Posté le 04/01/2015 17:14
« Eh bien, c’est parti pour le massacre. »
Luka eut un petit rire très féminin, à peine perceptible, mais n'ajouta rien. Sa main se resserra sur celle de Negaï lorsqu'il sentit son comédien se lancer, car il ne comptait pas se laisser traîner comme une pauvre petite poupée de chiffon. Et puis, qu'est-ce que c'était que cette vieille hésitation ? Ils venaient à peine de fermer les yeux, le chemin à tracer était encore très clair dans leurs esprits ! Quelle plaie. Le garçon se lança en ligne droite, sans forcer, mais au même moment, son compagnon décida de l'entraîner vers la gauche. Luka manqua de trébucher sur son propre pied, mais il se rattrapa bien vite et suivit le chemin que lui indiquait son ami, car celui-ci était plus fort. Ce n'est que lorsque Negaï changea de cap que le brun réagit : il appuya fermement sur la main de l'autre, en y enfonçant presque les ongles pour se faire comprendre. Stop. Pendant ce temps, il s'arrêta net, et refusa d'avancer tant que son vis-à-vis ne s'était pas décidé à comprendre. Assez. Il en avait assez de ne pas se faire écouter.
Ses lèvres restèrent scellées, pourtant. C'était un jeu muet ; le premier qui romprait le silence romprait dans le même temps toute la magie de l'exercice théâtral. Pour pouvoir parler, il fallait d'abord savoir se taire.
Sans jamais lâcher la main de Negaï entre la sienne, il y tapota le dos de son index, à deux reprises ; une indication silencieuse qui voulait dire ce qu'elle voulait dire : il attirait son attention sur cette perte de repère que seul leur procurait le noir de leurs paupières closes. Il relâcha volontairement ses doigts, le temps de sentir une forme d'angoisse le tenailler au ventre. Puis, pour ne pas céder à la panique croissante, il raffermit sa prise sur les doigts de l'autre, comme pour se rappeler et pour lui rappeler qu'il n'était pas seul dans la pénombre. Sa main réchauffait un peu celle, froide, de son compagnon de route.
Il se lança, plus prudemment cette fois, sans vraiment mener le jeu : il sentait que son ami avançait du même pas hésitant que lui, comme si l'expérience de l'obscurité avait fini par changer la donne. Qu'étaient-ils ? Luka s'imagina deux enfants perdus dans les bois interdits, déjà en prise à la malédiction des lieux. Il s'imagina deux orphelins, qui n'avaient plus rien d'autre qu'eux-mêmes pour protéger l'autre de la cruauté du monde. Ils traversèrent en diagonale la scène, en marchant très très lentement, tout d'abord ; le rêveur savoura la sensation de la brise estivale contre sa nuque exposée au vent. Puis, ne sachant plus très bien s'il y avait encore ou non un meneur, ils accélèrent presque du même pas, avant de ralentir encore à la boucle qu'ils devaient effectuer. Luka fit un arc de cercle un peu plus grand afin de ne pas entrer en collision avec Negaï, mais il se rapprocha tout de même de lui : leurs bras nus se frôlèrent.
Luka voulut s'éloigner de son comédien. Mais un doute énorme le ralentit dans ses mouvements : où devaient-ils aller ? Où se trouvaient les filles, à présent qu'ils avaient fait le tour ? La rotation avait complètement bouleversé les quelques repères qui lui restaient, et bien que ce fut le but de l'exercice, le dramaturge était décontenancé. Il eut un tout petit rire nerveux, presque silencieux, et il entendit l'une des filles rire à son tour, non loin de lui. Evidemment. Malgré tout, cela ne lui suffisait pas pour se repérer dans l'espace. Il resta collé à son compagnon, un peu bêtement sans doute, le temps de reprendre contenance. Et puis, tant pis, qu'en avait-il à faire de toute façon ? Autant avancer. Dans la forêt noire, des loups pouvaient bien être en train de les courser. Il s'imagina les bêtes sauvages qui abondaient en ce lieu fictif, et décidé, il reprit sa route, en poussant Negaï à bouger lui aussi. Avec lui, plutôt que derrière lui. La coordination semblait un peu plus fluide à présent qu'ils avaient fait la moitié du chemin.
