« J'aurais espéré tant de choses. »
Cette phrase bancale s’inscrivait dans ce processus de pensée purement féminine déviante. C’était la malédiction du sexe faible, celui du désir et du manque, cette sensation de n’être jamais comblée, de vouloir toujours plus, cette insatisfaction permanente. Avec la Princesse Zelda pour modèle universel, on leur avait mis un peu de poussière d’étoile aux yeux pour qu’elles se mettent à rêver d’impossibles lendemains, à haïr viscéralement leur humble quotidien. Et lorsqu’elles se rendaient compte, pour les quelques vagabondes sans vertu, que la « liberté » n’était qu’un leurre, alors elles se mettaient à jouer les petites bourgeoises, à vouloir du solide et du concret. Quelle situation pathétique…
« J’aurais espéré tant de choses ». Comme quoi ? Un avenir radieux loin des cris et des larmes ? Une bicoque au bord de l’eau, papa-cajoleur et maman-douceur en symbiose parfaite pour élever la petite courge maladive ? C’était peut-être un beau projet, bien rationnel, bien idéal, hélas impossible pour moi. J’avais besoin de combattre, ma vie n’était qu’une lutte perpétuelle contre l’ennui, contre l’anonymat ; j’avais besoin d’être grand, aux yeux de tous, un château fort humain, légende noire comme légende blanche il me fallait la reconnaissance ! Vivre simple, c’était pour moi mourir. J’étais un monstre d’ambitions inconsidérées, j’avais soif d’aventures, ma folie me rendait inconstant. La vie ou la mort, pas d’entre-deux moribond, je ne voulais pas de purgatoire, c’était le paradis ou l’enfer, pas de médiocrité, la victoire ou la défaite, quelque chose de catégorique ! Suffit la grisaille permanente, la moiteur du ni trop bon ni trop mauvais… tous trop fades, impersonnels, sans unité pour autant, un amas d’individus tiédasses à l’âme rance. Il me fallait me démarquer, être au-dessus, surplomber l’amas de chair molle, devenir roi, façonner l’homme à mon image. J’aspirais au divin, c’était un projet démentiel, débile, qui me renverrait vers des fanges affreuses où la mélancolie foisonne comme la mauvaise herbe. Mais la vie n’est qu’une série de tentatives avortées, et je n’y échappe pas.
« Mais aujourd'hui, il n'y a plus rien … Je ne veux même plus savoir pourquoi ... ». Ah la pleureuse, que lui arrivait-elle ? Quel mal nauséabond lui rongeait ainsi la conscience ? Pourquoi fallait-il qu’elle aussi subisse le mal général ? Ne pouvait-elle pas simplement éduquer sa fillette dans le calme et la volupté ? Je n’allais pas jusqu’à lui recommander de trouver bon garçon qui partager sa couche, je suis homme malgré tout et donc jaloux : un seul coq dans la basse-cour ; mais je pouvais, si c’était là son souhait, tenter de la caser quelque part. J’étais sans le sou, mais je pouvais m’arranger : après tout, l’homme se doit de subvenir aux besoins des siens. Je lui devais bien ça.
« Allons on ne peut pas se quitter sur quelque chose de triste, n'est ce pas ? ». Ce genre de phrases m’exaspérait au plus haut point : je sentais ma main tressaillir, je me souvins alors brusquement du jour où j’avais réduit Lenneth en charpie. A coups de poings et pieds violents. Fou de rage, cruel animal. Oui… il y avait une autre option. Elle était malheureuse, et je n’avais pas de vraie solution à lui proposer. Alors… je pouvais tout aussi bien mettre un terme à son calvaire. Abréger ses souffrances. Lenneth agonisante, dois-je voir dans ton attitude une invitation à te libérer de ton moral douloureux ? C’était une option envisageable, non négligeable. Que faire alors de la petite ? Je soupirais. Je ne suis pas infanticide, encore moins lorsqu’il s’agissait de ma race. Quoique, j’avais bien abattu mon entière lignée, par rage et par haine, mais j’avais mûri sur ce plan-là. Je pouvais l’amener au temple du Temps, ils s’occupent parfois d’orphelins. En temps de guerre, ce devait être une véritable industrie…
« Ah, Lenneth… » dis-je en me levant du lit. Je me dirigeai alors vers le tabouret où se trouvaient mes braies noires, y bouclai mon épaisse et rugueuse ceinture à boucle de fer, chaussai mes bottes. Mon épée gisait sur le sol ; il me sembla, dans la semi-obscurité que ne parvenait à défaire l’unique bougie de la pièce, qu’elle scintillait d’un éclat malsain. Je secouai la tête, un peu las mais sentant une sorte d’adrénaline macabre traverser mes veines : je m’étais imposé la solution de mort comme l’unique éventualité possible pour sauver Lenneth. Elle devait mourir. C’était indubitable.