Le cuir grinça, sans parvenir à masquer le chant de l'arc, à l'unisson avec la corde. Les doigts de Braig glissèrent doucement sur la hampe de son arme tandis qu'il ajustait son tir. L'empennage de la flèche vint caresser sa joue, comme chaque fois, et il lança un regard entendu à Abbàn, Ailín et Cosnach. Ses trois frères de combat, tous postés sur les toits de bâtiments reconvertis en tourelles dans l'attente de la fin des reconstructions, armaient leurs projectiles, prêts à tirer au premier ordre. Sans un mot, l'Hylien cracha l'écorce qu'il chiquait depuis le début de la nuit. La guérisseuse lui avait expliqué – sans qu'il comprenne bien pourquoi – que mâchouiller un peu de bois pourrait l'aider à apaiser certaines des douleurs qu'il avait dans le bas du dos. Et si la jolie Mélodie n'y était pour rien, la bataille, la nuit de veille et l'humidité jouait fortement sur l'état du pauvre homme ; ses humeurs et ses maux. Fronçant les sourcils et plissant les yeux, il chercha à déceler une indication quelconque dans la gestuelle du Collecteur : la haine de Guylain pour les morts évitables était de notoriété commune. De même que la bonté presque naïve dont il avait toujours fait preuve — après tout, ne plaisantait-on pas qu'il aurait pu offrir sa femme à quiconque se sentait las et fatigué ? Mais la bataille... La guerre... Tout ceci avait tôt fait de changer le Clercelier de la Cour de Cocorico. Et s'il n'avait jamais fait exécuter quelqu'un froidement, au moins un des deux interpellés était armé. Prudence de mise ; mère de sûreté.
« C'est c'qu'Mélodie r'conte dont toujours... » L'archer verrouilla son tir, ciblant sans remord la nuque de la jeune pousse, bardée de coutelas et de dagues. S'il avait cru leur échapper en courant comme un chien fou, la fosse commune lui rappèlerait sans doute le prix d'une flèche.
Plus bas, dans les rues du faubourg, les mailles cliquetèrent. Braig constata rapidement que les troupiers qui surveillaient le Collecteur ne s'étaient pas perdus. Les trois hommes avait formé deux groupes et s'approchèrent des deux étrangers. Les écus, frappés de l'emblème du Fief d'Impa, les haches et les glaives reposaient en évidence... Prêts à trancher dans le vif du sujet. Car tous connaissaient Guylain, le Collecteur de taxe : il ne soupçonnait le mal qu'une fois qu'il était fait.
*
Il grimaça. Sa jambe comme son oreille lui arrachaient encore régulièrement des peines qu'il supportait difficilement. Depuis quelques décennies, il n'aurait su dire combien tant ses 16 ans lui paraissaient loin, il ne pouvait plus courir, plus même forcer la cadence comme il venait de le faire. Sous le cuir et le fer qui bardait sa main, sa poigne se referma un peu plus fermement sur l'anse de la lanterne. «
Je t'ai posé une question, étrangère. » Reprit-il, sévère et grinçant. Les traits de son visage se muaient doucement mais clairement en des arêtes – de glace ou d'acier, difficile à dire mais toutes deux si froides – aussi austères que tranchantes. Alors qu'il s'apprêtait à insister, la jeune Zora bredouilla difficilement une ébauche de réponse. «
P... PARDON ?! » S'enquit-il alors, en proie à une fureur rare. Sans même qu'il ne le réalise, Guylain avait laissé un cri de rage percer ses lèvres. «
Personne, tu dis ?! » Reprit-il, la voix rendue tremblante par la colère. Au creux de son poing, l'anse de fer ne tarda pas à gémir. Plus que jamais, l'action des hommes d'arme était nécessaire. Indispensable, même. Cocorico avait été, pour part, rasé de la carte du Royaume et s'il comprenait (amèrement) que passé un certain nombre d'heure de veille, il fallait inévitablement qu'un homme en remplace un autre, il ne tolérait aucune absence au poste.
« Garde ton calme, Guylain », s'imposa-t-il, non sans lever le bras. D'un geste, qu'il espérait discret, il invitait les trois soldats qui patrouillaient dans les environs à le rejoindre et l'épauler.
« Elle ment peut-être. Probablement. C'est une chacale, ou une espionne. » Son regard chercha celui de la Zora qui semblait tout faire pour l'éviter. «
T'attends dont quelqu'un ? » Siffla-t-il, rageur, avant de cracher au pied de la jeune femme.
