Il bailla lourdement, les paupières engourdies et les yeux ceinturés par les cernes, en achevant de broyer la verveine et le genévrier qui sommeillaient encore dans le petit bol de bois. Il lui faudrait ensuite en tirer un pigment suffisamment tenace pour accrocher sa peau. Puis, il jeta un bref coup d’œil à l'argile blanc qu'il avait préparé auparavant, avant de pousser un profond soupir. Lentement mais sûrement, il sentait la fatigue qui commençait à le ronger. Le soleil, pourtant, vomissait une lumière terne qui passait à grand peine à travers les interstices et les déchirures du bois barrant la vieille fenêtre de la bicoque. Sans un mot, après sa rencontre avec le Furet, il s'était avancé dans les ruelles triste et exiguës, avant de gagner d'autres venelles plus sombres encore. Là, il avait réalisé combien les forêts qui habillaient les collines et le brouillard qui roulait sur les montagnes lui manquaient. Le cœur d'autant plus pesant, il avait fini par s'approprier la vieille masure abandonnée, chassant les quelques rats et les blattes qui avaient pris racine sur place.
Des heures avant que ne disparaissent les étoiles, le
Ke'ēlt avait alors dressé un petit autel. Dans le plus grand des mutismes, il avait déposé au sol le collier de crocs qui ceignait son échine, dessinant avec le cuir un cercle aussi parfait que possible. Puis, tirant le couteau de Blanche, il marqua la terre sèche de l'une des rares runes qu'il connaissait. Certes, le tracé n'avait rien de complexe, et pourtant quand l'os rencontra la boue assoiffée et battue par le temps, il hésita. Un instant. «
Mataoka isse, Tre'ak Maw », souffla-t-il d'une voix éraillée. La première ligne traversa l'arceau de haut en bas. «
Mataoka hjāt, Tre'ak Maw », murmura-t-il à nouveau, ajoutant à son premier trait un second, en diagonale. Puis d'un troisième, implorant une fois encore la Grande Ourse, ainsi que l'exigeait le rituel. «
Mataoka k'anal, Tre'ak Maw », chuchota encore le chasseur, dont la barbe rousse mangeait les joues ascètes. Il ne lui restait plus que deux sillons à creuser. Deux rides de plus sur la peau fatiguée de cette terre déjà trop foulée du pied.
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Mataoka sābhail, Tre'ak Maw", tonna-t-il un peu plus fort cette fois. L'ogam prenait doucement forme : bientôt la première rayure serait encadrée par les quatre autres, obliques. «
Mataoka Io doȳnaul, Tre'ak Maw », acheva-t-il enfin. Son ton s'était brisé au moment même où il avait dessiné la dernière strie. Laissant le silence retomber sur la chaux décrépie des murs de la cahute, le dernier des siens abandonna la dague de
Nyttę̄́ à quelques pouces de l'obole. Puis, en offrande, il déposa une unique plume de corbeau, accompagnée d'une branche de vinetier aussi rouge que celui qui paraît ses lèvres, soulignait parfois l'amarante de son regard, muselait sa chair. Et puis, les jambes croisées à la manière des tailleurs penchés sur leur ouvrage, il jeta sur son monde la plus aveuglante des ombres.
Comme à son habitude quand il n'avait pas le temps de dormir, il tâcha de se calmer. Déjà à l'heure du tournois d'Aegis, il avait constaté combien il était complexe de sentir et de ressentir, enfermé à l'étroit derrière d'imposants garde-fou de grès et de granit. A certains égards, il n'était donc pas mécontent de quitter la Cité. Il aurait juste aimé le faire en d'autres circonstances.
Il resta un instant, ainsi, à méditer. Derrière le suaire qui recouvrait le vert-de-gris, le néant était parfois déchiré de souvenirs d'un autre âge, aujourd'hui révolu. Il se remémorait un homme qu'il avait été. Un homme qu'il était toujours — sans plus pouvoir l'être, en vérité. Le temps sembla s'étirer et, après ce qui lui semblait être des heures passées à sonder un vide édifiant, il ouvrit de nouveau les yeux. S'arrachant à sa méditation, il entreprit de préparer ce dont il aurait besoin pour son voyage. Hjä récupéra la sacoche de cuir dont il s'était séparé préalablement et vida son contenu sur le limon graveleux qui lui faisait office de plancher.
