Posté le 06/02/2017 01:56
La paume de sa main droite embrassa doucement son épaule meurtrie, la massant délicatement par dessus le tissu de lin sali et usé. La bataille de Cocorico comptait parmi celles qui laisseraient des marques indélébiles, comme autant de runes tracé au fer au sang pour narrer son histoire. La douleur le secoua comme l'aurait fait un fouet et il grimaça sans chercher à s'en cacher. « Hmpff...— », soupira-t-il, non sans un effort. L'espace d'une seconde, la peine l’arracha à ce monde, voilant son regard d'un suaire sombre, couvrant sa langue d'une saveur amère, étouffant ses tympans derrière le roulement des tambourins de guerre. La jeune femme fit l'effort de lui répondre, mais marqua une légère pause, lui laissant l'occasion de revenir à lui peu à peu. Sans esquisser le moindre son, le Ceald lança sa main en recherche du même alcool à brûler que celui qu'il avalait depuis le début de l'opération... avec l'espoir de ne pas le recracher à nouveau, cette fois-ci. Ses doigts gourds effleurèrent le verre sombre tandis qu'elle se présentait sans plus aucune animosité. Le paria chercha tant bien que mal à attraper le petit récipient, mais ne parvint qu'à en précipiter la chute sur le sol pavé. « D'rall ! » Siffla-t-il seulement, l'esprit toujours embrumé, le corps rudoyé par la fatigue, la faim et la douleur. Son emprisonnement l'avait laissé littéralement vidé et si l'évasion l'avait gonflé d'adrénaline, d'espoir autant que de rage, la réalité de la situation lui revenait à la gueule, le frappant plus méchamment qu'un ours. L'odeur vive du tord-boyaux lui remonta aux narines et empesta ses naseaux. Soudain, il lui prit l'envie de dégueuler, comme précédemment, mais son claquoir lui semblait plus sec et plus aride que le feu du Dovah qu'il avait affronté ce soir-là. Ses doigts s'agrippèrent au petit tabouret de bois – qui officiait comme une table jusqu'à présent – jusqu'à en blanchir. Son visage tout aussi livide lui conférait un air de revenant et pourtant, il parvint à lutter contre le mal qui enflammait ses entrailles. « Leit'ǣscal... », lança-t-il, haletant, avant de ramener son avant-bras contre son front poisseux et encore taché de sang. Il entoura sa trogne de son épaisse main, se décrassant tant bien que mal le visage.
Le silence retomba doucement alors qu'elle ne scrutait le fond de la pièce, dans la direction qu'avait emprunté le voleur, visiblement anxieuse. Lui renifla bruyamment, tachant de se reprendre autant que faire se pouvait. Son regard, injecté de sang çà et là, suivit celui de la jeune femme, avant de revenir vers elle. Il ignorait quelle relation elle entretenait avec Aedelrik, mais à l'évidence elle le connaissait sans doute mieux que lui ne le faisait. Il inspira longuement sans poser les quelques questions qui lui vinrent alors, la laissant reprendre. Il avait pour habitude d'écouter plutôt que de questionner ou de se dévoiler. Cherchant ses mots, la chasseresse évoqua un passé qu'il devinait difficile au ton. Il la laissa s'exprimer, lui dire comment – et surtout pourquoi – elle pensait venir de chez lui. L’apatride se replia sur lui même, les yeux posés, comme ses bras, sur ses genoux ; le dos rond et la nuque courbée. Ce « chez lui » dont elle prétendait venir à demi-mot, il savait qu'il n'en restait plus grand chose, sinon rien. Les clans libres s'étaient toujours fait la guerre, mais de mémoire d'homme, de doyen ou même de Lęyr, jamais le conflit n'avait connu pareil arrêt. Pas si subitement, pas au détriment d'un monde qui semblait immuable, souvent pour le pire. A genoux devant lui, Keith poursuivit, posant à son tour une question. Il lui fallut un long moment avant de se décider à répondre. Relevant la tête et cherchant les yeux verts marin de la jeune traqueuse, il finit par articuler une phrase intelligible. « Aye. » Glissa-t-il d'abord, confirmant l'intuition de l'amie du Renard. « Quelques mois, tout au plus », reprit-il alors, précisant davantage sa pensée. Son arrivée à Hyrule lui semblait désormais étrangement floue et plusieurs épisodes si vagues... Des faits qu'elle lui reprochait en arrivant, il n'avait pas le moindre souvenir mais il savait aussi qu'il s'était nourri, un temps, en prenant çà et là ce dont il avait besoin. Il ne lui avait pas fallu très longtemps pour réaliser que les Hyliens et lui n'avaient absolument pas le même sens du bien, la même notion de la propriété. Parfois, on l'avait appelé voleur, tantôt on l'avait traité de pillard. A quelques occasions, même, de brigand. Il avait vécu de rapines aux yeux des gens d'ici, quand lui appelait ça un tribut. Au final, la mémoire de cette nuit se mélangeait dans celle de tant d'autres pour ne former qu'une étrange et difforme impression.
