Sur sa langue et sur ses lèvres, un goût acre, tandis que gémissaient les chaînes. Sur sa peau, une poussière aux relents acides. Devant ses yeux, un voile noirâtre. Un loquet grinçait, çà ou là, et les plaintes de marauds semblaient cogner murs et barreaux. Comme dans l'espoir de les écarter. Il grimaça, en jaugeant les fers qui lui ceignaient les poignets. Les carcans, serrés, lui mordaient les poignets avec l'insistance d'un chien perdu et affamé. Reliés au plafond par de lourds maillons, ils visaient davantage à lui interdire tout un pan de la pièce, plutôt qu'à l'immobiliser. La main gauche toujours sur son avant-bras droit – encore ouvert, après l'affrontement avec le Wyrm –, le Ceald cracha, de dégout autant que de rage. D'aucuns parmi les siens, plus poétiques qu'il ne l'était, se seraient peut être demandé si sa salive suffirait à faire fondre la pierre. Rares étaient ceux plus haineux que lui, en l'instant.
Son dos, appuyé contre la roche de sa geôle, glissa doucement sans qu'il ne l'en empêche. Peu à peu le rouquin finit par s'asseoir, repensant à l'homme qui s'était présenté à lui, plus tôt dans la nuit. Son visage défiguré ne l'avait pas marqué tant que ses mots. «
Tu ne sais rien, pauvre sauvageon. », avait-il grimacé, en s'approchant. Derrière lui se tenaient deux hommes qui le dardaient d'un regard vilain. Leurs hauberts, leurs camails et leurs uniformes salis par l'exercice et le combat juraient avec les tissus brodés qu'arborait leur maître. «
Tu ne sais rien, mais tu sauras bientôt. On ne s'attaque pas impunément à moi. On ne salit pas mon nom ainsi. Pas sans conséquences. » À chaque mot, l'homme faisait un pas. Par dessus son nez morcelé et sous ses arcades brisées luisaient deux yeux animés par une colère sourde. Presque autant que la sienne. «
Je te croyais mort. » Siffla le malandrin. Il eut tout juste le temps de voir venir l'acier avant que le sang n'inonde sa bouche. Quand le grès caressa méchamment sa joue, il comprit qu'il avait perdu l'équilibre. «
C'est toi qui est mort. J'y veillerais. Zelda m'offrira ta tête. » Le défiguré le toisa avant d'aboyer sèchement sur les deux soldats. Les deux hommes se regardèrent brièvement avant de sortir de la cellule. Doucement mais sûrement, l'étranger se hissa jusqu'à parvenir à se rasseoir, encore sonné. Il parvenait à peine à distinguer les quillons de l'épée qui l'avait frappé.
Il grogna lourdement en réalisant que son agresseur, goguenard, quittait la cellule. «
Ne t'inquiète pas sauvageon. On se reverra bien assez tôt. » Articula-t-il tant bien que mal. De toute évidence, sa mâchoire avait souffert aussi, pour qu'il peine autant à parler. En s'aidant de ses chaînes, Lanre se releva. Sa gueule le brûlait plus que jamais, d'un feu qu'il ne connaissait que trop bien. Le paria fixa les deux gardes qui s'étaient installés sur une table, non loin des grillages, rageur et humilié, avant de cracher le fer et le sang qui demeuraient sur sa langue. Celui-là n'avait plus rien de sa saveur naturelle, plus rien de son fumet. Bien au contraire : il puait. Il puait le joug et la servitude, deux compagnons qu'il s'était pourtant promis de ne plus jamais croiser.
