Posté le 21/12/2016 18:41
Gros gros débat, bien ardu, surtout sur une telle saga, aussi longue et diverse.
Etant donné que j'ai déjà beaucoup participé à des débats de ce genre, je vais essayer d'adopter le point de vue le plus précis et commencer par désamorcer certains pièges posés par ce genre de sujets.
Tout d'abord, se méfier de la sur-interprétation. Certains créateurs/artistes/développeurs ne pensent pas forcément au sens profond de ce qu'ils créent, et c'est notamment le cas sur les questions de genre. Tout ce qui est culturel est porteur de sens, mais pas forcément volontairement. L'analyse n'en est que plus casse-gueule. Surtout qu'en l'occurrence, on parle d'une série commencée dans les années 80 au Japon, pays héritier d'une culture particulière qu'on connaît relativement mal. Donc prudence.
Ensuite, le sujet du sexisme est toujours extrêmement complexe. Un exemple : Bayonneta. Jeu sexiste ou féministe ? L'héroïne est ultra-sexualisé, mais elle est en même temps l'inverse total de la jeune fille en détresse. Du coup, les avis portés par les féministes sur le jeu divergent, et chacun avance des arguments pertinents.
En fait, comme sur beaucoup de sujets, tout est affaire de perception. Une blague sur les juifs peut être vue comme raciste ou non selon ce qui la fait, où et quand il la fait... Et qu'importe le contenu (Le sketch de Desproges ou l'autodérision d'un Woodie Allen par exemple vont parfois assez loin mais ils ne seront jamais accusés d'antisémitisme). Ce que ça veut dire par extension, c'est qu'il n'y a pas de vérité absolue et éternelle sur le sujet.
Et pour nuancer un peu mon relativisme, il faut tout de même admettre que, parfois, l'oeuvre est explicitement crée pour délivrer un sens particulier. Quand les nazis faisaient des films antisémites, personne ne niait que la caricature du juif présentée était négative. De la même manière, certains films/romans/jeux conçus dans une optique féministe ne peuvent pas être lus avec un prisme sexiste. Mais si Zelda en faisaient partie, ce débat n'aurait pas lieu d'être. Si la question est posée, c'est que l'ambiguité sur le sujet existe bien. Elle peut être dissoute en analysant plusieurs points :
- Qui a crée Zelda ? Quand ? Dans quel contexte ?
- Comment les personnages sont représentés ?
- Quel(s) message(s) porte l'oeuvre ?
C'est donc sur cette base que va se construire mon avis personnel sur le sexisme/féminisme dans la saga Zelda :
La base de la série
Zelda a été crée par Shigeru Myamoto, tout le monde le sait. Son but était alors de retranscrire dans un jeu la sensation qu'il avait eu un jour de son enfance où il s'était perdu dans les bois et avait découvert un sentiment grisant d'exploration du monde sauvage. Et le premier jeu n'est quasiment que cela : un vaste terrain de jeu que le joueur peut explorer à sa guise. Alors pourquoi le jeu ne s'appelle-t-il pas Link et pourquoi y a-t-il une princesse endormie ? Parce que Shigeru est aussi un produit du Japon de l'époque, fortement influencé par la culture occidentale. Son film préféré est King Kong (qui a donné Donkey Kong, le grand frère de Super Mario Bros), pas un monument de féminisme, et Link est inspiré de Peter Pan, une oeuvre un peu fourre-tout de l'imaginaire occidental des années 1900. Le côté médiéval du jeu n'est pas non plus japonais (pas de Samurai, de katana... Une épée et un bestiaire européens).
Avec ça, on a la clé de lecture du 1er épisode : La princesse a le même rôle que dans beaucoup de contes occidentaux : récompenser le héros à la fin de sa quête. Elle est le trésor à atteindre, le but final de l'aventure... Donc pas vraiment un personnage. Le deuxième épisode fonctionne sur le même principe, sauf que la Zelda endormie de cet opus est clairement une belle au bois dormant. Le but est toujours de motiver le joueur. Idem dans le 3ème jeu, qui innove quasiment partout sauf sur la représentation de la princesse, encore une fois emprisonnée, puis capturée, puis sauvée... Les autres personnages féminins du jeu sont d'ailleurs des jeunes filles qui... se font capturer aussi.
Je passe sur les épisodes portables pour le moment.