Il se souvenait avoir tué quelqu'un aussitôt après avoir gagné les terres d'Hyrule, dans un des cols des Dents-de-Pierre. A l'époque, il ignorait qu'il avait passé la frontière — c'était Aedelrik qui le lui avait appris par la suite. Peu lui importait, de toute façon : face à ce qu'il avait perçu comme une menace, il n'avait pas hésité une seconde à fracasser le crâne de l'inconnue contre une roche plus saillante et plus affûtée que les autres. Ce genre de dilemme n'avaient jamais été les siens. « Et toi », s'enquit-il, le vert-de-gris de son regard glissant jusqu'à une tunique laissée à son effet dans la pièce depuis son arrivée, « de quoi te souviens-tu, en dehors de quelques mots ? » Lui se souvenait de chacune des odeurs que renfermait Helv'ē. De celle du sang à celle, salée, des froides mers du nord. Il se souvenait la gifle du noroît sur sa joue, la morsure du givre. Il se souvenait aussi la chaleur des fourrures de la Maison longue, de la caresse des feu protecteurs. Tout, du chaos des embuscades et des rixes au calme et aux festivités tribales ; tout lui semblait toujours si vivace. Il savait ce monde mort, pourtant, ou au moins parvenait-il à s'en convaincre. Et il le déplorait. L'entendre décrit par un autre l'attirait plus qu'il ne voulait bien s'y résoudre, comme si cela suffisant à l’apaiser, à le ramener en quelque sorte. Grognant en silence, il entreprit à nouveau de masser la plaie que lui avait laissée ce qu'ils appelaient dragon, sans qu'il ne comprenne bien pourquoi. Nyttę̄́ aurait sans doute su atténuer sa peine, mais il devrait se contenter de quelques herbes désormais. Elle aussi appartenait à son passé, dorénavant. Sans un mot de plus, laissant tout loisir à Keith de regrouper ses pensées et ses souvenirs, il s'étira jusqu'à ce que son épaule ne chauffe un peu, comme il avait l'habitude de le faire après une blessure. Sans se lever, économisant au maximum ses mouvements, Lanre récupéra la chemise en toile de coton sans manche. De coloris safran, le tissu était assez léger et les ouvertures aux épaules laissaient largement la peau respirer. Se souciant peu de la présence de son interlocutrice, il passa le vêtement, recouvrant son torse barbouillé de sang séché, quand il n'était pas barré par les cataplasmes, les pansements ou les cicatrices.
