Posté le 11/05/2021 08:46
Machinalement, Swann abattait l'une après l'autre ses cartes à mesure que la bataille se déroulait ; son attention n'était en vérité que tourné vers son amie et ce qu'elle lui racontait. Accoudée nonchalamment à la table, elle l'écoutait, un fin sourire tendre et affectueux pendu à ses lèvres. Encore une fois, il lui sembla que la macrale lui cachait encore quelques informations mais à aucun moment elle ne se permit de l'interrompre. Doucement mais sûrement, une forme de fatigue la gagnait et elle n'avait par ailleurs aucune envie de quitter la jeune femme en mauvais termes. S'essayant de faire contre mauvaise fortune bon cœur – pour une fois ! elle se contenta de ranger les maigres informations récoltées dans un coin de sa tête, dans l'espoir d'y revenir peut-être une autre fois. La nuit était déjà bien avancée et l'un de ses enseignements fut qu'au fond, elle ne savait pas réellement grand-chose sur la jeune Tristenuit, si ce n'est que sa loyauté indéfectible pouvait la pousser aussi bien dans le cratère d'un volcan qui servait de prison à un dragon de la même manière qu'elle s'était introduite dans les Geôles du Castel pour l'en délivrer. Cela, elle n'était pas prête de l'oublier ; elle aurait aimé par ailleurs pouvoir en faire davantage pour lui signaler son infinie reconnaissance. Par les astres, si elle avait pu éviter ce marché avec cette satanée Princesse… !
Son regard accompagna celui de la sorcière lorsqu'il parcourut la petite masure qui servait de boutique et de logement à Songe. La Traitre-Lionne réalisa à cet instant qu'elle n'avait d'ailleurs plus de toit depuis cette nuit, compte tenu de sa trahison à l'égard du Trône. Elle ne pouvait donc plus regagner ses appartements dans la Forteresse, ni même le confort de sa chambre dans la Citadelle qu'elle avait faire reconstruire et dont elle était progressivement devenu la maîtresse en l'absence du Roi Gérudo. Sa présence n'était plus tolérer qu'entre ces quatre murs ; une fois qu'elle aurait mis le pied dehors, elle évoluerait en terrain ennemi jusqu'à ce que la situation ne change. En temps normal, cette idée ne lui aurait pas déplu. Après tout, elle n'avait de cesse de vouloir attirer l'attention sur elle et de provoquer ses ennemis. Pourtant, peut-être simplement à cause de la fatigue ou bien fut-ce par un profond et réel cas de conscience, elle ne parvint pas à conserver son discret sourire davantage. L'ambre et le gris retombèrent ensuite sur les cartes qu'elle et son amie se disputait silencieusement au gré de la partie. « Je comprends ce que tu veux dire », répondit-elle finalement d'une voix peu enjouée qui trahissait ses inquiétudes. Elle s'évita d'en révéler davantage néanmoins et continua de jouer en évitant quelques instants le regard de la sorcière.
Songe l'invita cependant à répondre à une question qui semblait la travailler, d'une certaine façon. Le Cygne Noir l'écouta religieusement, attentive, jusqu'à ce qu'elle ne la pose concrètement ; l'ancienne Dragmire s'en amusa aussitôt, flattée et touchée par les propos tenus à son encontre. Habituée aux plus sales insultes – d'autant plus durant son séjour en prison – elle n'avait que rarement droit à ce genre de considération. Quand bien même elle ne doutait pas que Songe lui prêta ce genre de qualité depuis un moment, elle restait attendrie de pouvoir les entendre. Cependant, elle se garda bien quelques précieuses secondes pour répondre aux interrogations de la sorcière. Elle s'accorda deux ou trois petites manches au milieu de leur partie, avant que sa voix ne s'élève tout doucement pour rompre le silence. « Lorsque j'étais petite, j'avais peur de tout et de rien », commença-t-elle. Ses yeux semblaient se perdre dans le vide alors qu'elle ressassait de vieux souvenirs. « J'avais peur du noir, des araignées… des souris… et même des gros chiens ! » Enuméra-t-elle avec amusement. « Pour ne rien arranger, ma mère m'effrayait avec des légendes et des contes sur des créatures, des monstres mythiques. Certains soirs, avec mon petit frère, elle nous racontait des histoires plus invraisemblables et terrifiantes les unes que les autres. Le pire, c'est que j'en redemandais à chaque fois et ça finissait toujours de la même façon : je n'en fermais pas l'œil de la nuit et finissait par m'endormir dans ses bras un peu avant l'aurore, lorsque la fatigue prenait le dessus », se rappelait-elle. Son regard croisa celui de son amie lorsqu'un sourire affectueux lui étira les lèvres de nouveau. « Froussarde comme je l'étais, je me cachais constamment dans les jupons de ma mère, et c'est mon frère, de deux ans mon cadet, qui me protégeait des bêtes et des insectes qui me terrorisaient ! » Avoua-t-elle dans un petit rire nerveux. Puis, après un moment sans rien ajouter, elle déclara d'un ton moins joyeux : « Tout ça, c'est finis. » Aussitôt après, son sourire s'effaça de nouveau et ses pupilles se recentrèrent sur les cartes à jouer.