*
L'eau s'écrasa contre la pierre pour la millième fois, sans réussir à la creuser. Il se retourna comme il le pouvait, éreinté. La douleur l'avait maintenu éveillé pendant tout un pan du trajet, qu'il n'avait pas su quantifier. La faim le tenaillait encore, tandis que son être finissait seulement de purger les toxines qu'il avait ingéré avant de se jeter dans la bataille. Il renifla, avant de se retourner à nouveau, en proie à un sommeil agité. Dehors, par delà les barreaux, les deux croupiers étaient secoués par un seul et même rire gras. Les dés roulaient sur les lattes en bois qui composaient leur table de fortune. Un peu plus loin, un détenu quémandait à boire et à manger. Une fois de plus, l'apatride se retourna, incapable de ne pas songer à la terre battue qu'il roulait parfois dans ses mains avant de monter rejoindre l'arène, contraint et forcé. Il n'avait pas porté de chaînes depuis. Pas depuis l'incendie de la demeure d'Aifric Aodhan, pas depuis les galères. Encore à moitié assoupi, il revoyait les flammes qui léchaient la bâtisse. Il les entendait crépiter, se souvenait distinctement des hurlements des habitants. Les chevaux hennissaient moins fort que les enfants ne pleuraient. Il pouvait presque voir les larmes qui coulaient sur leurs bajoues, avant de s'écraser sur le plancher poussiéreux de la masure. Ploc, ploc.
Il se réveilla en sursaut, tandis qu'une mille et unième goutte s'essayait à la creuse de la roche. La sueur perlait çà et là sur ses bras nus, poissait le lin dont on l'avait habillé à son arrivée. Il haletait, cherchant l'air, avant de réaliser qu'il n'était plus allongé. Un noir profond l'entourait, dans lequel il ne décelait rien : pas la moindre lumière ne perçait dans les prisons d'Hyrule. Et s'il n'entendait plus les singeries des deux hommes, les lamentations funestes continuaient.
« Du pain... Rien qu'un peu de pain ... », soufflait-on par là-bas. Un peu plus loin, il croyait entendre le bruit du fer qui cassait les os, mais il n'en était pas sûr. «
Peste ! — », marmonna-t-il dans une barbe qui gagnait déjà en ampleur. Déjà ses mains partaient à l'assaut des piloris de fer noir. Les chaines rugissaient, à mesure qu'il ne s'acharnait sur les pinces qui lui mordaient les poignets. Sous ses ongles, ses doigts fatigués se poissèrent rapidement d'un vermeil sombre. Les mailles qui le maintenaient prisonnier feulèrent encore, plaintives. L'eau s'écrasa de nouveau sur le sol nu, de concert avec le grincement d'un lourd battant de porte. «
Tu va finir par la fermer ?! Retourne pioncer, pisse-froid ! T'auras du pain si on retrouve le marmot qu't'y voulais égorger, sur la place ! » Lanre se recula à la recherche d'une couverture sombre pour le camoufler aux yeux et à la torche du soldat qui s'énervait sur le geignard un peu plus loin. Une deuxième porte croassa,. Dans le silence de mort, il n'était pas dur d'entendre un pauvre homme solliciter la pitié de son bourreau. Le fouet résonna tout de même. Trois fois. Le vagabond grinça des dents.
L'homme passa sans qu'il ne puisse véritablement le détailler. La torche ne projetait qu'une faible lueur, tout juste suffisante pour marquer son visage à la manière d'un masque sévère et rougeoyant. Au bout de quelques minutes, les pas du griveton avaient cessé de retentir dans les couloirs. Les oubliettes s'étaient à nouveau parées du mutisme qu'elles affectionnaient tant. Lui, il ne l'avait pas remarqué. Sa tête bourdonnait bien trop pour qu'il y prête encore attention.
Si la faim et la fatigue avait suffit à éloigner la douleur, cela n'avait duré qu'un temps. Il poussa un râle en tâchant de se repositionner. Le même que celui d'un ours blessé qui tirait tant bien que mal sur des muscles meurtris. Son épaule racla la pierre, tandis qu'il essayait vainement de s'arracher à la peine. Son échine le faisait frémir tout entier. Pour retenir un cri véritable, le maraudeur ficha ses dents dans ses gencives, aussi profondément qu'il ne pouvait encore. Peu importait que le sang n'irrigue son menton, pour peu qu'il garde le silence. Jetant deux suaires de chair sur ses yeux, il laissa son crâne glisser sur la paroi froide et rugueuse. Sous l'étoffe, il lui semblait que le plaie qui barrait tout un pan de son pectoral et de son abdomen s'enflammait. Comme si le feu du Wyrm qu'il avait tué cherchait à venger son maître et à le consumer de l'intérieur. Involontairement, il laissa passer un souffle, saccadé par la rage et la souffrance. Sa vue se brouillait et sa tête lui tournait. Pour un peu, il aurait pu croire qu'un monstre allait lui percer le torse et s'en échapper, avant de le dévorer.
