« J'y arrive pas. »
Certains mots pèsent différemment, selon la bouche dans laquelle ils résonnent. Tout comme l'argent peut valoir une fortune en un pays et moins que du sable en un autre, on mesure souvent la valeur d'un mot à sa rareté. Ceux là, quiconque connaissait le Renard aurait pu dire, l'air grave et solennel, à quel point ils étaient rares. Non pas que tout lui réussissait ! En ces temps moroses, on eut même pu arguer du contraire. Mais quand à admettre un échec... Une autre paire de manche, pour sûr. C'est que de là d'où il venait, on faisait peu de place à ces frivolités bourgeoises qu'étaient l'humilité, ou la faiblesse. Au milieu des loups, d'ordinaire, il vaut mieux éviter de baisser la tête. Cependant, cette fois ci, Aedelrik ne se trouvait pas entouré des loups habituels.
« Laisse tomber, j'suis pas fait pour ça. » maugréa-t-il en lâchant l'arc à ses pieds.
La leçon avait pourtant bien commencée. Suivre la piste s'était avérée un jeu d'enfant, tant les traces étaient fraîches. Persistance de la transformation ou simple adaptation, le Renard avait même réussi à sentir plusieurs fois la présence de l'animal, par son odeur. Bien sûr, chaque geste se devait d'être pesé, maîtrisé, anticipé. La moindre brindille qui craque, et c'est toute la chasse qui est mise en péril, mais pour un voleur habitué aux tours de passe-muraille, rien de bien sorcier ! A le voir avancer, la faim creusant son ventre, les épaules roulant en silence, on aurait vu un véritable prédateur en action !
Mais que vaut un chasseur qui ne peut relâcher son trait ? Les sages vous diraient que sa corde casserait entre ses doigts, tandis que les contes -dont les leçons valent souvent mieux que celles des sages- lui dicteraient un tragique épilogue, affamé et perdu pour toujours dans les bois. Bien triste fin, le Renard en avait conscience, mais c'était plus fort que lui. Bien que Keith et lui fussent parfaitement placés, le roi de la forêt paissant paisiblement sa couronne tout en tours et détours majestueusement baissée, sans les avoir remarqué - Bien que son arc fut droit, sa corde tendue et sa flèche encochée, son dos droit et ses muscles bandés... Il tira à côté.
C'était un échec absurde, incompréhensible. Rien ne le justifiait. Aedelrik s'attendait à ce que Keith ne l'assassine du regard voire qu'elle le prenne à partie, comme elle aurait été en droit de le faire ! Il contemplait avec angoisse le trait figé dans l'arbre, ses tempes le torturant autant que son sang bouillonnant. Le Renard savait que le tir aurait dû être parfait. Mais il avait bougé. Au dernier moment, presque indistinctement. Son regard se perdit dans la direction prise par le cerf en fuite. Une proie alertée, qui ne se laisserait plus approcher si facilement. Rassemblant toute sa volonté, il déclara à Keith, d'un ton décidé où il tâchait de camoufler son trouble,
« J'lâche pas l'affaire. »
Et sans plus attendre de réaction, le Renard avait repris sa traque, ses doigts serrés à s'en écorcher la peau sur son arc, les sens en affut. Finalement, ils avaient retrouvé le cerf un peu plus loin, clairement plus vigilant mais inconscient de leur présence. Et cette fois, il n'allait pas s'en sortir si facilement, ce gros tas de viande ! Il verrait qu'on ne se frotte pas impunément à un type comme Aedelrik, la Griffe de Milenze ! Du moins étaient-ce les mots silencieux auxquels il s'efforçait de croire, comme pour faire taire une autre voix, plus discrète mais qui gagnait du terrain, petit à petit.
Encore une fois, ils n'auraient pu choisir meilleure position. L'angle était impeccable, le vent camouflait leur odeur, le cerf dévoilait sa nuque... Un trait bien fiché et c'en était fini. Mais quelque chose pesait, lourd, sur chacun de ses gestes. A chaque étape, le Renard sentait comme une présence le surplombant, l'entourant, l'enserrant dans son étreinte engourdissante. Il avait la sensation d'être enveloppé dans un manteau aussi lourd qu'inconfortable, ou bien plongé dans une sorte de gelée poisseuse inextricable. Comme prise de fièvre, sa tête commençait à tourner, et le simple fait de lever l'arc relevait de la torture. Devinant à moitié ce qui lui arrivait, terrifié à l'idée de trahir le secret, Aedelrik fit un effort colossal, darda son trait vers sa proie et... fut incapable de tirer.
« J'y arrive pas. »
Et nous voici revenus à ce moment d'abattement, où ces mots rares venaient de franchir les lèvres d'un Renard soudain profondément las, s'affaissant contre un arbre, laissant tomber son arc et faisant fuir l'animal qu'il avait été si près de tuer. Il évitait le regard de Keith, perdu, honteux, et par dessus tout espérant qu'elle saurait saisir l'occasion et cesser de risquer sa vie sans même le savoir. Lui entendait en cet instant un sinistre écho venu du fond des bois. Il reprit, d'une voix caverneuse,
« Tu perds ton temps avec moi. Si je suis infoutu de buter un cerf comme la première des mauviettes, alors je serais jamais qu'un fardeau pour toi. Après tout... » Autant qu'elle prenne tout ça pour une faiblesse de sa part, ça lui donnerait une bonne raison de partir sans se retourner. « Quelle espèce de chasseur a des états d'âmes avant de tirer ? » demanda-t-il en ricanant, sans parvenir à masquer une pointe de tristesse dans sa voix.
Au fond, il se demandait encore pourquoi elle perdait son temps, ici et maintenant, avec lui.