Le fer grinça, sous la table de marbre, tandis que le vieux Cerscastel dépliait sa jambe engourdie. Assis en bout de table, face à sa Reine et son amie, le soldat dominait une bonne partie de l'assemblée. Son regard glissa sur Antiochus Descharyen sitôt que celui-ci prit la parole à nouveau, mais il ne prit pas la peine de l'interrompre. Pas cette fois. Le souvenir de sa lame sur la gorge du jouvenceau était encore frais et le chevalier ne tenait pas à créer un nouvel incident diplomatique. De Zelda, il s'imaginait l'un des rares soutiens fiables, en compagnie d'une Impa dont il doutait de plus en plus, d'un Llanistar dont il savait la charge de travail et la fatigue. Le vieil homme rumina quelques sombres pensées en ramenant son bras gauche sur l'accoudoir de pierre. Il n'était pas d'humeur à écouter l'enfant trop sur de lui qui s'attaquait au Maître de Cocorico, après avoir tenté une saillie sur la Souveraine Gérudo. Ses yeux fatigués semblaient se perdre sous ses sourcils broussailleux, tandis que son bras droit venait soutenir son menton.
Il les écoutait d'une oreille attentive, mais dépitée, parler d'argent.
« Tu ne ferais pas un bon roi », disait Daphnès jadis. À l'époque, Gauvain s'était offensé des propos du jeune prince.
« La couronne ne te ceinture pas encore le front, mon frère », avait-il répondu. Aujourd'hui, il comprenait ce que son ami voulait dire par là. Et il était heureux de ne pas avoir eu à porter le heaume des Ducs et des Rois. L'emblème du Héron lui convenait bien plus. Il dévisagea brièvement Aneleon Prime qui parlait de ses dettes. Jamais, il n'avait porté assez d'affection aux Seigneurs de Cocorico pour les prendre en pitié. En vérité, il avait même du mal à ne pas les détester : des années durant, jusqu'à l'incendie du Fort, il avait soupçonné Nathaniel Prime de pratiquer les arts occultes. Presque dix ans après la mort de celui-ci, la découverte sordide des gens d'Impa avait soulevé de nouvelles questions. Le corps mutilé de Sven Faendäl Prime, le cadet de la famille, pendu en place publique à un crochet de boucher. Les restes de sa femme, consumés dans une cuve de fer rouge, haut dans les forges du Village. L'enquête n'avait rien donné et bien vite Aneleon avait fait cessé les recherches. Non... Décidément, Cerscastel n'avait pas la moindre considération pour ceux qu'il croyait pratiquer la sorcellerie. Sans oublier les traitements réservés aux non-Hyliens depuis des décennies et des siècles. Si le vieux soldat bourru qu'il était comprenait tout à fait la crainte de l'autre, il avait plus de mal à justifier tout cela, d'un point de vue purement stratégique. Son profond désamour pour les Gorons et les Sheikahs (entre autres) n'avait rien d'un secret. Pour autant, il les tolérait dans la mesure où ceux-ci pouvaient combattre à ses côtés. A trop négliger ses alliés potentiels, on s'en faisait des ennemis. En théorie, la loyauté des différents peuples était due à Zelda, certes, mais il savait combien la réalité des faits pouvait être plus complexe.
De l'oeil, il balaya doucement l'assemblée tandis que Nabooru prenait la parole. Il se doutait pertinemment de ce qu'elle pourrait demander : un toit. Et pas n'importe lequel, puisque la dernière Nohansen lui offrait généreusement de partager sa demeure. La dame du Désert souhaitait retrouver ses dunes et ses murs en pierre-de-sable. Son regard n'alla pas jusqu'à la Gérudo qu'il était tout à fait disposé à croire. Que du contraire, il s'arrêta d'abord sur le deuxième éphèbe installé sur la table. L'espace d'un instant, il pensa à Orpheos. Il n'avait pas beaucoup plus de respect pour le ménestrel qu'il n'en avait pour Link, mais il ignorait bien des choses de celui-ci. Fixant la chevelure de jais qui lui évoquait le Chancelier des Beaux-Arts (un titre ronflant, mais qui n'avait pas la prétention de dresser le Sheikah en héros...), « Espoir » tâchait tant bien que mal de poser un nom sur ce visage qu'il n'avait du voir qu'une fois auparavant. Si tant est qu'il l'ai vu.