Peut être le Wyrm l'avait maudit ? Sans doute. Sans doute allait-il mourir, à son tour. Car nul ne défie les Seigneurs des Cieux, les Gardiens sous la Montagne. Une quinte de toux le secoua. Il manqua de hurler, sitôt que ses crocs s'éloignèrent de ses babines. Ses doigts ensanglantés partirent à la recherche d'une faille, entre les roches, grattant sans rien trouver d'autre qu'un peu plus de sang. Sa tête s'alourdissait de seconde en seconde, tandis que son front se couvrait d'une sueur luisante et tiède.
Il n'y voyait déjà plus très clair, quand il s'en prit à la chemise de bure qui couvrait partiellement son poitrail. Ses ongles griffèrent le tissu, sans ménagement, avant que ses poings ne se referment sur le col. Sans même y réfléchir, il tira. L'habit l'irritait, glissant sur les bords de l'escarre. Les fils s'y accrochaient, se mélangeaient à la chair malmenée, déchirée, broyée. Un nouveau râle perça ses lèvres, alors que les coutures craquaient une à une. Il tira encore, jusqu'à libérer complètement la profonde entaille que lui avait laissé le Wyrm. De chaque côté de ses flancs pendaient désormais les restes du tissu qu'il avait arraché. Son torse nu dévoilait une profonde entaille que les soldats avaient refusé de toucher, quand le Général et ses hommes avaient amené les prisonniers. L'estafilade partait du haut de l'épaule gauche et suivait une courbe presque rectiligne jusqu'au sommet de l'abdomen. Les bords passaient près du téton, sans pour autant le déchirer. La carne, dénudée par les écailles du Saurien, suintait autant qu'elle ne brûlait. Il n'y avait pas de pus, et pourtant tous les hommes d'armes qui avaient pu voir la lésion croyaient voir la peau d'un mort. La chair semblait prendre la couleur qu'arboraient les Draugar, nécrosée et noircie. À l'image du voile qu'il avait posé sur son regard.
*
Il plissa les yeux en entendant les murmures de quelques uns des détenus. Il n'aurait su dire s'ils étaient respectueux, craintifs ou tout simplement stupéfaits. Ce qui les faisait tant réagir demeurait hors de sa portée, dans l'immédiat, les liens qui le maintenaient au plafond l'empêchant de s'avancer trop près des barreaux. Agacé par tous les bruissements autant que par le pas lourd et rythmé qui s'approchait (il ne désirait aucune visite, sinon celle de la liberté), il reporta son attention sur l'écuelle qu'on lui avait apporté au premier couché de soleil. Ou de lune, il n'aurait su dire : les geôles n'avaient pas de fenêtres. La gamelle de bois était vide depuis des lustres, mais personnes n'avait jugé bon de la remplir à nouveau. Il saisit la coupole entre ses doigts et la ramena vers ses yeux, observant l'objet. Dans ce monde fermé ou il était privé de tout, le moindre élément pouvait s'avérer d'un certain intérêt. Sans hésitation, il fracassa l'assiette contre une des dalles mitoyennes à celle sur laquelle il restait assis. La jatte se brisa en cinq morceaux inégaux. Certains étaient pointus, d'autres semblaient plutôt ronds. D'autres encore n'avaient pas de forme comparable à ce qu'il connaissait. Il soupira, avant de porter son dévolu sur trois d'entre eux, qui lui semblaient les plus intéressants. Le Ceald referma sa main sur les copeaux de bois, avant d'en attraper un dernier, entre le pouce et l'index.
