[Privé avec Keith]
A mesure que la surface de l'eau avalait sa vieille masse et l'entraînait dans les flots, Aedelrik pouvait voir le sang se détacher du métal et se répandre dans la rivière, en volutes écarlates, sublimes. Impassible, il observa son arme couler, emportée par son poids. Sensible à l'ironie de l'instant, le Renard remarqua que sa vie n'offrait pas à un quelconque dieu un spectacle différent. Depuis le premier jour et la mort de ses parents, sa trajectoire se résumait en une longue ligne droite vers l'abîme, à la manière d'une flèche qu'un archer maladroit aurait tiré vers le sol.
Plusieurs fois, le voleur avait pensé toucher le fond, ce sol tant attendu. A chaque fois, il s'était relevé pour mieux prendre un nouvel uppercut du destin. Les derniers en date étaient rudes. Il y avait sa double défaite, la cruauté de son soi disant ami, Lanre... repenser à lui réveilla la douleur des plaies qu'il conservait au visage, depuis que le Ceald le lui avait violemment meurtri, à coup de planche en bois. Plus loin dans le passé, il souffrait de son échec à bâtir quoi que ce soit à Hyrule, une terre qui lui paraissait pourtant prometteuse. Et puis, encore avant cela, il y avait bien pire.... Les souvenirs de l'inoubliable nuit de malheur lui revinrent, tous en même temps. Se bousculant dans sa tête, le rire du Duc, les larmes de Nayié, le cadavre sans tête de Trens, l'incendie et le sang sur ses mains, toutes ces images, ces sons, ces sensations firent en lui l'effet du tornade. Cette nuit là, le destin lui avait tout pris, sauf son dernier souffle. Et soudain, Aedelrik se posa la question qui était restée bloquée depuis des mois dans un coin de son esprit qu'il avait soigneusement cadenassé. Une question qu'il avait refusé de regarder en face, tout ce temps.
« Pourquoi es-tu encore en vie ? »
Il aurait dû mourir cette nuit là. Quitter ce monde, pour apaiser la soif de sang du Duc, pour éviter ce sort à ceux qu'il aimait. Et pourtant, ses amis l'avaient tous quitté pour les routes obscurs d'un au delà inconnu quand lui, l'increvable Renard, persistait envers et contre tout... jusqu'à cette nuit. Car si le destin semblait vouloir qu'il souffre, Aedelrik n'avait plus le souffle nécessaire pour se battre, encore. Environ une semaine auparavant, Lanre avait bien tenté de le lui rendre, en le sauvant de lui même, mais il fallait plus qu'une action bien intentionnée pour rendre à un suicidaire l'envie de vivre... Surtout quand on battait ensuite jusqu'au sang le dit prêt-à-mourir, d'une façon humiliante, devant une foule entière.
Pourtant, le Renard ne lui en gardait pas rancune. Le Ceald ne saisissait sans doute pas la portée de son acte. En agissant ainsi, c'est à dire en le ridiculisant publiquement et avec une violence démentielle, il avait ruiné tout espoir que son geste précédent ait un sens. Il avait sauvé la vie du voleur pour mieux lui ôter ensuite toute envie de la préserver. Lanre ne pouvait comprendre cela. Sans doute voyait il cela comme un moyen de donner au voleur une leçon, un moyen de lui rendre la rage de vivre. En ça, il était à l'image de son peuple : Droit. Fort. Fier.
Aedelrik, lui, n'avait que sa fierté pour le soutenir, et à présent il n'en restait plus rien. De la poussière rapidement balayée par les vents, comme une branche consumée par un feu de forêt. Et à présent, le Renard n'était plus qu'un morceau de charbon charrié au hasard, qui attend de disparaître du monde et des mémoires.
Le monde se porterait il mieux sans lui ? Il était en droit de le croire. On regrettait toujours un chien fidèle, ou un cheval travailleur. Mais qui pleurerait la mort d'un Renard chapardeur ? Personne. Aedelrik avait encore en tête les regards et les mots qu'on lui avait jeté comme autant de crachas à la figure, après sa dernière défaite, une semaine auparavant.
« J'veux pas boire à côté d'un perdant ! »
« On va ailleurs, quelqu'un rend la bière fade ici. »
« Hey ! Attention, c'est du plancher sur le sol, c'est dangereux ! »
« Pas de trophée, pas de godet ! »
« Pourquoi t'irais pas traîner dans une auberge pour les nuls ? »
« Quand je pense que j'ai repêché une lope pareille ! »
« Ah moi j'avais pas parié sur lui, tu penses ! J'ai le nez fin ! »
Son nez fin, le Renard l'avait réduit en charpie. Aedelrik avait plus usé de sa masse en quelques minutes qu'en plusieurs mois. Il ignorait toujours si certains moqueurs étaient morts, mais plus aucun n'osait plaisanter après qu'il ait fini de s'occuper d'eux. La plupart avaient perdu conscience, les autres étaient tétanisés. Ses souvenirs de la bagarre restaient flous, mais il se rappelait clairement d'une fureur bestiale qui s'était emparée de lui. Une rage insondable d'être méprisé par ces gens, de subir leurs insultes, eux qui n'étaient rien et ne deviendraient jamais rien. Son désamour de la violence ne pesait rien face à cette colère. Sans doute qu'un ou deux avait rejoint leurs putes de déesses.