Laissant à l'archère l'occasion de commencer son récit, l'étranger tenta de se relever, avant d'être tourmenté par de violentes pertes d'équilibres. Instinctivement, il projeta son bras vers le mur le plus proche... qui se trouvait être à presque neuf pieds de là. Manquant de chuter, le Ceald chercha brièvement à se rasseoir avant que sa pommette ne s'écrase brusquement contre les reliefs grisâtres au sol de l'antre du Goupil. La roche froide empestait l'alcool qu'il avait réussi à presque oublier. Sa mâchoire le lançait et sa tête tournait encore quand il se hissa difficilement sur ses genoux et la paume de ses mains. Ses dents grincèrent durement, la sueur poissant ses tempes qui s'évertuaient à battre la marche comme autant de timbales. Il ne réalisa pas immédiatement que la compagne d'Aedelrik venait à son aide : ce n'est que quand elle posa la main sur son bras qu'il en prit conscience. « Esā — », siffla-t-il presque sèchement, rejetant tout secours d'un seul mot. Il était loin, le temps où il avait encore besoin des autres pour se sortir de ses propres problèmes. Ses maux, il les guérissait et il le fait seul. Comme souvent, son dialecte lui était venu naturellement sans même qu'il ne s'en rende compte. Mais à l'évidence, l'intonation avait été plus claire que le mot : Keith s'éloigna sans plus insister. Refusant de rester à terre, malgré la fatigue, le maraudeur se releva une seconde fois, parvenant enfin à se hisser sur ses jambes. Une fois de plus, il s'épongea la gueule, avant de la rejeter en arrière l'espace d'un instant.
Il ne fallut pas plus de temps à Aedelrik pour pousser la teinture qui les coupaient du reste du repaire.
D'une voix plus rauque que celle qu'il lui connaissait, le resquilleur vint les avertir d'une menace particulière. En vérité, à ce moment là, la tête de Lanre vrombissait encore trop pour qu'il ne saisisse chacun des mots du Renard, lequel parlait toujours aussi vite. Ce qui lui mit le plus la puce à l'oreille, c'était le marteau d'arme – assez similaire à certains des becs-de-corbin proposés par l'armurerie du Tournois d'Aegis – qu'Aedelrik tenait fermement. Déportant le regard derrière son camarade d'évasion, l'estropié discerna clairement l'homme qui s'était proposé pour le recoudre, une hache de guerre en main. De l'ombre émergeait lentement une femme qu'il n'avait encore jamais vu jusqu'à présent quand le voleur reprit la parole. « Entendu. » Grimaça-t-il seulement, en hochant la tête, sans chercher un instant à argumenter. Il avait toujours été gouverné par ce pragmatisme froid et le refus de se faire dicter son avenir, son présent et même son passé. Plus qu'aucun autre sans doute, il était en mesure de comprendre la portée d'un choix personnel, d'une décision. En outre, il savait ses propres limites : il ne serait absolument pas en mesure de venir en aide d'une façon ou d'une autre et choisir de se battre ce soir, c'était choisir de mourir. Un chemin qu'il ne comptait pas prendre de lui même. « Distrę̄́, Hetja. » Souffla alors le Ceald, non sans un regard entendu à l'attention de son hôte. Les premiers signes du combat avaient déjà commencé. Après le médecin jouant nerveusement de sa hache, la silhouette de femme avait armé son arbalète. Et maintenant, la lumière des torches projetait sur les murs l'ombre des premiers intrus. Aedelrik s'était déjà éloigné quand Lanre lança un dernier regard à Keith, avant de récupérer le cimeterre que lui avait confié Swann pendant l'évasion, qu'il avait laissé contre un mur. De la pulpe de ses doigts, il sonda le mur pour mieux le longer sans chuter, s'éloignant doucement du champ de bataille en devenir. Pas après pas, il progressa vers la poterne qu'avait indiqué le malandrin, pour enfin arriver à la petite porte après ce qui lui semblait être une éternité. Enjambant avec difficulté les tonneaux, il réalisa alors que l'accès était condamné par l'humidité, l'usure et rongé par les âges. « Faènn.. ! » Lança-t-il d'abord avant de siffler entre ses dents longuement, profondément agacé. D'un geste du poignet, il fit sauter le loquet avec le pommeau de son arme avant de jeter son épaule valide sur le bois vermoulu. La première fois le fit grimacer mais il pouvait sentir la porte bouger, trembler. La seconde fois leur arracha un râle à tous deux, l'un de fer noir et d'acier, l'autre de douleur autant que d'espoir. Haletant, l'Ours décida de ne pas reproduire l'expérience mais plutôt d'envoyer son pied. Avec fracas, les planches de bois mort éclatèrent tandis que l'alliage et l'armature pivotaient dans un grognement métallique. Au loin, le soleil baignait la Citadelle d'une chaude lueur rouge-orangée. Il lui fallait rejoindre Swann au plus vite.