Il se balançait au bout d’un arbre, triste fruit. Les yeux éteints, toujours grand-ouverts cependant, n’offraient plus qu’un terne rouge. L’intensité diminuait à mesure que les minutes passaient, car plus rien n’alimentait son regard aliéné, la haine, la rancune, l’avaient quitté avec la vie. Son corps suintait encore de quelque délicate violence, mais ce n’étaient plus que les rejets puants de son corps, en aucun cas un dernier signe de vie. Charogne gesticulante, se balançant tristement au bout d’une branche fatiguée, attirait déjà la rapine volaille. Les yeux méchants, les rires caquetants et grossiers des plumés, cristallisaient une tension orageuse. Les pores dilatés recrachaient les gaz puants d’un corps terminé, d’un corps qui expie, qui s’expurge de sa moisissure ; un corps dégoulinant et pourrissant. La sépulture de l’air était déjà bien assez pour ce maraud. Il n’avait jamais été réellement croyant ; les Déesses pour lui, trois pétasses inventées par un vieux comploteur bourgeois et riche, dans le but de gratter quelques rubis et de faire tourner le monde à sa guise.
La chair tiède était là, accrochée à une corde solide, comme un porc à son crochet de boucher. La brise faisait craquer les branches du centenaire, qui ployait sous le poids des pendus successifs. Ce corbeau-là, tignasse ébène et iris rouges, n’était pas le premier, ni le dernier. Le ciel torturé, cyclone de gris et de noir, de bleu foncé, poissait l’atmosphère, pernicieux croque-mort.
Les yeux rouges fixaient encore un horizon incertain, désespérés. La lassitude l’avait rongé, le courage de se battre encore et toujours pour une chimère l’avait fui, et à présent qu’il avait mis fin à ses jours, on se doutait, face à cette statue sinistre, que la mort ne l’avait pas libéré.
Des nuits passées à réfléchir, à comploter, manigancer, manipuler, planifier, à se soucier du bien des autres, à calculer, à penser toute cette sordide affaire phénix, lui avaient consumé son sommeil et à force, il avait fini par arrêter de dormir, fantôme insomniaque. Créature nocturne, spectre chagriné. Les cernes creusés sous ses deux lanternes rouges fumaient encore les relents des nuits ratées, canyons de tristesse ténébreux d’où rien de bon ne pouvait plus sortir.
Soldat indémontable, paladin moraliste à l’oriental, preux chevalier des nouveaux temps, invincible, sourire ironique ineffaçable de ses lèvres reptiliennes, une lueur glacée et figée dans ses yeux de tueurs, un increvable guerrier, porteur de mort, imbattable, et puis non ! il avait refusé tout ça, cet honneur, cette fierté, toute cette mascarade si précieuse pour lui ; il avait épousé ses amis, amis d’un jour, amis de profit, amis suspicieux, amis peu enclins, terrorisés. Lui-même n’était plus digne, depuis le jour où il leur avait succombés. Il n’avait pas su satisfaire sa fierté personnelle, ni même ses propres camarades. Ennemis ? Même pas… des fantômes du passé. A moins que ce ne fusse lui qui se soit pétrifié dans le leur, de passé, et non l’inverse. Etat larvaire, grosse limace débordante de fatigue et de lâcheté nouvelle. L’âme lacérée, l’esprit chamboulé, la conscience battue à mort, la force réduite à néant, qu’était-il devenu ?
« Arrêtons là », qu’il s’était dit, tout seul, car dans ces moments-là, plus d’amis, plus de conseillers, ils sont tous partis, ils te laissent à ton triste sort. Ils ne se soucient que de leur propre bien, ils ne se soucient jamais de ton ressenti, et ne voient surtout pas quand toi, tu te forces, quand toi tu combats, quand toi tu penses à eux.
