses mots transpercèrent son cœur plus violemment qu'une lame. Un instant, elle se trouvait dans ses bras, le suivant, elle s’écrasait, le sol se dérobant sous ses pieds. Une chute violente dans une mer sombre et infecte, le sel brûlant ses blessures, l'eau remplissant ses poumons. Elle ne respirait plus, le temps d’assimiler ses paroles, son premier souffle tremblotant. Si, au plus profond d'elle-même, la sorcière reconnaissait qu'elle n'était qu'un cadavre ambulant, l'entendre de la bouche de son amant était pire qu'une gifle. Son cœur grelottait de froid. Sa vision se brouilla, ses yeux soudainement humides. De douleur ? Peut-être. De colère ? Très certainement.

Pour lui, elle devait être prête. Pour lui…

Sig.

Sig.

Sig.

« J’ai dit que nous partions. » grogna-t-elle sans se retourner, tel un animal sauvage.

Il marchait sur un terrain glissant. Il n’était pas question que Lanre aille au brouillard seul. Peu importe ce qu’il pouvait en penser, les obstacles qui l’y attendaient ne faisaient pas partie de ceux dont il pouvait espérer triompher. Blanche savait déjà que son compagnon s’en était plus approché qu’il n’oserait lui avouer. Il empestait sa magie. Quelque chose de sombre que même le parfum cadavérique de la biche ne pouvait camoufler.

Il avait mis sa vie en danger. Une fois de plus. Une fois encore, cet idiot n’avait pas écouté ses avertissements oniriques. Maintes fois, les Sorcières, toujours plus cruelles, l'avaient torturée. Pénétrant dans son esprit, trouvant ses faiblesses — sa faiblesse.

Elles avaient tissé les histoires violentes de son trépas.

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« Bien sûr, tu n'as pas écouté la dernière fois, fit-elle, un rire essoufflé traversant ses lèvres gercées, comment puis-je compter sur toi pour écouter maintenant ? »

La sorcière fit volte-face. La tanzanite de ses yeux, brillante de colère, se fixa sur le chasseur. Nez retroussé et dents dévoilées, Blanche avait troqué le Corbeau pour un fauve enragé.

« Tu ! »

Elle le frappa au torse de toutes ses forces, sans réaliser que ses émotions avaient pris possession de sa magie.

« Ne ! »

Puis, elle porta le coup une seconde fois.

« M’as ! »

Et une troisième.

« Pas écouté ! »

Au quatrième heurt, son poing se délia, s’attardant sur sa poitrine. Elle était épuisée par chaque onde glaciale projetée. Surusiq regardait toujours Lanre dans les yeux, reprenant son souffle. Avant que les larmes ne glissent sur ses joues, elle s’arracha brusquement à l’étreinte — non sans saisir la dague d’ivoire qu’elle avait autrefois donnée à l’Ours.

Blanche se dirigea vers le feu de camp, là où gisait les vêtements que le chasseur lui avait rapportés de ses expéditions. Il s’agissait d’une tunique de lin, renforcée d’une veste de cuir. L’habit, sans manches, comportait également les bandelettes de tissu qu’elle utilisait pour cacher les marques de ses avant-bras. Précautionneusement, la sorcière glissa dans sa tenue. Elle la compléta d’une lourde ceinture, qu’elle avait décorée de runes, ainsi que de la cape qu’elle avait confectionnée à l’aide de fibres et de chanvre.

Surusiq, prête à partir, tenta de se coiffer comme elle le faisait à son habitude. Sans grand succès — la douleur causée par ces simples mouvements lui rendait la tâche difficile. Trop pour qu’elle ne s’y essaie une fois de plus. Un son agacé s’échappa de ses lèvres pincées. Pleine de rage, c’est d’un pas déterminé qu’elle s'avança vers la biche que le veneur avait ramenée. Puisqu’il ne voulait pas venir avec elle, elle le forcerait.

Blanche déposa sa main sur l’encolure de la biche, comme si elle voulait sentir le pouls de l’animal. Ses doigts trouvèrent rapidement l’artère, inanimée, et elle appuya de façon délibérée. Une faible lueur rouge courra le long de son bras, tel un serpent, avant d’émaner finalement de ses phalanges, tandis que le cervidé perdait progressivement en couleur. La chair du gibier pourrissait à vue d’œil.

Lorsque la sorcière s’éloigna de l’animal, la carcasse était complètement putréfiée. Elle sentit ses jambes vaciller, mais trouva la force de rester digne devant Lanre. C’est seulement une fois sortie de la caverne que sa faiblesse se rappela à elle, inévitable. Sa paume, puis son dos, épousèrent la paroi alors qu’elle se laissait tomber, l’esprit occupé à une dernière prière. Le soleil caressant son visage pour la première fois depuis des jours, elle demandait aux Esprits de lui accorder pardon pour ce qu’elle venait de faire.