Le virage à 90°
Le tournant vient avec la 3D, parce que la production de jeu se diversifie largement, que le japon n'impose plus forcément ses canons et que l'avancée de la technologie permet une bien meilleure représentation des personnages et la conception de cinématiques bluffantes pour l'époque. Alors que des millions de joueurs de FF pleurent la mort de leur crush préférée, Ocarina of Time débarque. Et c'est sans doute dans ce jeu que Zelda change le plus.
Au début du jeu, Zelda n'est plus la princesse en détresse qu'il faut sauver. C'est à peine une enfant et la (tri)force est déjà puissante en elle. Elle perçoit le danger de Ganondorf, cherche à en avertir son père qui l'ignore : Cette figure est connue dans la littérature, c'est celle de Cassandre. Une princesse troyenne dotée de dons de prédiction, mais qui refuse les avances d'Apollon et reçoit un crachat du dieu dans la bouche qui l'empêche de convaincre quiconque de ce qu'elle voit du futur. Zelda, au début d'Ocarina of Time, c'est ça : une fille clairvoyante mais ignorée, une figure tragique... Jusqu'à sa rencontre avec Link. En le reconnaissant comme le héros, elle lui donne sa mission ; l'aider à sauver Hyrule.
Et ça change TOUT. Zelda n'est plus le trésor à récupérer, la pauvre petite chose qui subit en silence. A peine enfant, elle prend ses responsabilités à la place de son père et agit par l'intermédiaire de Link. Alors, oui, concrètement c'est léger, mais symboliquement on est entré dans tout autre chose. Parce que Zelda est devenue un personnage à part entière, avec ses forces et ses faiblesses, ses convictions et ses doutes. C'est une princesse qui peut devenir Sheik et aider constamment Link au fil de sa quête, jusqu'à se révéler l'une des trois porteurs de la Triforce... Et se faire capturer à la fin.
Ouais, ça c'est vraiment dommage. Ca vient vraiment comme un cheveux sur la soupe, c'est moyennement justifié, et ça détruit un peu les progrès réalisés avant. Y avait sans doute un moyen plus subtil de te motiver à aller tataner Ganondorf. Et c'est pas en ouvrant des portes en descendant de la tour qu'elle rééquilibre la balance. Sauf qu'après la défaite de leur ennemi, Zelda fait ce que beaucoup de joueurs lui ont reprochés : elle ne donne pas un bisou à Link. Leur lutte commune n'impliquait pas une récompense affective qu'elle aurait à donner au mâle. Ils ont combattu ensemble, Link a perdu pour cela 7 ans de sa vie, elle s'excuse pour les ratés de sa stratégie et elle lui rend son enfance, quitte à ce que ensuite il la retrouve et qu'ils puissent se construire une relation. C'est une décision sage, pas forcément facile à prendre, digne d'une reine et qui traduit d'une maturité de la saga.
Et on en oublie pas non plus les premiers personnages secondaires féminins vraiment intéressants de la saga : Saria est plus que la crush d'enfance, c'est une véritable amie de Link, la seule qui l'accepte comme il est et qui le reconnaît une fois adulte. Ruto est une vraie peste au départ, comme une princesse trop gâtée, mais elle accepte de sacrifier le souvenir de sa mère pour la quête de Link, et cherche ensuite à sauver son peuple (Après avoir été elle même sauvée par Sheik/Zelda). Enfin, Nabooru est une femme exaltée, forte, qui s'oppose à son propre roi, et qui dirige une tribu quasi uniquement féminine redoutable. Le pompom étant atteint par Impa, véritable concentré de badassitude, classe de bout en bout. Le personnage féminin le plus "normal" dans l'histoire étant Malon, ce qui correspond au fait qu'elle n'est ni une sage, ni une figure royale... Juste une paysanne, et pourtant avec son petit caractère à ce qu'en dit Talon.
A partir de là, Zelda (la saga) a réellement franchi une étape. Dans Majora's Mask, les personnages sont tellement bien écrits que c'est un festival de justesse dans la représentation de la féminité : La fée Tael forte de caractère et terriblement attachante (Navi n'avait pas vraiment de caractère), la princesse mojo cent fois plus mature que son père, la femme du maire qui attend résignée la fin au milk bar le 3ème jour, Romani qui veut défendre ses vaches, la petite fille de la vallée Ikana qui protège son père, la chanteuse Lulu dévastée par la perte de ses oeufs, et surtout Anju. Toutes ne sont pas des héroïnes mais aucune n'est traitée comme un sous-personnage, inférieurement aux personnages hommes.