Quand le Général se présenta – il avait fini par comprendre que ce n'était pas là son nom –, le brigand leva la tête de son ouvrage. L'homme traînait un cadavre derrière lui, mais lui jeta un regard. Naturellement, le rouquin soutint les yeux du nordique, le visage fermé, les traits sévères. Au fond de ses pupilles (qui peu à peu, regagnaient un coloris plus naturel) flambaient les braséros de sa colère, similaires aux foyers d'un Dragon. «
Passe ton chemin. » Siffla-t-il, hargneux et irascible. Il avait déjà été une bête de foire, qui se battait pour le bon plaisir d'autres hommes. Cela ne saurait recommencer. Sa poigne se referma un peu plus sur son crayon improvisé, jusqu'à le briser, mais le soldat ne se laissa pas démonter. Sans un mot, il entra, tirant le corps à sa suite. L'espace d'un instant, Lanre observa la silhouette que le Rusadir remorquait. Il ne la reconnut pas de suite, mais il sut immédiatement qu'il connaissait cette femme. Son regard détailla brièvement le profil de l'invitée – de toute évidence, si on la menait jusqu'à une cellule, elle vivait encore – et parvint à en deviner l'occupation principale : la guerre.
Il se hissa sur ses jambes du mieux qu'il pouvait, encore un peu chancelant et troublé par le mal qui l'avait envahi la nuit précédente. Le temps qu'il parvienne à se relever, l'officier avait déjà scellé la Mo'oi dans l'acier. Il la caressa rapidement, avant de la frapper et de sortir en proférant quelques mots qui échappèrent à l'étranger. «
Tu es bien lâche... — », tança ce dernier, non sans cracher au sol. Sans avoir la moindre pitié pour cette femme qui gisait à ses côtés, attachée comme un porc était fixé à une broche, il lui jeta un dernier regard, avant de s'éloigner.
Une voix le tira à nouveau de ses esprits. Un « salut. » maugréé par une femme brisée. Il ne répliqua pas, mais lui décrocha un regard plus dur qu'il ne le souhaitait (bien qu'il ne souhaitait rien de particulier. «
Tu ne t'en sors pas mal non plus, beauté. » Grimaça-t-il, sans se moquer d'elle. Il lui avait fallu un instant pour la reconnaître, au vu de l'état dans lequel on l'avait laissée, mais sa voix avait su l'aiguiller : s'il connaissait cette femme c'était parce qu'il s'était battu avec. Un des duels les plus violents qu'il avait du mener, au demeurant. Avant qu'il n'ai l'occasion de renchérir, Swann commença à l'interroger. Le visage de Lanre se referma une fois de plus, contrarié à l'idée de répondre à un interrogatoire. Particulièrement en ne sachant pas quoi expliquer. Après un long moment, il finit par se dérider. Son regard alla se perdre vers les chopes de gnoles des deux soulards, affalés sur la table depuis le départ de Llanistar. «
Demande-leur. » Cracha-t-il l'air mauvais, la voix menaçante et le regard méchant, à la manière d'un serpent. «
La réponse m'intéresse autant que toi », ajouta le non-Hylien, sans quitter les deux hommes des yeux. Dès lors qu'il serait dehors,
car il sortirait, il les éventrerait. La forteresse tout entière puerait les boyaux s'il le fallait, mais il les éventrerait. Cela ne faisait pas le moindre doute et tout dans son attitude le trahissait. Il ne cherchait de toute façon pas à le cacher.
"
Et toi, qu'est-ce que tu fous ici ?" S'enquit-il à son tour, ramenant lentement son regard sur Swann. «
Tu semblais plus agile et plus adroite, la dernière fois que je t'ai vu. » Lâcha-t-il sobrement, dévisageant la Dragmire, avant de laisser ses yeux courir le long de sa silhouette et des chaînes qui l'entravaient. «
J'ai du mal à croire qu'il t'ai attrapé. » D'un mouvement du menton, il désigna la direction qu'avait emprunté l'officier. Il ne savait pas si la Lionne Noir saisirait la perche qu'il lui tendait, et quand bien même il n'était pas particulièrement curieux d'entendre le récit de sa capture (quoique... Depuis son combat contre Aedelrik, la jeune femme l'intriguait), il n'ignorait pas non plus que l'information serait vraisemblablement sa meilleure alliée jusqu'à ce qu'il parvienne à sortir. Le regard toujours porté sur ce qu'il croyait être la sortie, il finit par lâcher une vraie question. «
Déjà foutu les pieds ici ? » Le peu qu'il savait de Swann était suffisamment éloquent quant aux ennemis qu'elle avait pu se faire. En un sens, tous deux n'étaient pas si différents.