Posté le 25/10/2015 21:37
Tout s'était passé si vite.
Au début, trop fier de sa petite revanche bien amenée, Luka avait jubilé. « Tu n’as pas idée de ce que tu es en train de faire, » l'avait averti Negaï par la pensée, mais le ménestrel n'en avait plus grand chose à foutre, pour être honnête. Une pulsion sournoise et vindicative le poussa à sourire à ce si joli couple qu'il prenait tant de plaisir à embarrasser, sans jamais répondre aux injures que son bel ami lui décochait par le lien mental qui les reliait.
C'était à ces moments-là qu'on savait qui était le magicien, et qui ne l'était pas : couper le pont invisible qui les connectait fut simple, tout aussi simple que respirer. Luka sentait bien les pensées sauvages de Negaï cogner aux portes de son âme, mais il avait dressé ses barrières mentales, plus épaisses que des murailles, et il souriait. Il souriait toujours, comme un imbécile heureux. Et dans l'intimité de son propre esprit, une seule pensée revenait sans cesse : Ça lui fera les pieds, à ce salaud. Ça lui apprendra.
Mais alors même que son bel-ami susurrait quelques mots doux à la jeune femme, le ménestrel sentit un début de malaise poindre dans un coin de sa tête. Subitement incertain de ce qu'il faisait. Cela ne l'empêcha pas de se lever avec une aisance semi-feinte, et de suivre le couple en direction d'une des chambres de l'auberge, légèrement en retrait. Il n'avait pas envie de voir ça... Mais dans le même temps, il voyait bien à quel point sa petite prestation irritait Negaï, et cela suffisait à le ragaillardir un peu. Ah, il faisait moins le malin maintenant, cet enfoiré de mes deux ! Luka lui avait bien dit, pourtant, qu'il voulais juste se débarrasser de la serveuse. Si cet enculé avait seulement joué le jeu, il se serait pas empêtré dans cette merde. Puis après tout, pourquoi s'en vouloir ? Il l'avait bien cherché, le salaud, à toujours vouloir le beau rôle aux yeux de ses belles. On verrait bien qui rirait le dernier.
Aussi, alors que la satisfaction cruelle reprenait le pas sur ses incertitudes, Luka se mit à siffloter. Bien fort, tout en emboîtant le pas au couple, comme une ombre dont on ne pouvait se débarrasser. Il en aurait bien ri, s'il n'avait pas gardé une prise aussi ferme sur sa contenance. Il n'avait pas besoin de voir le visage de son ami pour savoir quelle expression celui-ci revêtait : Negaï, après tout, avait toujours été un brin trop émotif.
Ce n'était qu'au seuil de la chambre que Luka connut un véritable moment d'hésitation. Le couple entrait déjà, sans doute impatients d'en finir, et le ménestrel se demanda sincèrement ce qui les poussait à vouloir encore copuler, quand tant de facteurs négatifs avaient déjà été instaurés. Avaient-ils une libido si explosive qu'ils ne pouvaient pas se permettre d'attendre une nuit de plus, ou tout simplement quelques heures, le temps de convaincre le casse-pieds qui les suivait de les laisser en paix ?
Il ne pouvait pas tout de même rester planté dans ce couloir comme un idiot, ce serait attirer l'attention d'autres clients sur ce qui pouvait bien se produire derrière cette porte... Par Din, il se moquait bien de la réputation des deux imbéciles, mais il n'avait pas envie que toute la taverne le traite, lui-même, de voyeur. Il comptait rejouer ici le lendemain soir, après tout. Aussi, sans trop y réfléchir, il se glissa par l’entrebâillement de la porte, et la referma derrière lui.
« Luka, j’espère que tu as les nerfs bien accrochés, » lui lança Amandine, comme pour le narguer, mais visiblement un peu secouée par sa présence. Ou peut-être pas. Peut-être s'en foutait-elle, d'avoir un public improvisé. Le ménestrel ne la connaissait pas assez pour supposer quoi que ce soit. « Ton chéri est à moi, ce soir… »
Une irrépressible envie de rire lui monta à la gorge, mais il se retint en dernière minute. Oh ma mignonne, je ne suis pas né de la dernière pluie. Pour avoir plusieurs amies en maisons closes, Luka était immunisé. Tout du moins, c'était ce qu'il se disait, alors même qu'une nouvelle vague de malaise lui prenait le ventre. Tout compte fait, il n'était vraiment pas sûr de vouloir voir ça. Par moments, l'idée de voir deux corps grossiers s'enchevêtrer l'un à l'autre le répugnait, sans qu'il puisse comprendre exactement pourquoi.
Dans tous les cas, Negaï semblait le plus misérable des trois. Il n'avait pas cessé de trembler, depuis qu'ils étaient entrés dans cette chambre. Luka ne voyait vraiment pas en quoi sa présence le gênait autant, ce n'était pas comme s'il participait activement à leurs ébats, et ça l'étonnerait que ce soit la première fois que son bel-ami se retrouvait coincé dans une sorte de ménage-à-trois. Puisque le Rêveur avait coupé le lien mental qu'il entretenait avec l'autre, il n'avait strictement aucune idée des émotions violentes et conflictuelles qui déchiraient celui-ci.
« Allons, oublie-le, et libère la bête... » chuchotait Amandine au concerné, tout en le poussant à trancher son corsage à l'aide d'un coupe-papier. Luka tenta de ne pas montrer à quel point le geste le laissait dubitatif. Est-ce qu'elle ne comptait pas se rhabiller après ? Etait-elle riche à ce point qu'un corsage ne comptait pas ? Tant de questions, finalement, pour tenter de dissimuler son malaise persistant, son mal-être grandissant. Il avait trop de fierté pour reculer maintenant.