Sans parvenir à se souvenir ni du titre, ni des armoiries du fringant – mais juvénile – Seigneur, Cerscastel ramena son regard jusqu'à Baldwin. Son ennemi d'hier trônait, face à la noblesse de demain, tous deux muets comme le corbeau qui se perche sur le cadavre, un peu avant la fin de la bataille. La cicatrice qui courrait le long du crâne nu du vieil ours n'était pas sans lui rappeler leur dernier combat. Et quand bien même de Nalm avait failli finir la gueule fendue en deux sous son épée, Gauvain Amaury s'estimait heureux de le savoir de leur côté, dorénavant. Bientôt, le Châtelain des Berges d'Hylia et lui même furent les deux seuls à ne pas desserrer les dents. Çà et là, les autres s'agitaient, piaffaient pour certains. D'autres riaient, moqueurs, à l'image d'Antiochus Descharyen, tandis que beaucoup expliquaient l'impossibilité de la requête de Nabooru. Les yeux pales du chevalier-lige de la Couronne glissèrent vers Zelda, cherchant son regard sans jamais le trouver. Il soupira, ignorant si elle considérait véritablement le problème. Un peu plus loin, l'éphèbe s'exprima pour la première fois. Malgré le brouhaha constant, il parvint à se remémorer un prénom, imprononçable à ses oreilles, ainsi qu'un patronyme sans particule. Sylvere.
*
Sans un mot, après avoir passé la main dans sa barbe, Baldwin Lanlmure de Nalm ne put s'empêcher de gratter la cicatrice qui lui barrait tout un pan du crâne, du début du front jusqu'à l'échine. Bien qu'il fut discret, le guerrier qu'il était ne put retenir un frisson. La guerre était quelque chose qu'il avait connu, pour laquelle il avait été formé. Pourtant, ce dix-huitième jour du Cycle de Din, lors de la bataille pour Fort Amol, il avait connu l'enfer. Les flammes rongeaient les murs et du brasier jaillissaient celui que les royalistes nommaient Espoir. Il sortait des trous rouges, béants et fumants dans la muraille comme un esprit d'une bouche inhumaine et malsaine. La bête avait frappé, et l'épée avait tranché dans le vif. L'enchantement, tantôt gelé, tantôt brulant, qu'elle portait fragilisait son heaume. Il avait tenté de porter un coup. Sa propre hache s'était écrasée contre l'écu frappé d'un héron. Le bois peint, déchiré par l'acier avait décapité l'animal sans atteindre le bras de Gauvain Amaury. Un deuxième coup força Baldwin à battre en retraite, tandis que ses hommes prenaient la fuite. Le reste était flou, mais bien vite, la hampe de sa hache gisait au sol, brisée en trois. Ses doigts meurtris par une chausse de fer ne lui obéissaient plus. Sous son haubert, son corps tout entier le brûlait et ses os fracturés gémissaient plus qu'une vierge, le soir des noces. De son armet coulait le sang qui l'aveuglait. Il ne devait sa survie qu'à l'ordre du Roi de juger les traîtres, plutôt que de les occire.
Quand la Reine donna la parole à Cerscastel, le vieil ours échangea un regard rapide avec son ancien ennemi. Si, jadis, avait nourri rancune à l'égard du Chevalier-Lige – de ne pas l'avoir achevé et d'avoir épargné son honneur – il avait aussi compris la chance qui lui était offerte. A la mort de son suzerain, rebelle, il avait combattu sous les étendards d'Harkinian Nohansen Hyrule, puis de son fils Daphnès. Aujourd'hui encore, il servait Zelda, la petite fille du Roi qui avait laissé sombrer le Royaume dans la guerre civile.