Dans TWW, on retrouve le syndrome de la jeune fille à sauver, mais cette fois il s'agit de la petite soeur, elle même loin d'être une greluche sans jugeote. Et puis Tetra, Médolie, la grand mère, et même la fille riche qui devient pauvre à son retour de la forteresse et en est réduite à voler... Sans être du Balzac, ce sont toutes des personnages crédibles, humains, qui n'existent pas que pour le héros.
Conclusion
Je pourrais continuer comme ça pour tous les jeux, relever chaque point positif ou négatif, mais l'essentiel selon moi est ailleurs ; C'est que Zelda est représentatif d'une évolution : Lorsque le jeu vidéo se mouvait en 8 bit, raconter une histoire complexe était quelque chose d'impossible. L'émotion ne passait pas avec des personnages de 10 pixels de haut. Tout était dédié au plaisir de jeu, au gameplay, au game design. Pourquoi une princesse ? Parce que tout joueur a au moins une fois entendu un conte et sait qu'une princesse au sommet d'une tour gardée par un monstre, ça attend qu'on la délivre ; la princesse est une récompense en soi. Et le vieux dans la grotte est un homme parce qu'un vieil ermite c'est positif alors qu'une femme dans une grotte isolée, c'est une sorcière. Le scénario se faisait de cette manière, la plus clichée et compréhensible possible.
Depuis, le jeu vidéo est devenu un objet culturel. On y raconte des histoires, on y montre des personnages, on cherche à toucher les émotions du joueur. Et pour cela, les personnages ont dû sortir de leur dimension de "fonction narrative basique" pour mieux exister en tant que personnage entier et existant pour eux mêmes. Le joueur actuel ne supporte plus autant qu'avant de voir son monde virtuel peuplé de silhouettes n'existant que pour et par lui : les PNJ statiques des MMO avec leur fonction inscrite au dessus d'eux ont cédé la place aux personnages dotés d'un background et animés d'un semblant de vie propre de Skyrim, The Witcher ou Dark Souls.
Forcément, cette évolution devait toucher la question des personnages féminins. Or, dans la saga Zelda, ces personnages ont pris de l'envergure, du coffre, de l'autonomie. De la même manière que Link n'est plus un clone de Peter Pan dénué d'émotions, que Ganon a perdu de son côté porcin pour gagner en humanité, que Hyrule tout entier s'est crédibilisé, Zelda est devenue une véritable reine dans TP et même une déesse dans SwS, Impa a perdu son rôle de messagère pour devenir une protectrice parfois plus efficace que Link...
On est là en fait au coeur du problème Bayonneta, qui fait que pour moi c'est un personnage féministe ; Est-ce que Bayonneta est faite comme un objet, une poupée sexy, ou comme une personne, fictive, mais une personne tout de même ? Pour moi, Bayonneta, et les personnages féminins des nouveaux Zelda sont des personnes, des femmes qui n'ont pas besoin du regard de l'homme pour exister (A l'inverse de l'Aphrodite de God of War, juste bonne à attendre lascivement Kratos et exciter le joueur, même si ces passages peuvent être rigolos).
Alors bien sûr, il y a encore du chemin à faire, dans plusieurs domaines, et c'est pas moi, qui joue un personnage gay qui vais le nier. Rien que sur la question des sexes, Link reste LE personnage central, et malgré son côte androgyne qui permet une identification par les deux genres, la quête d'Hyrule reste essentiellement masculine. Mais puisque nous parlons sexisme en général, il faut remarquer que la féminité n'est pas strictement réservée aux femmes. Et lorsque l'on remarque que l'aspect justement tellement ambivalent de Link, à cheval entre les genres, est associée à la sagesse féminine de Zelda pour s'opposer à la puissante virilité si exacerbée de Ganondorf... N'y a t-il pas là un message en soi, contre ce credo machiste qui dit que la force de l'homme lui donne tout les droits ? Peut être est ce là le plus beau message de la saga.
Edit : Je réalise après coup que y a des redites par rapport à ce que soulevaient déjà Blanche et Songe. Sorry ! J'avais besoin de tout re-mettre pour en arriver à ma conclusion :p
Edit²: La coïncidence est beaucoup trop ouf pour pas que je la poste ici ; allez à 5:40 :