Il ne sut sincèrement pas quel trajet ils effectuèrent au retour. Il lui semblait juste avancer, s'arrêter ou sentir Negaï s'arrêter, se tourner vers son compagnon sans jamais ouvrir les yeux, mais comme cherchant une solution dans la simple présence de l'autre, puis repartir un peu hasardeusement, dans l'espoir de se diriger vers la bonne direction. Visiblement, ce n'était pas très concluant, puisque Aalis dû les arrêter avec l'épée de bois pour leur éviter une jolie chute du haut de l'estrade, mais les rires fusaient de tous les côtés, y compris du côté des garçons eux-mêmes. Enfin, vint le moment où ils s'arrêtèrent, pas vraiment de concert mais dans un même mouvement malgré tout, et pour être sûr que Negaï considérait l'emplacement comme étant le "bon", l'arrivée, Luka effectua deux petites pressions rapides sur la main de l'autre, comme une question laissée en suspens entre leurs deux corps séparés. Celui-ci les lui rendit presque immédiatement.
Bien.
Le garçon ouvrit les yeux.
Ils n'étaient pas du tout à la bonne place.
Luka éclata de rire. Il lâcha la main de Negaï, et essuya la sienne sur sa tunique, car celle-ci était moite. Il ignora délibérément la sensation de vide que lui procurait cette séparation.
« Bien ! C'était instructif. Et si ça ne l'était pas, au moins, nous avons pu nous détendre un peu avant le spectacle, dites-vous ça. »
Le chef de troupe décocha un sourire rayonnant au reste de sa petite troupe, sans vraiment se préoccuper de l'air soucieux qu'il voyait refaire surface sur ces visages aimés. Pourquoi nier ce qui allait se produire, dans tous les cas ? Il espérait simplement que ce petit jeu avait pu leur permettre d'être plus serein. Plus en cohésion avec leur propre corps, plus en cohésion avec celui des autres. Car ils étaient une troupe, une vraie ; une heureuse poignée d'hommes et de femmes, cette bande de frères qu'il ne pourrait jamais se résoudre à quitter.
« Venez par-là, allez ! Venez ! »
Luka leur intima à grand renfort de gestes de se rapprocher de lui, les bras grands ouverts, comme prêt à les recevoir. Il posa sa main droite sur l'épaule d'Aalis et l'engloba dans une étreinte à un bras, avant d'en faire de même avec Negaï de sa main gauche. Jade vint compléter le tout petit cercle qu'ils formaient, enserrée entre la Renarde et le Corneille. Le dramaturge leur sourit. S'il souhaitait avant tout les rassurer de leur succès à venir, il sentait bien qu'une boule d'angoisse se nouait dans le creux de son ventre. Seule Lis le savait, mais c'était la première pièce qu'il allait présenter au grand public ; il n'avait pas été comédien toute sa vie, bien qu'il fut toujours amoureux du théâtre.
A voix basse, la voix presque rieuse, comme un secret partagé : « Vous sentez comme il fait bon ? Ce bon vieux soleil qui nous brûle les bras ? Amusons-nous avant tout ! Je veux du rire, de la volonté, de la vigueur dans nos gestes. Je veux qu'on se donne corps et âme à notre spectacle, avant que le froid ne l'emporte. On ne vit qu'une fois, alors donnons, donnons tout, sans compter ce qu'il nous reste. D'accord ? »
Le comédien cogna sa tête, sans méchanceté, à celle des autres, un peu joueur peut-être, puis il les relâcha. Il écarta les bras, encore une fois, comme pour désigner la ville, cette Citadelle qu'il avait appris à aimer comme la sienne. Il s'étira longuement ainsi, la gorge déployée, ouverte sur le monde, et observa.
Les badauds commençaient à affluer sur le parvis, et les discussions animées résonnaient contre la froide façade du Temple du Temps. De çà et là, des visages qu'il reconnaissait parmi la foule toujours croissante. Dans l'ensemble, seule une petite partie des citadins avait eu vent de la représentation, mais le doux parfum du cycle de Din aiguisait la curiosité des passants ; le climat tempéré de la journée déjà nettement entamée les autorisait à s'attarder encore un peu, et comprendre enfin ce qui se tramait de beau sur cette place ensoleillée.
Luka était décidé à leur montrer que sa troupe tiendrait le coup.
Lorsqu'il se tourna de nouveau vers ses chers compagnons de route, il souriait, confiant, en ayant soudain la certitude de la bonne fortune qui les attendait. Ses yeux, d'ordinaire ocre, semblaient s'éclaircir à la lueur du rayon de lumière qui les traversaient de part en part, comme une promesse d'avenir.
« Bien, » dit-il, simplement. « Allons-y. »
[ RP terminé, merci à vous ! A présent, en route vers le Château, pour le spectacle d'Hiver, où Luka se résoudra enfin à faire ce qu'il a involontairement oublié de faire ici... ;) ]