Lanre


Inventaire

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(vide)

Les ergots gelés du Corbeau se figent peu à peu sur son torse, tandis que la main du Veneur enlacent doucement celle de la magicienne. Il a froid. Le givre qui habille la pulpe des doigts de la sorcière glisse sans bruit sur son pectoral que le tartan laisse nu, s'infiltre sous sa peau, pique ses muscles et mâchonne sa chair comme un loup fatigué ronge un os. Pourtant, sa paume maintient Blanche contre lui ; son regard vermoulu s'enfonce dans le mauve de ses yeux. Un demi-sourire déchire presque la barbe rousse qui grignote son visage fatigué — presque. Sa main libre, celle que les sœurs Koutake ont marqué de feu et de glace, épouse tendrement la hanche de son Freux. Elle est chaude sous ses doigts.

Il aime ce regard. Il l'aime heureux, serein et amusé. Il l'aime intime, transi et tendre. Il l'aime aussi sombre, froid ou cruel.

Il aime son regard.

Sans un mot de plus, les joues traversées de larmes discrètes, Blanche s'arrache soudainement à son étreinte. D'une main plus habille que son état n'aurait pu le laisser penser, elle récupère la dague d'os qu'elle lui a autrefois offert. Le cuir qui ceinturait jadis la fusée du coutelas dévoile aujourd'hui les gravures ancestrales qui habillent la hampe. « Blanche... — », souffle-t-il doucement, comme pour l'inviter à faire preuve de raison ; à reconsidérer ce qu'elle s'apprête à faire. Il ne connaît que trop bien la fierté de la H'uðkona, les dangers de son orgueil. Pourtant, il ne bouge pas quand elle se décide a cacher chacune de ses balafres sous une tunique de lin, une veste de cuir bouilli, quelques bandes de bras et une ceinture de bronze marquée de runes. Le Chasseur sait bien que rien de ce qu'il pourra dire ne saurait percer l'armure dont elle a décidé de se parer.

Le vert-de-gris de ses pupilles suit Mata’oka dans chacun de ses mouvements. Devant les langues rougeoyantes d'un feu faiblissant, sa silhouette amère se découpe en ombres toujours plus sombres. Il la voit trembler, doucement, alors qu'elle accroche une cape de chanvre tressée à ses épaules, il devine la faiblesse qui érode ses bras, ses jambes, sape son énergie et travaille sa force. Un temps, elle tente de coiffer l'éparse et dense chevelure qui cascade le long de sa nuque, embrasse ses épaules et se jette le long de son dos jusqu'à rejoindre ses reins. Avant, irrémédiablement, d'abandonner. Elle n'est pas prête et elle le sait. 

Ils le savent tous les deux.

Sa frustration faîte sonore, elle enjambe le feu de camp d'un pas rageur et passe de nouveau devant le vagabond. Sans hésiter une seconde, Hjä attrape le poignet du Corbeau, d'une poigne douce mais suffisamment ferme pour la forcer, un instant, à se stopper. Ses yeux se plongent de nouveau dans ceux de la jeune femme. « Blanche », lance-t-il une fois de plus, le regard ancré dans celui de Nyttę̄́. Deux rides strient le front de l'Ours, trahissant l'inquiétude qu'il ne cherche de toute façon pas à masquer et sa poigne se fait, un bref instant, plus solide. Il a encore le torse froid et le cœur engourdi quand, d'un geste nourri de colère, elle soustrait son bras à sa main. Les lèvres pincés et les yeux habités par un enfer polaire, elle lui accorde à peine un dernier regard avant de reprendre sa route.

Bientôt, une lueur rouge chargée de malice envahit la tanière. Des doigts de Surusiq, appuyé sur l'artère de la biche qu'il lui a précédemment fallu chasser, émane une magie ancienne, mauvaise. Par reflexe, plus que de façon réfléchie, le guerrier porte le dos de sa main droite à sa bouche, comme pour se cacher le nez. L'odeur de la chair putréfiée pèse sur la caverne, dont l'air se fait sans cesse plus lourd, chargé de non-vie et pollué par la magie de la Fjölkunnig. Sur les lèvres pincées du voyageur passe une moue de dégoût que la jeune femme, qui lui tourne le dos, est probablement capable de dessiner les yeux fermés. Puis, sans un mot de plus, alors les os de l'animal percent çà et là la peau devenue trop fragile, Blanche s'en va. Elle passe la porte d'ombre dressée par les roches qui cachaient leur repaire et s'avance à la lueur du jour.