Après cela, fuir le bourg s'était imposé comme une nécessité impérieuse, recherché comme il le serait par ses victimes, leurs proches, et par la garde. Le voleur ne craignait rien pour lui même, mais la dernière chose qu'il voulait était de mettre en danger Allyn et son père, les seules personnes qui s'étaient montrés bonnes avec lui, dans ce pays de chiens. A peine avait il embarqué quelques affaires qu'il volait une monture et chevauchait vers la forêt. Un lieu tranquille où, il l'espérait du moins, personne ne l'empêcherait d'en finir, enfin. Lorsqu'il avait franchit les portes d'Hyrule, Aedelrik prévoyait d'aller le plus loin possible et de se tailler les veines dés lors qu'il trouverait un lieu propre à servir de scène pour son suicide. Après plusieurs jours de cheval, il avait atteint la forêt et s'y était enfoncé. Ses pas l'ayant guidé vers un promontoire rocheux surplombant une rivière, il s'était décidé à y vivre ses derniers instants. Très vite, la sérénité des lieux l'avait enveloppée. Loin de la ville et des Hommes, le Renard s'était enfoncé dans le domaine sylvestre pour y trouver ce qu'il désirait en vain depuis quelques temps : la paix. La nuit était tombée, et la pleine lune avait rejoint les étoiles. A présent, le temps semblait comme suspendu au dessus de lui. Seul la rivière semblait encore en mouvement.
Le temps d'un regard vers elle, la masse disparu de la surface, et coula au fond du cours d'eau. Y était il enfin, lui, au fond ? Ou bien pouvait il s'enfoncer dans la vase et connaître plus de malheurs, de vexations, d'humiliations ? Assis sur le rocher, son arme de toujours engloutie après qu'il l'ait jeté, Aedelrik se voyait bien en finir là. Trancher à nouveau ses veines, se laisser tomber dans l'eau et laisser son sang se répandre, comme celui qui maculait sa masse. Il avait entendu un chant de loup, un peu plus tôt. Au moins, il finirait en nourriture pour les prédateurs, pour les vers, et finalement pour les plantes. Peut être aiderait il un bel arbre, comme ceux qui l'entouraient, à sortir de terre. Alors, au moins aurait il accomplit une chose de durable et laissé une empreinte sur le monde. Maigre consolation, mais il saurait s'en contenter. Son arme commençait à dériver, progressivement emportée par le faible courant de la rivière...
Soudain, Aedelrik entendit un long hennissement paniqué. Sa monture, qu'il avait laissé paître sans plus s'inquiéter de l'attacher, semblait complètement affolée. Tirant sa dague et se relevant dans le même mouvement, il couru dans la direction du cri. Alors qu'il franchissait une haie naturelle de buissons et de feuillages, le Renard perçut le son d'un galop de plus en plus proche.
« Gwern Thel ! »
Le juron avait jaillit de sa bouche à peine une fraction de seconde avant qu'il n'ait à se jeter sur le côté pour éviter de se faire percuter par sa monture. Le cheval le dépassa et s'éloigna, à une vitesse dont le voleur ne l'aurait pas cru capable. Mais avant de devoir l'esquiver, Aedelrik avait vu l'état de terreur dans lequel la bête était plongée. L'écume à ses lèvres, son regard fou, sa détermination toute animale de ne pas dévier de sa route ; assez d'indices pour que le Renard comprenne que quelque chose n'allait pas. Quelqu'un ou quelque chose l'avait terrifié. Le bruit de flots troublés par des sabots lui indiqua que sa monture avait sauté du rocher, et qu'il était illusoire de penser le rattraper.
Sa poigne raffermie sur sa dague, l'étranger poursuivit dans la direction opposée, décidé à trouver la source de cette peur. Non pas que la fuite de sa monture ne le dérangeât, puisqu'il ne comptait pas quitter cette forêt vivant, mais bien parce que son orgueil souffrait qu'on ait, peut être, tenté de le voler. Lui même avait dérobé le cheval, il est vrai, mais selon lui sa propre philosophie ne pouvait pas s'appliquer à tous. Si les voleurs ne pouvaient profiter des fruits de leur labeur, alors autant respecter la loi. A pas de loup, camouflé dans d'épais buissons, le Renard avançait vers son but, son regard tentant de percer à travers les feuillages et de repérer la personne ou la chose qu'il recherchait. Finalement, il parvint dans la clairière où il avait laissé sa monture à elle même.
Rien ni personne. Pas même un chant d'oiseau ou un frémissement dans les hautes herbes. Le lieu était calme et paisible. Trop calme pour être rassurant. Trop paisible pour que ce fut naturel. Lentement, les sens en alerte, il quitta son refuge feuillu, et s'avança à découvert.
« Ohé... Il y a quelqu'un ? »
Sa méfiance ne s'endormit pas lorsque seul le silence lui répondit. Il lui semblait bien que toute vie avait déserté ce lieu. De l'expérience qu'Aedelrik gardait de la vie sauvage, il trouvait cette situation bien plus inquiétante que sûre. Un instant, il se sentit comme une victime innocente coincée par un détrousseur au fond d'une ruelle sombre et déserte, la nuit tombée. Aussitôt, il chassa cette pensée qui détournait son esprit de la réalité. En vérité, si cette forêt lui en voulait, elle allait trouver du répondant. Fier comme au premier jour, le Renard ne tenait pas à mourir d'un coup dans le dos et combattre ne l'effrayait pas. Lors de sa déroute contre Lanre, il avait fuit pour la dernière fois. Soudain, il aperçu un frémissement dans un amas de feuillages, à la lisière de la clairière, hors de la lumière de la lune. Ses yeux de chats s'amincirent mais la nuit restait trop noire pour qu'il distingue quoi que ce fut, à l'ombre des arbres. Alors, d'une voix moins assurée, il appela,
« Qui va là ? »
Sa main tremblait.