Astre s’était rendu fou, perdu dans les montagnes, assis au creux d’un arbre, père songeur et silencieux, il avait écumé sa rage, il l’avait étudiée, et puis les complots sinistres avaient défilé sous ses yeux : une triple alliance pour une triforce, c’était quand même sinistre, cela remettait en question tous les principes de base. Qui sont les bons, qui sont les méchants. Le désespoir et la lassitude, les déceptions pour lui qui s’était battu pour tant de choses, lui qui n’avait jamais que brièvement baissé les bras, lui qui avait de front attaqué tout cela ! l’avaient épuisé. Quel hommage lui rendait-on ainsi ? Les Déesses, Dieu l’en préserve, lui avaient joué un bien vilain tour, si elles existaient… ou alors les humains étaient plus vils qu’il ne le pensait, plus sournois, brimant la franchise au profit de l’apparence, misant sur le clinquant plutôt que l’élégant, pariant malicieusement sur les favoris plutôt que les proscrits. Normal, sûrement, en cette époque de perdition morale. Au pied de son arbre, Astre avait pleuré les dernières larmes de son corps, petit enfant perdu ; les visages familiers de sa défunte famille, père, mère, frères, sœurs, Aline, Fred, et puis hormis ces gens définitivement partis sa vraie famille, ou plutôt avait-il été trompé par les apparences mais qu’il n’arrivait pas à renier… Arkhams, Tsubaki, Withered… et puis le dernier de la bande, Kuro, valeureux et farouche, pour qui il avait fini par s’attacher. Mais non, sens unique ; là où il y a de l’intérêt, tu trouveras des gens, disait le vieux dicton. Et dès lors qu’il l’avait tout perdu, cet intérêt, on l’avait fui comme la peste. Ah, grands dieux…
Le Chevalier Noir, Roi-Phénix d’un soir, le soir de sa vie, ex-Chancelier des Propagandes de Messire Ganondorf le vendu, ex-sénéchal et bras droit de ce même seigneur corrompu, viscéralement opposé à tout ce qui n’était pas pur, à tout ce qui n’avait pas de valeur morale, le voilà misérable, qui flanchait, conscience éreintée, un amour violé, terrible, oui… Et Astrid et Lenneth, et toutes ces gens qu’il avait oubliées. C’était bien fini, l’histoire devait avoir une fin, du moins la sienne, car celle du monde continuera de tourner après sa mort. C’est le plus dur à encaisser, c’est sûr, de se dire que c’est fini pour lui, mais que tout continue mollement, tout continue à avancer, toujours plus profond dans la grisaille, et la piétaille fumante hurle et gémit, applaudit sa descente ; le chemin est libéré, marchons marchons ensemble, c’est bien fini pour lui, tout est permis maintenant. Astre se doutait bien qu’il n’avait aucune influence à grande échelle, mais il se consolait avec l’idée qu’il avait quand même marqué les esprits, autre que pour sa désinvolture et sa rébellion.
Il se redressa, déjà mort, croulant de chagrin, balbutiant la terreur. « Tout sera terminé, après cela. Ils diront ce qu’ils veulent, comme ils l’ont toujours fait, ces couards, les palabres continueront, elles ne se sont jamais arrêtées. Tu es sur le bon chemin, plus que quelques mètres. » Astre sanglotait maintenant, la tête dans ses mains ; quel avait été le sens de tout cela ?
Il déroula, larmes aux yeux, sa chaine, la jeta par-dessus la plus solide et la plus épaisse des branches de l’arbre, grimpa agilement dessus. Il attacha la corde à la branche… infaillible. Tirant la corde qui pendait dans le vide, il prépara le nœud qui lui ôterait la vie.
Il plongea son regard dans les infinités du ciel, un avenir impossible sans lui ? et si. Il n’hésita plus, terrassé par trop de pression, se passa la tête dans le cercle tressé. Mes damoiselles et messires, finie l’attente, vous voilà servi : il sauta.
Et son corps balancé, évidé de vie, silhouette criminelle perdue dans la nature : au-dessus de sa dépouille flottait un silencieux « Je vous hais. ».