De toutes ses possessions ne demeurait qu'une poignée de fleurs, de plante, ainsi qu'un peu de salpêtre qu'il conservait précieusement dans un petit coffret de bois sculpté. A l'intérieur d'une fiole hermétique se déchaînait le gel liquide qu'il gardait depuis des semaines déjà. Il avait aussi son mortier, quelques lanières de tissu, de la chanvre pour nouer le tout et des mèches. Presque par réflexe, il fit craquer ses phalanges avant de laisser choir les pelisses qui bardaient ses poignets, lestés de fer, et alourdissaient sa nuque. Il n'en aurait pas besoin pour travailler.
Il devait être quatre ou cinq heure quand l’Étranger claqua une dernière fois la porte branlante de la baraque qu'il abandonnait à qui en aurait l'utilité. Les premières lueurs du jour caressaient doucement les toits de la ville depuis un court moment, déjà. Sur la chaume des bâtisses les plus pauvres brillaient son sourire pâle, croqué d’embruns, charriés par les nuages.
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Après un rapide coup d’œil, comme pour s'assurer qu'il ne serait pas suivi, il se mit en route d'un pas décidé. Il avait noué ses cheveux en chignon négligé, pour dégager son champ de vision et son cou où pesait un torque de bronze, orné d'une tête d'ours de chaque côté. Sur sa gueule, comme sur le reste du corps qu'il dissimulait sous plusieurs épaisseurs de fourrure, il avait apposé un masque d'un bleu sombre, dont les motifs tribaux n'évoquerait probablement rien à Furet.
Un large trait aux couleurs de nuit griffait ses yeux de gauche à droite. Trois échardes barraient inégalement sa gueule, rayant son soupirail gauche tandis qu'une série de poing décoraient son front, juste au dessus des sourcils. Une autre ligne dont l'azur tirait sur le noir tombait lentement le long de son nez. Quant à ses lèvres, elles étaient cousues d'une peinture aussi orageuse que les cieux qui ne tarderaient pas à s'agiter. Sur sa gueule, il ramena une lourde capuche au pelage gris, pas si différent de celui des loups qu'il avait croisé, avec Swann.
La sangle lui mordait l'épaule quand il arriva à l'auberge où il avait donné rendez-vous à l'apothicaire. Il avait du éviter plusieurs patrouilles de garde, bien conscient qu'il était peut-être encore recherché par les soldats qui l'avaient jadis jeté dans les geôles, mais il ignorait que même sans être reconnu ils auraient pu s'opposer à ses déplacements. Il n'avait aucune notion des interdits regardant le vagabondage mais il n'entendait de toute façon pas se présenter aimablement aux hommes d'arme.
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Kveðj Aur", héla-t-il la doyenne, en s'approchant. Il fut satisfait de voir qu'elle était déjà prête à partir et qu'il n'aurait pas à tambouriner sur les portes de son logis. D'un bref coup d’œil, il dévisagea l'ancienne, sans grand respect pour des convenances dont il n'avait de toute façon pas connaissance. Elle était engoncée dans sa pèlerine et habillée sobrement, comme le sont souvent les gens du voyage. A sa hanche pendait une petite besace, et il pouvait apercevoir u second sac, sans doute porté sur le dos. Lui préférait généralement y accrocher une rondache, mais il n'était pas étranger à la pratique. «
Prête à partir ? » Lança-t-il aussi simplement que le lui permettait sa maîtrise de la langue. Rabotant la distance qui les séparait encore, il nota la présence d'une dague à sa ceinture et d'une sarbacane. «
Bon choix », commenta-t-il, désignant le long tube du menton. Il avait perdu la sienne des mois auparavant et aurait aimé mettre la main sur un autre de ces objets. «
Je suppose que tu t'y connais en poison », poursuivit-il, de façon peut-être un peu évidente. La vieille femme lui avait dit être apothicaire, mais il ignorait bien ce qu'elle voulait signifier par là. Cela n'avait d'ailleurs pas grande importance.
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Nous marchons vers le désert", siffla-t-il ensuite, après avoir planté dans ses yeux un regard polaire. Puis, tournant les talons et prêt à gagner l'une des nombreuses sorties de la Ville-Close, il lâcha son dernier avertissement. Ces quelques mots trahissaient son état d'esprit. «
J'espère pour toi que tu sais chasser », signifia-t-il d'un ton si neutre qu'il en devenait presque froid. Il était près à l'escorter mais il n'avait pas l'intention de jouer les homme-liges ou les héros.