Posté le 04/12/2016 19:13
C'était un spectacle qu'il ne supportait jamais vraiment. Les dépouilles des caravaniers n'étaient pas empilées, comme cela arrivait parfois après une razzia revancharde, mais éparpillés çà et là. Un cheval et un chien gisaient également aux côtés des hommes et des femmes, dont les faciès reposaient désormais sous la boue. Sans un mot – et sans prêter plus d'attention aux réponses que Pyrope pouvait fournir au sous-officier, l'Hylien remonta un peu de tissu, jusqu'à couvrir la moitié de son visage — et surtout son nez. D'une main, il flatta brièvement l'encolure de la jument, avant de mettre pied à terre. Il sentait son mal-être et réalisait, somme toute, à quelle point l'animal était mal-chanceux en sa compagnie : c'était un destrier rapide, peut-être le plus rapide du Royaume, mais rien ne la présageait a un avenir de guerres, d'escarmouches et de conflits avant qu'ils ne se lient. « Tout doux, tout doux... », siffla-t-il doucement, la voix étouffée par son masque d'étoffe, caressant gentiment la mâchoire et les naseaux de son amie. Ramenant ensuite ses doigts autour de la cape qui couvrait ses épaules et sa gorge, l'Enfant-des-Bois progressa doucement vers le pogrom aux allures d'hécatombes. Sous la bure épaisse, ses lèvres se fendirent en une grimace, alors que ses yeux embrassaient à nouveau le massacre.
Le chariot de la caravane, qui avait été littéralement déchiré en deux, trônait au centre d'une scène mortifère. Autour de lui semblait graviter toute la désolation, toute l'amertume et toute la violence d'un affrontement qui, à l'évidence, avait tourné à l’exécution. Le temps semblait comme suspendu, presque comme si depuis le passage de la bête, rien n'avait osé approcher les lieux, perturber le sommeil des défunts. Les biens que transportaient les marchands avaient roulés un peu partout. Du vase de qualité à la tunique de scène en passant par des outres gorgées de sang ou de vin – il n'en était pas très sûr –, le stock des commerçants avait été jeté au sol, et avec lui leur intimité. L'espace d'un instant, il ferma les yeux, comme touché par la brutalité qui se dessinait sous son regard. Machinalement, pour s'arracher à ces images, il réajusta sa pèlerine, tâchant tant bien que mal d'ignorer les scénarios qui lui venaient en tête presque aussi naturellement qu'il ne respirait ; d'en faire abstraction. Partout sur sa route, il trouvait le chaos. Sans cesse, il arrivait trop tard. Quelques pas de plus le menèrent jusqu'aux restes d'une jeune femme, visiblement fauchée dans la fleur de l'âge. Le Sans-Fée s'accroupit devant la dépouille, dont la tête avait été partiellement déchiquetée, juste au dessus du nez. La diagonale découpait son crâne en deux passant sous l'orbite droit et dans l'orbite gauche. Le sang imbibait ses vêtements et nourrissait la terre. Sa main droite avait été sectionnée juste sous le poignet. Le même bras avait été la cible d'un autre assaut, tranchant os et tissus quelques pouces au dessus du coude. Une longue estafilade, encore rougie courrait le long de son sein dénudé jusqu'à sa clavicule. « Peste... — », siffla-t-il en réalisant que la jeune femme devait être en train de se changer quand l'attaque l'avait surprise. Tirant son bras de sous sa cape, le Fils-de-Personne glissa un doigt dans la plaie, non sans une mimique de dégoût. Il n'avait jamais aimé déranger les défunts, malgré des dizaines d'expéditions dans leurs sanctuaires ancestraux. Son index grimpa, sous les chairs et la peau, jusqu'à la première cotte. Brisée, sans un accroc. Il continua jusqu'à la deuxième, dans le même état que la première, puis la troisième et enfin la quatrième qui semblait avoir mieux réussi. Comme pour briser le macabre de l'instant, il commença à se parler. « Ça coupe fort, mais pas autant qu'une épée... », lança-t-il un peu dans le vide, avant d'arracher son doigt à l'escarre. Les quelques couches de tissu de la jeune femme n'avait été d'aucune protection, mais cela n'avait rien d'étonnant : il n'y avait que les ignorants pour penser qu'une lame – fut-elle d'acier, d'os ou de bois – ne tranche pas.