Un instant, l'Apatride laisse son regard errer à la frontière entre l'obscurité de la caverne et la lumière blanche qui inonde le monde par-delà. Le vert-de-gris de ses yeux glisse parfois jusqu'à la dépouille de la biche, avant de finalement remonter jusqu'à la lourde hache qui repose dans le fond de l'antre, contre l'une des parois sur lesquelles Blanche a tracé divers symboles de protection, dans l'espoir de chasser le Brouillard comme les Sorcières du Désert. Peut-être certains des traits l'ont aussi aidée à communiquer avec les corneilles qui arpentent les cieux de l'antique Vallée Gérudo. 

Un grognement agacé meurt dans sa gorge quand, replaçant la pelisse d'ours sur ses épaules, il s'en va récupérer la hache volée à l'armurerie de Koume et Kotake. Il s'agit d'une pièce unique et particulière : son bois est gravé de motifs réimmiscent des symboles de son propre peuple et sa lame arbore un grand nombre de constellations. S'il n'avait pas été aussi concentré sur l'état de Blanche, sans doute aurait-il eu une pensée pour la Lionne de Villarreal, dont il n'a pas oublié la passion pour les étoiles. Le poing alourdi, il retourne au chevet de l'animal sacrifié. L'acier tinte doucement en épousant la roche de la caverne. « Iðra, niten, ǫnd-sai'dh dino'ǫk », murmure-t-il doucement, non sans tirer de sa besace une outre et quelques baies, qu'il dépose près du mufle de la dépouille. « Reiði chan'e ; Aptrganga chan'e », poursuit-il, d'un souffle de vie qu'il offre tant bien que mal à la bête. « Slán abhaile, o-Jǝ́'Sho̱r », termine-t-il enfin. D'un geste bref, récupérant, sa lame, il ouvre sa paume d'un long trait carmin et laisse le sang goutter, un temps, jusqu'au crâne partiellement dénudé de son ancienne proie.


Le soleil brûle haut, dans le ciel, quand il passe enfin la porte d'ombre, à la suite de la sorcière.  Au loin, une mer blanche et vaniteuse, toute faite de chimères évanescentes, brouille l'horizon. Elle mange les arbres, dévore les montagnes et avale les plaines comme un géant affamé engloutissant le monde entier. Ce n'est pas ce qui attire le regard de l'Ours. Sans ailes et sans manteau d'ébène, le Corbeau n'a pas su prendre son envol. La jeune femme s'est laisser tomber sans bruit aussitôt sortie. Les rayons de l'astre du jour jettent sur sa chevelure une lumière puissante, mais plus douce qu'au désert. Dos contre ce qu'il reste de paroi, elle s'est effondrée comme une enfant et porte son désarroi en masque.

Sans un mot, la hache alourdissant sa hanche plutôt que son poing, Lanre s'approche de son amie. Ses doigts brûlés et ses paumes calleuses passent doucement dans les cheveux encrassés et noués de la jeune femme, qu'il entreprend de coiffer en silence. Elle aime avoir le front dégagé quand elle voyage, pour ne pas risquer de rater un tir ou un lancer alors que débute la traque. Lentement mais sûrement, sans jamais trop tirer, il délie chacune des mèches de sa sauvage crinière, avant de les tresser avec délicatesse. Une large tresse centrale couvre bientôt la nuque de Blanche, habillée parfois de plumes et de grelots, et encadrée de deux autres plus discrètes, maintenues notamment par quelques-uns des liens qu'affectionnait déjà le Freux.

Les lèvres de l'Ours demeurent scellées quand, finalement, il se relève sans bruit. D'un geste prévenant, il attrape une seconde fois le poignet de la H'uðkona avant de la hisser aussi délicatement que faire se peut sur son dos. « Shhh... — », souffle-t-il seulement, alors qu'il devine la fierté de la magicienne en train de reprendre le dessus. Après quelques instants, il sent néanmoins les bras de la jeune femme se fermer autour de ses épaules, écraser doucement ses clavicules. Ses pieds nus ceinturent sa taille et le corps de son amie se presse contre son échine. Il n'a pas besoin de lui dire où ils partent pour qu'elle comprenne quelle est la route qu'il leur faut désormais prendre. Le regard braqué sur la Brume grisonnante, qui sans cesse progresse, il lâche les cuisses de sa camarade pour retrouver le contrôle de ses bras. « Prête ? », questionne-t-il seulement, tandis que le vert-de-gris de ses pupilles jauge la descente qui les attend.


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