L'homme était exigeant — trop, souvent et en bien des points. Mais fondamentalement, il n'attendait des troupes placées sous son mandat par Faëlin Aneleon Prime que ce qu'il faisait lui même : un dévouement total, jusqu'à l'abnégation de soi la plus complète si la situation l'exigeait. Et les déclarations de l'apatride venue se perdre jusqu'à Cocorico traduisait ses pires craintes. Plus que tout, désormais, il avait peur de ces hommes et de ces femmes qui sous-estimaient la menace. Plus que de leur ennemi à proprement parler, il craignait le manque de préparation des siens ; de ceux qui avaient laissés Jolene et Harth se faire dévorer ; de ceux qui avaient laissé Nicholas, Andrew ou Agnes mourir sur un bucher improvisé. Plus que jamais, il craignait la nonchalance et l'orgueil des Généraux, des Héros, des tueurs de Dragons — comme celle des soldats, des seigneurs et des reines. Brusquement, il se saisit de la mâchoire de la Zora, sans se soucier de serrer trop fort ou non. Il rapprocha ensuite la lanterne de son visage, comme s'il prévoyait de la frapper avec, mais il n'alla pas si loin. «
T'es dont ben seule, g'mine. » Cracha-t-il, la forçant à le regarder dans les yeux. L'éclat des quelques torches fixées aux murs qui n'étaient pas tombés brillait sur le verre, illuminant sa gueule d'une bien étrange manière. «
Moi j'y suis entouré d'soldats. 'Sont tous là, quelqu'part, mêm si t'les vois pas. T'oserais-tu m'dire une fois d'plus ce que tu disais ? » Sa voix, son ton sifflaient l'aigreur, le courroux d'un père et d'un mari. La tristesse, et les remords. Et s'il refusait de croire qu'un des siens persistaient à se croire au dessus des risques ; s'il s'évertuait à jurer qu'elle mentait... —
Une voix s'éleva, fluette et nasillarde, bientôt accompagnée par un concert de cliquetis. Les dagues que transportaient le guerrier l'annonçait presque aussi bien qu'une sonnerie de trompe, dans le silence pesant qui dominait Cocorico. Le regard de Guylain se déporta sur le nouvel individu, toujours aussi mauvais. Progressivement, il libéra la Zora de sa poigne, se concentrant sur le nouvel arrivant. S'il était grand – il toisait le Collecteur d'une tête et demi, sinon deux –, il semblait jeune. Tout au plus avait-il la vingtaine, en comptant large, et à l'évidence se perdait dans ses explications. Le Clercelier grinça des dents, tâchant de suivre le débit de parole particulièrement rapide du bretteur. «
Tu ignores ce qu'il s'est passé ? » Lança-t-il, simplement, estomaqué par l'affirmation du jeune homme. Cherchant le regard du vagabond, Guylain s'approcha de lui, boitant comme il avait toujours boité. «
Crétin ! » Mugit-il ensuite, non sans le bousculer aussi fermement qu'il était capable de le faire, espérant presque voir le jeune homme chuter, lui peinturer le visage de boue. «
Idiot que t'es-tu ! Ouvre tes yeux ! » Reprit Guylain, étendant les bras comme pour présenter l'ensemble du Bourg à son auditoire. «
Vois et constate ! » Siffla-t-il, sans parvenir à contrôler sa voix à nouveau tremblante. Bien vite, les hommes qu'il avait appelé arrivèrent à leur tours, encerclant la Zora et le bretteur.
"
Vois la mort, la destruction, la guerre !" Persiffla Guylain, son regard plongé dans les yeux du gamin à qui toute forme de retraite avait été coupée par ses hommes d'armes. «
Notre peuple est à feu et à sang... — » Reprit-il, avant qu'un des soldats ne le coupe. «
Maître Clercelier... » Commença-t-il, lance et pavois en main. «
Tu as raison. Les questions viendront ensuite. Commençons par la dime, le droit de passage, les taxes. » Se reprit le Collecteur. Sans ajouter quoique ce soit, conscient de s'être emporté. D'un geste de la main, il replaça presque machinalement sa tuque, dissimulant tant bien que mal l'oreille qu'un carreau lui avait arraché. Les lames qui venaient caresser le dos des deux inconnus les dissuaderaient certainement de toute tentative, après tout, et avant qu'il n'ait pu reprendre, la voix menue du guerrier s'éleva une seconde fois. Le Collecteur retira son gant et passa les doigts sur ses yeux, d'ores et déjà accablé. «
Fais silence. » Tonna le Clercelier, après que le jeune homme ai tenté de le rouler. Son ton semblait plus posé, mais l'homme bouillonnait d'autant plus que l'insulte du guerrier trahissait son mépris pour la souffrance d'un peuple. «
Vous dites vouloir aider Cocorico, vous acquitter de la taxe. Bien. » Siffla-t-il, avec un bref regard aux soldats en poste dans les tours de guet improvisées. «
Pour deux personnes, étrangères au Fief d'Impa, cette taxe s'élève à... — » Le Clercelier s'arrêta une seconde, le temps d'effectuer un rapide calcul. «
... 480 rubis. » Déclara-t-il, un petit sourire méchant en coin. «
Et vous devrez également vous acquitter d'une astreinte de 20 rubis pour avoir tenté de me rouler. Maintenant donnez-moi l'argent. Ensuite nous pourrons discuter. » Guylain tendit la main, de la même façon qu'il l'avait fait plus tôt avec Alric. Dans le dos des deux inconnus, le manche des glaives et des haches les rappelaient discrètement à leur conditions, tandis que le visage du Collecteur était redevenu plus froid que l'hiver. Plus sombre que la nuit.
Ce compte est un compte narrateur : les personnages joués par le narrateur ne peuvent pas être utilisés par les joueurs ou joueuses dans leur post (sauf autorisation d'un admin) et les jets de dé du narrateur sont contraignants.