L’eau chaude caressait ma peau et lui rendait couleur humaine. Il était vrai que dans les conditions où mon corps se trouvait, j’étais surpris de ne pas avoir été refusé à l’entrée. Il faut dire que la crasse était telle que le Zora n’aurait pas pu percevoir au-delà du film noir l’épiderme vampirique qui recouvrait mes muscles. Je rosissais donc dans l’eau bouillante, homard albinos, ma peau se fripant agréablement comme des draps propres dans lesquels on se plonge. Le gamin lui aussi semblait épanoui, il goûtait les plaisirs du bain avec cette ignorance imbécile : il n’avait jamais vécu ce moment que je lui offrais avec ses propres rubis. Je le voyais tourner la tête dans tous les sens, animal furtif, et pouvais deviner dans son excitation la faim de découvrir ce monde qu’il ne connaissait pas, ou plutôt qu’il connaissait, au travers des contes et légendes qu’on avait dû lui raconter dans sa prime enfance. Sans crier gare, l’éphèbe sembla atteint d’une folie légère, celle qu’on nomme avec indulgence euphorie : ce moinillon laïc laissa son rire aigu empoisonner l’air étouffant. Le chiot avait jappé, je me doutais que les guerriers allaient sous peu nous jeter une pluie d’œillades assassines, que le gros quant à lui allait se recroqueviller dans ses bourrelés.
Et en effet, les regards de travers s’abattirent sur nous comme un essaim d’abeilles. Heureusement, les trois musclors avaient l’air décidé à ne pas venir punir cette insolence ; ils préféraient garder le doute que nous nous soyons moqués d’eux plutôt que de sacrifier ce moment de paix si rare dans leur vie trépidante d’aventureux guerriers. D’une certaine manière, je respectais cette réserve et cette patience : moi-même aurais certainement attrapé le gamin par la peau fripée de ses petites boulettes pour en réduire la substantifique viande à l’état de tartare inutile, consommation exceptée pour les gourmets les plus fins. Ma main vint taper l’arrière de la tête du gosse, pour lui apprendre les bonnes manières. A nos côtés, le cétacé flottant, bouée de gras pleine de faux sourires, se gardait bien de nous regarder. Il préférait afficher sur sa large figure un sourire poli. J’eus une morbide pensée, celle qu’avec un coutelas de pêcheur j’aurais pu éviscérer ce gros lard pour le simple plaisir de voir l’eau devenir pourpre. Un bain de sang… ça y est, mes divagations prenaient vie dans les vaguelettes artificielles générées par le bourgeois énorme. Le volcan anal venait de s’exprimer, il crachait sa fumée mais celle-ci se perdait dans les affres aquatiques et donnait naissance à de petites bulles épaisses. Ma délicatesse naturelle me rendit nauséeux ; l’envie de le tuer me prenait la gorge, j’en avais des sueurs froides. Ce gros dégueulasse, ce misérable riche… A l’instant où je décidai de l’aider à faire plus ample connaissance avec ses flatulences, mon regard capta le sien qui n’était pas connecté à ma personne. Il semblait déguster du regard un plat visuel dont les yeux n’étaient pas les seuls intéressés. Je visualisais son petit boudin tenter une traction volontaire infructueuse, écrasé par le poids de sa panse. Quelle immonde raclure !
Je me retournai donc, pour élucider le mystère. Mes yeux de braise vinrent se poser sur la silhouette mordorée qui se découpait dans la brume chaude. De longs cheveux venaient disparaître derrière le rebord en pierre, et devaient probablement se prolonger sous l’eau. Elle semblait tenir dans ses bras un paquet ; de légers babillages en émergeaient. Un enfant ? J’étais à la fois stupéfait et charmé par cette vue, si noble, si agréable, celle d’une femme dénudée plongée dans l’eau jusqu’au ventre, portant à son sein l’enfant sacré. Cette nymphe avait quelque chose de déstabilisant : mon regard s’adoucissait à sa vue, le rouge de mes pupilles prenait une teinte moins ensanglantée. Je sentis une étrange mélancolie m’envelopper tendrement les sentiments, dans un édredon aigre-doux qui me rendit un peu triste. Les trois mercenaires, devant l’apparition divine, saluèrent la jeune femme, mais à mes yeux, ils se signaient religieusement. Ils sortirent d’un même pas du bain pour laisser cette sirène à son doux plaisir et devoir maternel. Moi qui ne vivais que dans la violence perpétuelle, j’étais tenu en respect par cette attitude débonnaire, serviable, admirable, cette courtoisie sans précédent, quasi-magique ! Que des tueurs sans scrupules se soient ainsi maîtrisés, pire encore effacés, devant une femme, cela me clouait le bec. Il aurait été plus naturel de les voir sauter sur la Vénus, de la violer sans retenue et de fracasser le crâne de l’enfant sur la pierre du bassin. D’un coup, la contrepartie de mon silence dévot vint réclamer son tribut de haine. Que ce gros bourgeois, devant une telle scène, si raffinée, si majestueuse, si évangélique, fasse fi de toute convention et reluquât cette femme, cela me remplit d’un dégoût instantané. Si le gamin s'était mis à guetter les vertus physiques de cette naïade, cela ne m’aurait pas offusqué parce qu’après tout, le concept de beauté humaine n’avait pas le même poids dans son tendre esprit. Par contre, je ne pouvais permettre tel débordement de la part de ce "gentilhomme". Je fis quelques brassées dans l’eau pour atteindre ce salaud, et lui engouffrai deux doigts dans le larynx. Il se mit à tousser, à cracher, à s’étouffer, se congestionnant comme le dégoûtant qu’il était. Je retirai mon emprise de sa gorge et le giflai bien proprement, le laissant déguerpir en hâte.