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À son retour, le Général Rusadir sera chargé d'une mission précise." Lâcha sobrement le sénéchal, le regard plongé dans celui de Nabooru. «
Bien que beaucoup d'entre vous semblent y voir un fantasme ou une niaiserie, Nabooru parles juste. » Siffla ensuite le vieux Cerscastel, toujours nonchalamment assis. Son regard navigua tout du long de l'Assemblée, s'arrêtant brièvement sur l'unique banneret qui s'était prononcé en faveur d'une opération militaire : Ailill Sylvere, lequel lui faisait face. Baldwin chercha son regard à son tour, tandis que la voix chantante et railleuse d'Antiochus Descharyen s'élevait. «
Pour une fois... — », lança-t-il, avant d'être sévèrement coupé par un Cerscastel qui avait posé la main sur l'épée. «
Suffit, grinça le vieillard,
votre mère supporte bien assez mal le décès de votre père pour que je lui renvoie votre tête. » Le silence retomba sur la salle de Ban, obséquieux. Baldwin jeta un œil à la Reine, sans deviner ce qu'elle pensait d'une menace si explicite, tandis qu'Antiochus semblait s’étouffer, de rage ou de honte. «
Tu disposeras des troupes que tu demandes, Nabooru. J'y veillerais. » Le vieil homme prit un temps, pour respirer. De toute évidence, une des sangles de son armure le ceignait un peu trop. Son souffle était fort. Plus que lors de leur affrontement. «
À son retour, le Général choisira ses meilleurs hommes, qui t'accompagneront. N'hésite pas non plus à prendre des compagnons. Veille bien à ne pas faire de bruit, cependant : alerter l'ennemi c'est tuer toute tentative. Nous discuterons des détails au retour du Rusadir, lequel ne saurait tarder, mais considère déjà l'aide que tu demandes comme acquise. »
Baldwin ne se racla pas la gorge avant d'entonner de sa voix rauque une réponse comme il savait les faire. «
Ce ne sera pas suffisant. » Tonna-t-il, puissamment. Les sourcils de Gauvain Amaury se froncèrent, tandis que les mailles et les plaques de son gantelet grincèrent. Leurs deux regards se croisèrent.
« On ne me fera pas taire aussi aisément qu'un roquet à la recherche d'un os », pensa-t-il en soutenant les yeux du Sénéchal. «
Si la Gérudo parle juste, alors proposer quelques soldats ne suffira pas. À bien écouter, compter sur les Gorons, les Zoras ou les autres, revient à compter sur une providence incertaine. Un suicide. » Jusqu'à présent personne ne l'avait coupé, quand bien même certains affichaient un rictus qui témoignaient de leur envie d'intervenir. «
J'ignore en quoi les Gérudos seraient différentes des autres. Avant l'assaut de Ganondorf sur la Forteresse, elles étaient peu nombreuses à nous épauler. Je ne doute pas de votre bonne foi, lança-t-il à Nabooru spécifiquement,
mais comprenez qu'en appliquant votre propre raisonnement, vous vous mettez sur la touche. » Son regard oscilla de la Reine des Dunes au Sénéchal, avant d'aborder solennellement et respectueusement celui de la Nohansen Hyrule. Une nouvelle fois, il se laissa surprendre par le céruléen de ses yeux. «
Je... — », commença-t-il, hésitant, presque troublé. «
Il nous faut avant tout compter sur nous même. » Souffla-t-il ensuite. «
L'armée d'Hyrule recrute, c'est vrai, mais trop, parmi nos gens, savent tout juste manier la pioche ou la hache. De quoi chasser des marauds du même ordre, pas les lionnes du Dragmire. Nous ne pourrons pas tous les protéger des malandrins et des Dragmires. Mais nous pouvons peut-être... » Il laissa sa phrase en suspens, cherchant ses mots. L'essentiel de ce qu'il souhaitait dire était expliqué, de toute façon. Ses cartes posées, les Seigneurs pouvaient répondre, d'ores et déjà.
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