Toujours accroupi, il ramena son index devant ses yeux, désormais enduit d'une fine pellicule translucide. Link baissa le masque d'étoffe qui rongeait ses joues pour porter la substance devant son nez, d'abord, puis à ses lèvres. Ignorant tant bien que mal le fumet putride qui planait sur les lieux, il glissa le liquide sur sa langue. Le feu lui dévora la gueule, brièvement mais intensément, tandis qu'un goût de chair faisandée s’emparait de son claquoir. D'instinct, l'Hylien recracha sans avaler, le visage crispé dans une mimique de dégoût profond. Sans un mot, il essuya son index contre un brin de terre, puis couvrit la dépouille d'un bout de toile, comme pour sauver les restes de dignité d'un cadavre dont il ignorait tout, sinon peut-être la détresse passée. Il s'éloigna doucement de la jeune femme, marchant entre les rangées de corps, les maillages de tripes, d'intestins, les mares de sang caillé et les foires de foie renversés. Dans les décombres, un bras attira soudainement son attention. Le genoux plié, épousant la fange, le Sans-Lignage se pencha sur ce qui ressemblait plus qu'à un morceau de viande boulotté qu'à un avant-bras. Seule la forme de la main lui indiquait encore de quoi il s'agissait, en vérité. Un petit cerceau de bois sombre ceinturait l'auriculaire, auquel il manquait presque deux phalanges. « Qu'est-ce que... ?! — » Lança-t-il, visiblement surpris. Rapidement, l'enfer polaire qui battait ses yeux glissa de la bague aux alentours. Il s'accorda une seconde et un coup d’œil circulaire : il avait déjà réalisé que l'essieu de la caravane s'était fracturé dans un nid-de-poule de la route, mais n'avait pas réalisé à quel point celle-ci longeait un petit sous-bois, qui grimpait le long de la colline. Son regard scruta les arbres, l'ombre qu'ils projetaient de plus en plus sur la petite troupe à mesure que ne mourrait le soleil. Ses dents grincèrent en silence tandis que ses lèvres se déchiraient à l'avance, anticipant une situation qu'il aurait mille fois préféré ne pas affronter. « Lloyfell ? — » S'enquit-il calmement, avec la froideur d'un barbier-chirurgien pratiquant son ouvrage. Sa main gauche gagna sa ceinture, puis la fusée de sa lame, sans pour autant la tirer immédiatement. De la main droite, il retira la chevalière d'ébène au doigt à moitié dévoré, sans prêter grande attention à l'héraldique. Il aurait tout le temps de retrouver la famille de la victime plus tard.
Laissant sa question en suspens, toujours a genoux, il reporta son regard sur sa trouvaille : des traces de morsures, mais aussi de griffures. La peau avait été découpée en lamelle. Çà et là, les muscles et la viande commençaient à pourrir. Les marques de crocs n'arrachaient pas des pans entiers du bras : elles se contentaient de l'ouvrir, quand elle ne le morcelait pas. Peu à peu, il commençait à reconstruire le puzzle. La bête qu'ils traquaient les distançaient toujours, c'était l'évidence, mais d'autres créatures profitaient de ses carnages. « On risque d'avoir un peu de compagnie, vieux », fit-il sans en dire davantage. Il ignorait quelles menaces l'ancien Phénix avait été amené à affronter, s'il avait déjà porté le fer contre les créatures qu'ils talonnaient à l'évidence. Dans son dos, le vent soufflait tranquillement, portant avec lui la bruine traditionnelle des mois d'Hiver. Depuis le début du conflit, il lui semblait que les charognes se faisaient de plus en plus nombreuses – presque plus que les morts – et surtout de plus en plus hardies. Suffisamment pour sortir des cryptes, errer dans les plaines, gagner les steppes, s'abriter sous l'ombre des arbres et démembrer les cadavres qui parsemaient les routes commerciales du Royaume. Les lueurs qui brillaient dans l'obscurité des cimes ne souffraient d'aucune ambiguité.