« Tu vois, gamin, lui non plus n’en a pas fini d’être éduqué… »
Je me sentis un peu fébrile, de m’être ainsi emporté pour si peu, moi qui d’habitude ne me gênais pas pour couvrir de mes yeux libidineux la silhouette d’une femme très belle. Pourtant, c’était quelque chose de plus solennel, de plus grave, lourd de significations, cette parabole que la trinité me laissait contempler. Il y avait quelque chose de si familier chez cette femme. Et si c’était Nayru ? Je balayai de la main cette idée stupide, en ricanant sèchement pour reprendre contenance. Cela ne m’était pas habituel, d’être si superstitieux, si bigot, si naïf et crétin.
Son visage sembla se tourner vers moi, et entre les vagues brouillardeuses qui serpentaient dans la grande pièce, je le reconnus : Lenneth. Estomaqué, je ne savais pas comment réagir. Cette femme, je ne l’avais pas vue depuis si longtemps, la dernière fois c'était lors d’une escapade incongrue, avant que je ne disparaisse dans la nuit et ses folies. Le hasard la replaçait à nouveau sur mon chemin, dans cet endroit si atypique. Elle avait mûri, elle semblait moins farouche. C’était probablement cette enfant sous le bras qu’elle trimballait. Cette enfant… la rage m’acidifia l’intérieur. Mon regard se figea. Cela ne se pouvait pas, non, je ne pouvais pas… c’était impossible. Mes traits se crispèrent, un masque de colère attristée, de tristesse coléreuse, je n’aurais pu choisir entre les deux, vint brouiller ma figure. J’avais les poings serrés sous l’eau, j’en avais mal aux jointures. Non ! Non ! Non ! Déesses ! Ne me faites pas cela, ne m’infligez pas cette souffrance supplémentaire ! Que vous aurais-je donc fait pour mériter tel sort du destin !? Je sentis mon cœur se briser. Les larmes coulèrent abondamment sur mes joues creusées.
« NON ! »
Dans un accès de rage incontrôlé, je sautai hors de l’eau, bousculai cette femme qui avait été mienne, lui arrachant des bras l’enfant et plongeant mon regard sang dans le sien, son regard miroir du mien. Les pleurs ne s’arrêtaient pas ; la môme, elle, n’avait même pas peur ; elle m’observait de ses grands yeux béants, avec les petites mèches argentées qui jaillissaient de son petit crâne. Sa face ronde, lunaire, toute sucrée d’enfance, ne bougeait pas d’un cil. Cette fille était adorable, mais je ne pouvais pas en être le père. Je ne voulais pas l’être. Mon sang était maudit, ce n’était pas responsable de laisser vivre la progéniture d’un démon… Je sanglotais toujours quand mes bras plongèrent la fillette sous l’eau. Etais-je en train de noyer ce chat malade, cette enfant non désirée ? Ce produit infâme, une bâtarde qui plus est… Je ne savais plus ce que je faisais moi-même… Etais-je vraiment un tueur d’enfants ?
Dans un éclair de raison, je ressortis l’enfant d’une mort certaine et ses petits poumons ployant sous l’eau s’exprimèrent avec rudesse dans cette grande pièce. Maintenant, les yeux de sang de la petite me fixaient durement, comme si ma haine était héréditaire, comme si elle projetait déjà de faire ce que moi j’avais fait.
« Grandes déesses… » soufflai-je dans un soupir, mes bras tenant toujours l’enfant devant moi, les larmes roulant toujours sur mon visage blafard.