J’ai abandonné mon héritier. Notre héritier à tous. Celui qui aurait pu restaurer l’ordre du Soleil noir, celui qui aurait dû réveiller les Profondes Ténèbres. J’ai laissé filer cette chance, cette occasion unique. A présent, je le devine perdu, l’âme fractionnée en deux. Moi qui étais censé le former à des desseins grandioses, j’ai avorté le processus de sa transformation et l’ai lâchement abandonné. Il doit être spirituellement confus. Pas terminé. Cassé. Psychologiquement instable. Peut-être mort, si ça se trouve. J’ai détruit son âme ; ai-je d’ailleurs jamais fait autre chose que détruire durant toutes ces années ? Je suis conscient que l’ordre établi, de corruption, ce tumulus de pourriture dont les racines sont si profondes, ne pourra être remplacé qu’après avoir été détruit. Il en reste que je n’ai probablement jamais pu aller au-delà du stade de destruction, parce que l’ennemi était finalement plus puissant. En définitif, je n’ai jamais pu rien construire. Mon arrogance m’a joué des tours… ma persistance aussi. Ah, j’ai certes fait don de ma personne à Hyrule, je ne peux pas non plus m’enlever ce mérite. Toute l’abnégation dont j’ai fait preuve… mais Hyrule m’a rejetée, elle a trahi tous mes efforts, elle m’a traité comme un bâtard indésirable. Je me suis sacrifié pour rien. Le néant pour seul retour. Une exténuation physique, un délabrement moral pour uniques récompenses. Je suis éteint. Je. Suis. Fini.
N’ai-je donc rien retenu de tous ces échecs ?
Tous disparus. Arkhams. Withered. Tsubaki. Même Lenneth, que j’ai si longtemps reléguée à un rang auxiliaire, est partie. Avec sa fille. Avec ma fille. Notre chair. L’unique création dont j’aurais dû me réjouir, parce que la vie apporte le renouveau cyclique, le remplacement générationnel, la perpétuation de la race… l’immortalité, en somme. J’ai refusé l’immortalité… parce que, si les déesses –ou d’où que vienne l’inspiration divine qui nous meut, nous simples mortels- m’ont rendu increvable, cette non-mort n’est pas une vie ; ce n’est pas la véritable immortalité. L’immortalité, c’est la transcendance de l’état terrien, c’est le nom et le sang qui subsistent en bas, l’être immatériel qui éclot là-haut. J’ai tout rejeté, en bloc, par peur, peut-être, de faire face à la vie ; par peur aussi de perpétuer un cycle dégénéré, car ma race maudite n’a jamais produit de bienfaits. Ni pour Hyrule, ni pour moi… Au fond de mon âme, j’espère humblement que Lenneth et ma fille finiront par vivre bien, loin de moi, en bonne santé. Qu’un homme sensé pourra combler le vide de mon absence. Qu’ils pourront se construire, loin de toute décadence.
Quant à Hyrule, elle n’a plus besoin de moi. Elle n’en a jamais eu besoin. L’ère des héros est terminée, c’est le règne du matériel, de la gloriole momentanée. Celui des égos surdimensionnés pour des prouesses réduites. Personne n’a marqué l’Histoire ces dernières années. Pas même nous, Profondes Ténèbres… nos noms ont été effacés par les nouveaux arrivants et leurs veuleries portées en triomphes. Ces parvenus qui s’auto-congratulent… comment peuvent-ils donc avoir autant d’orgueil, eux qui ne tirent leur fierté que de leur propre reflet ? Ils ne reçoivent pas d’acclamations populaires, aussi illégitimes puissent-elles être, encore moins un quelconque assentiment divin. Leur miroir est leur seul et unique admirateur. Ils vivent dans un château de glace… mais la glace fond, et ne subsiste alors que le néant. Ainsi que les larmes pour ultime onction.
Je me console avec l’idée que, si nous n’avons pas changé le monde, le monde ne nous a pas changés. L’Histoire est un cycle. Il suffit d’attendre. Si personne ne déloge les usurpateurs, ceux-ci finiront quand même par s’effacer. Le monde finit toujours par s’écrouler. De ses ruines surgit alors un nouveau monde, meilleur ou pire. Rien ne dure, tout est cyclique.
La vie est une lutte, pour autant. C’est le seul enseignement que je peux tirer de ma vie chaotique. Une lutte à mort. Et si mon parcours est seulement jalonné d’échecs, alors qu’ainsi soit-il : le combat ne doit pas être mené pour la victoire en tant que telle, mais pour ce qu’il est lui-même : une épreuve, des joies et des peines, la vie dans son absoluité.
La lune est dégagée ce soir. Elle est en croissant. Les déesses seraient-elles enfin en train de me sourire ? Ai-je finalement compris le fonctionnement de l’Univers ? l’Harmonie qui gouverne tout ?
« Franc, si tu es là, poursuivons nos rêves illusoires. »
Quant à vous, déesses, j’accepte, sur le tard, votre jugement brutal et vous promets qu’un jour, nous parviendrons à nous entendre. D’une certaine manière, n’ai-je pas été votre chevalier le plus dévoué ? Je continuerai Votre Œuvre, sachez-le. C’est vers vous que je lève mon triste visage ; c’est pour vous que je souris enfin. Même s’il est un peu artificiel, même s’il est un peu forcé. C’est un bon début, vous ne pensez-pas ?
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Et, sans raccrocher les gants, il se lève, sous le regard bienveillant de la Trinité, pour errer un peu plus dans la nuit.
« Mon enfant dans la nuit », semble chuchoter la Lune, qui continue d’éclairer ses pas, qui n’a jamais arrêté de l’accompagner dans ses tourmentes et dans ses doutes.