Posté le 24/08/2025 20:40
La gueule barbouillée de terre et de sang, pour mieux masquer son odeur, caché par l'ombre du sous-bois, l'Ours observe. Le Corbeau l'attend, en amont, au camp. Elle récupère peu-à-peu ; lentement. Trop, selon elle. Trop, selon lui aussi. Elle n'est pas préparée à ce voyage, faible et fragile, mais il n'y a aucun doute sur sa détermination. Sa volonté est aussi inflexible que la glace n'est froide et maintenant qu'il l'a enfin retrouvée, il n'entend pas un seul instant l'abandonner à une quête qui finirait par la tuer. S'il leur faut mourir, ils le feront ensemble. C'est ensemble donc qu'ils retrouveront l'enfant qui sommeille dans la Maison des Trois ; quand bien même ni elle ni lui ne savent encore comment traverser la mer de craie. La brume, aussi dense que blanche, lui rapelle des terres lointaines, grises et piquées de grands-pins accrochant un brouillard comparable. Autant d'alliés, à l'époque, dans la guerre d'usure qu'il leur fallait mener contre le Fils du Freux, à lui et aux siens. Mais cette nébuleuse-là est différente, affirme la Hu’ðkonā. Elle aspire le souffle, vide la poitrine et dévore les landes. Elle effraie les animaux — et il n'ignore rien de ce que cela signifie.
Son regard vert-de-gris parcoure sans relâche le mur de lait, dont les frontières semblent désormais immobiles. En vérité, la brume est toujours aussi vorace mais elle avance de moins en moins vite et, de si près, ce n'est plus exactement perceptible. Insatiable, elle projette des ténèbres et des volutes d'angoisses sur les Dents-de-Bois et les Dents-de-Pierre de Lanelle (qui jouxtent d'ailleurs le Désert Gérudo), où elle a réussi à les piéger. Ils ont pris trop de temps à fuir les Sorcières. Ou peut-être a-t-il été trop long à la retrouver. C'est difficile à dire. Une part de lui craint encore que les deux soeurs soient sur leurs talons ; conscient que ni lui ni elle – surtout pas elle – ne sont pas en mesure de réitérer un combat qu'ils n'ont d'ores et déjà pas remporté. Sa main remonte jusqu'à son épaule, toujours brûlante du sortilège qu'elles lui ont jeté tandis que ses dents grincent sans bruit. La douleur ne passe pas. Sous la pelisse qui alourdit son échine, sous l'etoffe du tartan qui habille son poitrial, sa chair apparaît calcinée, charbonneuse et âcre.
A travers les branches et leur dais d'épine, il distingue une silhouette. La crinière rouge qui orne son crâne et l'arc qu'elle garde en bandoulière lui sont désormais suffisamment familière pour qu'il ai pu comprendre de qui il s'agissait ; mais l'espace d'un instant il a espéré qu'il ne puisse s'agir d'un survivant du vieil avant-poste de Rusadir. Le nom du général, l'officier ayant décidé de leur incarcération à la Lionne et lui, ne lui est pas étranger non plus. Pourtant, si étonnant que cela paraisse, c'est Nyttę̄́ qui s'en souvenait le mieux. C'est elle, d'ailleurs, qui a compris la première que la Brume avait avalé les soldats. Ils avaient pour projet de gagner le campement renforcé. Sans bruit, il desserre les doigts du manche de la hache qui leste son dos. Il ignore encore si les hommes du chef de guerre sont toujours à ses trousses mais il est certain qu'il ne risque rien avec la chasseresse. Discret comme un lynx, Lanre s'arrache à son couvert alors qu'elle jette une première pierre en direction du lacis voilé.
"Tu ne devrais pas rester ici", répond-il seulement, d'une voix rauque et avec un accent plus guttural que vraiment naturel. Avisant une souche à proximité du bivouac sommaire de la jeune femme, le vagabond s'asseoit. Son épaule le brûle avec colère et son corps tout entier le lance après deux jours à porter le Corbeau. Les mois passés dans les geôles du Colosse des Sables l'ont laissée plus mince que jamais, aussi vulnérable qu'un faon, mais lui-même n'est plus aussi vaillant qu'il ne l'était avant le combat avec la Bête de Cocorico, sa fuite en compagnie de la Fille-Dragmire et finalement son affrontement avec les Mères-du-Roi. D'un oeil distrait, un soupir fatigué perçant ses lèvres sèches, il cherche après d'éventuelles provisions. A l'évidence, la Louve est est à nue. Plus que Blanche et lui ne peuvent l'être en tout cas. Plusieurs questions meurent sur sa langue alors que, silencieusement, il envisage les réponses qu'elle pourrait avancer. Sans doute a-t-elle été prise au dépourvu par la Brume, comme tant d'autres dirait Blanche. Et compte tenu de ce qu'il sait d'elle, elle devait être en train de chasser quand c'est arrivé. "Qu'est-il arrivé à Aedelrik ?", demande-t-il tout de même, après un instant. La dernière fois qu'ils se sont vus, le prince de la Pègre-en-devenir était avec elle. Les deux hommes nourrissaient alors des relations complexes.
Ses yeux ternes balaient une fois de plus le campement de Keith Lyne, puis la Brûme un peu plus loin. Sans attendre une réponse immédiate de sa part, il se décide enfin à satisfaire sa curiosité.
Une part de lui a l'impression que le monde pourrait bien s'arrêter. Il n'a jamais vu Blanche aussi... secouée, inquiète, en colère. Cette angoisse le laisse perplexe, presque démuni : elle est, à bien des égards l'ancre à laquelle se fier. Si elle ne sait pas quoi faire ou comment lutter contre une menace qu'il ne comprend pas, c'est probablement que ce n'est tout simplement pas possible.
Dans un pareil contexte, le Ke’ēlt a du mal à rester sur sa réserve.
"Je ne sais pas de quoi il s'agit. Blanche l'appelle la Mer-sans-rivage. Elle parle d'un brouillard maudit", explique-t-il à l'attention de la chasseresse. N'espère pas le traverser, pense-t-il d'ailleurs, sans pour autant le dire. Il sait la jeune femme prompt à s'emporter, mais il la suppose suffisamment perspicace pour le comprendre d'elle même. "Nous campons, en amont, dans les collines. Il y a de quoi nourrir trois personnes", ajoute encore Hjä. Le porc des montagnes qu'il a dépecé la veille au soir suffira largement à les sustanter tous les trois et une paire de bras supplémentaire pourrait s'avérer utile pour faire face à ce qui les attend.