Il lui fallut de nouveau quelques manches avant qu'elle ne reprenne la parole. Son ton, dès lors, se fit nettement moins mélancolique et plus monocorde, voir froid. « Un soir, des hommes sont venus nous chercher, mon frère et moi. Je devais avoir à peine huit ou neuf ans, environ », soupira-t-elle. Elle se garda malgré tout de donner trop de détails ; ce n'était pas le propos et il s'agissait rarement de choses agréables. L'odeur du sang, ineffaçable, lui prenait immédiatement au nez dès qu'elle se remémorait ces instants douloureux. « Ils m'ont arrachée à ma mère et si mon frère à eu la chance de leur échapper, ce n'est pas mon cas. J'étais plus apeurée et docile qu'un agneau que l'on s'apprête à saigner », avoua-t-elle difficilement. La comparaison était pourtant aussi effrayante que vraie. « Alors ils ont commencé leur œuvre. Ils m'ont battu, forcé à tuer, abusé psychologiquement jusqu'à ce que je craque. Ils ont fait voler mon esprit en éclat puis l'on reconstruit, jour après jour, nuit après nuit, jusqu'à ce que ça donne ça », déclara-t-elle tout en se désignant du doigt. Son regard, intense, se planta dans celui de la sorcière. « Une arme. Un outil sans moral ni volonté ; sans peur et sans crainte. Une parfaite tueuse, » souffla-t-elle du bout des lèvres. Puis, revenant au jeu en abattant une énième carte : « Du moins, c'est ce qu'ils voulaient. » Sur son faciès se dessina une moue de dégout, alors que dans ses yeux brulait une colère noire qu'elle avait appris à contenir. Doucement, un silence grave retomba sur les deux jeunes femmes.
Il fallut un certain temps pour que Swann retrouve finalement toute sa contenance. Sa haine à l'égard des ravisseurs s'était brutalement ravivée à mesure qu'elle délivrait son récit des événements ; pourtant, elle n'avait pas envie d'en faire pâtir son amie. Surtout pas ce soir, pas avant de devoir la quitter. Aussi poussa-t-elle un profond soupire qui l'aida à évacuer les pensées noires qui s'étaient accumulées. Puis elle en revint à la question qui l'avait amenée à raconter brièvement ces douloureux souvenirs. « Tu m'as demandé ce dont j'avais peur », reprit-elle d'un ton plus calme, voir terne. « Je ne me souviens pas d'un seul instant où je n'ai pas eu peur depuis cette nuit-là », déclara-t-elle étonnamment. Puis, consciente de la surprise que pouvait susciter sa réponse, elle enchaina pour clarifier sa pensée. « La petite-fille n'a en réalité jamais vraiment disparue. Ils n'ont pas réussi à la faire partir. Elle reste tapie là, quelque part dans l'ombre, aussi effrayée qu'elle l'a toujours été. Pendant ce temps, l'assassin porte le masque et la protège soigneusement, prêt à massacrer tous ceux qui oseraient s'en prendre à elle », précisa-t-elle avec une force de conviction sans égal. Pourtant, elle se garda d'en rajouter et se contenta de tirer une nouvelle carte de son jeu. Bien que, quelque part, déballer tout ça lui avait fait un peu de bien, cela n'en demeurait pas moins des sujets difficiles à aborder. Et pour le coup, elle n'en avait jamais parlé à personne ; pas même à son frère ou à Cécilia du temps où elles étaient encore en bons termes. L'espace d'une milliseconde, le Cygne Noir se rappela aux mots de la sorcière l'incitant à ne pas lui faire ouvertement confiance ; l'idée qu'elle puisse se servir de cela contre elle avait quelque chose de glaçant. Mais très vite, le bon sens la regagna et elle chassa cette idée de son esprit troublé. Néanmoins, aussi vite fut-elle partie qu'elle fut remplacée par une autre. Une angoisse latente qui la prenait au ventre, de plus en plus alors qu'elle voyait sa sauveuse s'éloigner du Trône.
« Et tu as tort sur un point », affirma-t-elle, la gorge nouée. Ses yeux fuirent son interlocutrice ; si la maison n'était pas autant plongée dans la pénombre, on aurait presque pu la voir rougir. « Je ne suis pas sans attaches. Je tiens à toi et je ne suis pas à l'aise à l'idée de devoir te laisser seule dans cette ville. Encore moins après ta petite escapade au Château. Et s'ils remontaient jusqu'à toi, hein ? »