Alors même que la jeune femme arrachait les vêtements de Negaï - encore du gâchis inutile, songea le musicien - elle lui souffla : « N’aie pas peur, tu peux être violent… Je te l’ordonne. » Et plus tard, lorsqu'il aurait enfin suffisamment de recul pour repenser à cette nuit-là, Luka pourrait se dire que ce fut les mots à ne pas dire. Les mots qui accélérèrent sa chute. Mais comment aurait-elle pu s'en douter ?
La suite, Luka n'aimait pas s'en rappeler. Et pourtant, elle lui reviendrait bien des fois en tête, dans les jours à venir. Comme un cauchemar enfiévré qu'on aimerait bien oublier dès l'instant où l'on quittait le domaine des songes.
Mais tout s'était passé si vite...
Si vite qu'il ne l'avait pas vu venir, lui non plus. Comme dans un rêve, ou une transe inexpliquée, l'acte de Negaï fut si prompt, si efficace que Luka mit quelques secondes avant de comprendre ce qui s'était produit en l'espace d'un battement de cils. Le désir sembla consumer l'Oiseau de Nuit d'un seul coup, l'embraser tout entier : sa main se noua dans la chevelure de la jeune femme, et tira, tira, tira alors même qu'il l'embrassait... Et le coupe-papier, qu'il tenait toujours entre ses doigts fébriles, trancha dans le vif. Non pas dans le tissu qui recouvrait Amandine, une bien pauvre armure face à la lame aiguisée, mais directement dans la chair de la pauvre inconsciente. Il lui planta l'arme entre les côtes tout en lui dévorant la bouche, un baiser passionnel qui mêlait la mort à l'acte. De son angle, Luka put discerner l'oeil très vif, très rond d'Amandine, cet oeil qui se dilatait alors que lui-même écarquillait les siens. Comme surprise par la violence imprévisible. Comme ébahie par le choc de la douleur. « NEGAÏ ! » Hurla une voix de femme. Luka fixa Amandine, complètement abasourdi, avant de prendre brutalement conscience que cette voix venait de lui-même.
Le bel-ami cilla, comme s'il sortait d'un songe plaisant. Comme s'il se tirait de force d'une transe qui n'avait que trop duré. « Merde, qu’est-ce que j’ai fait ?... » demanda Negaï à la masse de chair qu'il venait de poignarder si promptement dans un accès de tendresse. Comme un enfant perdu. Mais Amandine ne devait pas même le voir. « Oh Déesses, » siffla la pauvre damnée, avant qu'un hoquet humide ne lui fasse recracher du sang. Le liquide sombre dégoulina le long de son menton, avant de s'étaler sur le tapis par terre. La jeune femme tourna de l'oeil presque instantanément, sous l'intensité de son agonie.
« Par le cul de Nayru c'est pas possible, t'as perdu la tête ! » Vociféra Luka, tout en se calant contre la porte. Il sentait que ses jambes flanchaient face à l'ampleur du drame qui se profilait devant eux. « Retire pas le couteau imbécile, ça va la tuer plus rapidement ! » Le ménestrel avait la voix cassée tant sa gorge était nouée. Il scruta longuement son ami de longue date, quelques secondes qui lui parurent une éternité. Toute couleur devait avoir déserté son teint, et son choc devait refléter celui, si palpable, qui passait sur le visage de l'Oiseau de Nuit.
Finalement, son regard se déposa sur la silhouette inerte d'Amandine. Sur un ton qu'il cherchait désespérément à recomposé, mais aux accents hystériques, précipitamment : « Un médecin. Faut chercher un médecin ou c'est fini, elle est morte. Non- Non. Elle se vide... Ca se vide trop vite. Faut pas qu'ils te foutent au cachot... Et moi avec... Oh Déesses... »
Malgré lui, il sentait que sa tête lui tournait. L'odeur du sang le prenait aux tripes, il avait l'impression que la chambre se refermait sur lui. Un autre crime lui revint en tête, et il crut sentir ses doigts tremper dans le sang. C'était fini, si quelqu'un les trouvait là... Si la garde l'embarquait... Les soldats seraient-ils en mesure de reconnaître l'homme aux traits de femme qui avait crevé les yeux de leur capitaine, aussi corrompu que ce dernier avait été ? Il n'y avait pas eu de témoin oculaire, normalement... Le Renard s'en était assuré. Mais dans la pénombre, comment en être sûr ?
Luka avait si peur. C'était tellement irrationnel. Il savait, dans le fond, qu'il ne risquait pas d'être reconnu. Lucrèce était bien trop différente de Luka-le-ménestrel, il s'en était toujours assuré : un maquillage prononcé, des teintes moins vives dans ses jupons, une poitrine souvent rembourrée.
Tout. Il avait tout fait afin qu'on n'associe jamais les deux. Mais en cet instant précis, sous le coup de la panique, sous la culpabilité qui revenait le frapper à l'arrière du crâne comme un coup de massue, tout lui paraissait incriminant.
« Tue-la. Il faut que tu la tue, là maintenant, vite. Et on. On l'embarque, incognito. On doit la jeter quelque part, je sais pas où, et nettoyer la chambre. » La terreur brute qui s'emparait du musicien lui brûlait le coin des yeux, mais il se refusait à déverser quelques larmes de peur panique. Ce serait admettre sa faiblesse, son impuissance à gérer cette situation de crise. Et pourtant, malgré toute sa volonté, la question maudite franchit ses lèvres avant qu'il ne puisse la retenir : « Mais bon sang de Din, pourquoi t'as fait ça ? »